24 janvier 2009

Le jardin oublié


Et si le personnage inventé par Hugo Pratt existait vraiment ? Si ses déambulations dans une Venise irréelle s'avéraient correspondre à une réalité, certes différente de celle que nous vivons chaque jour, mais bien matérielle aussi et palpable ? Si tout cela est vrai, ce jardin oublié, comme on en oublie dans les villes et dans la vie, existe vraiment et se promener sous les frondaisons de ses grands arbres au gré des allées qui serpentent sans limite apparente n'est pas un fantasme de rêveur romantique.
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C'est au bout d'une ruelle étroite, après un sottoportego bien sombre. On débouche sur une sorte d'étroit campiello entouré de murs. Une grande porte de bois noir avec un monstre simiesque en guise de heurtoir et son seuil de pierre bien usé. Elle s'ouvre péniblement en grinçant. Elle est lourde. On pénètre dans une jungle incroyable. De nombreux oiseaux qu'on n'entendait pas de l'autre côté gazouillent comme un jour de printemps. Tout parait sombre au premier regard. Puis les frondaisons se détachent peu à peu. On entend au loin les rumeurs de la ville, les bateaux sur les canaux, les cloches, un avion qui passe dans le ciel. Le vent fait cliqueter les branches et les feuilles. S'aventurer sur le chemin qui s'offre devant nos pas est un peu effrayant. Que va-t-on trouver au bout ? N'y aurait-il pas un de ces féroces et stupides chiens de garde qu'un maître jaloux de sa tranquillité aurait lâché soudain ? Non rien de tout cela. Un calme étrange. Des parfums champêtres font oublier les habituels remugles de la lagune. On oublie la proximité de la mer, le sel, les pierres de Venise. On est ailleurs. Dans un sous-bois, loin de la ville. Un banc de pierre sculptée est garni de mousse. 
 
Plus loin une statue qui a perdu un bras semble figée dans sa morosité. Un moineau perché sur son épaule dénudée lui susurre quelques consolations. La femme de pierre semble sourire. Un tulipier au tronc tordu comme un vieillard surgit là où le chemin bifurque. Un puits couvert d'une plaque de bronze trône au milieu d'une alcôve de buis et de lauriers. Un écureuil s'enfuit en nous voyant. Sur la droite le chemin grimpe un peu, des marches dont les contreforts sont en brique, mènent à une délicieuse petite fabrique qui aurait enchanté la reine Marie-Antoinette et le poète Chénier. A l'intérieur, une nymphe tient une amphore d'où l'eau ne sort plus depuis longtemps. Partout des essences rares, des traces de plantation mêlées aux herbes sauvages trop hautes. L'endroit parait abandonné.
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Pourtant, en se rapprochant de l'extrémité du jardin, en retrouvant les bruits habituels de la ville, on perçoit comme des rires d'enfants, des voix humaines. Derrière le bosquet de chênes et de cyprès mêlés, éclairé par un beau soleil, une table sous un parasol, des chaises de fer. Sur la table un grand plateau d'argent avec de la citronnade, un livre ouvert sur la banquette de rotin, un chapeau de paille... L'endroit est donc aussi vivant de la vie habituelle. Des femmes et des hommes comme vous et moi partagent avec les nymphes, les elfes et les oiseaux et tout le petit peuple de la nature, la jouissance heureuse de ce bois divin. Allons les rejoindre et nous imprégner de leur bonheur tranquille.