Historiette pour Louise, 7 ans et demi
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Chère petite lectrice,
Quand le soleil se lève le matin à Venise, ce qu'il éclaire n'est jamais comme ailleurs. Les enfants qui comme toi s'en vont à l'école, toujours un peu mal réveillés, souvent restés en partie dans leurs jolis rêves de la nuit, l'estomac un peu barbouillé du chocolat trop chaud qu'il a fallu boire trop vite, ces enfants-là ne marchent pas sur des pavés ordinaires. Car sous les dalles grises reposent des millions d'arbres plantés là il y a plus d'un millier d'années. Quel joli poème cette histoire d'une ville où les enfants marchent sur des arbres. Ce monde incroyable où, comme le disait un poète qui aimait beaucoup les enfants - et Venise aussi -, les lions volent et les oiseaux marchent.
Un matin, comme tous ces matins que tu as vécu toi aussi, tu sais quand il faut mettre un manteau et sortir dans le froid et la pluie pour aller retrouver la maîtresse pas toujours gentille, les copains pas toujours complices, Aldo et Marta, deux petits vénitiens de ton âge s'en allaient à l'école. Il pleuvait fort sur Venise ce jour-là. Aldo avait un peu mal au ventre car il n'avait pas bien appris sa leçon d'histoire et Marta reniflait car elle avait pris froid la veille en jouant dans les flaques. Au détour d'une ruelle, ils débouchèrent comme chaque matin sur un petit campo toujours tranquille, toujours silencieux. A Venise, les enfants n'ont pas peur d'aller dans les rues. Ils ne risquent pas de mauvaises rencontres. Pourtant ce matin-là, sous cette vilaine pluie froide, dans le silence du petit matin avant qu'il ne fasse jour, ils avaient peur...
Ce n'était pas comme d'habitude. Une enseigne de magasin grinçait au loin, le vent soufflait très fort ... Il faisait tellement sombre sur le campo. Les enfants avançaient épaule contre épaule et Marta serra bien plus fort que d'habitude la main de son frère. Soudain, le jour se fit et la pluie s'arrêta... C'était comme la lumière un peu jaune d'un lampadaire invisible. Au milieu de la petite place, comme souvent à Venise, il y avait un puits en marbre blanc orné de figures d'anges et de guirlandes de fleurs. Sur la margelle, un énorme chat gris semblait diriger un orchestre. Autour de lui, une vingtaine de chats l'écoutaient. Les deux enfants s'arrêtèrent stupéfaits. Les chats, visiblement un peu agacés se retournèrent. Tous en même temps.
On entendit un "Mais chut, voyons !".
Marta regarda son frère, aussi surpris qu'elle :
- "Un chat qui parle, mais c'est impossible" lui lança Aldo.
- "A Venise, jeune homme, apprenez que rien jamais n'est impossible" lui répondit aussitôt le gros chat gris tout en se léchant une patte.
- "Mais d'où venez vous et que faites vous ?" osa demander Marta qui aimait beaucoup les chats mais ne trouvait pas très normal d'en rencontrer qui lui adressent la parole en langage des humains...
- "Nous sommes les chats de la forêt, nous nous réunissons ici pour chanter" expliqua le gros chat gris qui maintenant lissait les poils de son ventre. Il n'avait pas l'air méchant mais très moqueur. Cela vexa un peu Marta.
- "Mais quelle forêt ?Il n' y a pas de forêt à Venise." s'écrièrent les enfants qui n'aimaient pas être pris pour des idiots, même par une chorale de chats étranges.
- "Mais si, la forêt qui est là, sous vos pieds" dirent en chœur tous les chats. Et le gros chat gris raconta l'histoire de la forêt souterraine :
- "Autrefois, il y a très longtemps, des hommes coupèrent tous les arbres qui poussaient ici, au bord de l'eau, sur ces petites îles sauvages. Ils les mirent les uns à côté des autres et bâtirent leurs palais et leurs églises dessus. Les années passèrent et on oublia les arbres et tous les êtres qui peuplaient la forêt. Ils passèrent des siècles sous les maisons et sous les églises et finirent par s'habituer au noir et au silence. Mais les chats qui habitaient sur l'île qui est sous ce campo ne purent jamais se résoudre à rester en bas. Alors, chaque nuit, quand le temps était trop mauvais pour que les hommes se hasardent en dehors des maisons, ils montaient humer l'air de la lagune, compter les étoiles du ciel. Peu à peu, ils reprirent leurs habitudes d'en bas. Par exemple, ils apprenaient de très belles chansons de chat, interprétées a capella, pour faire mieux que les oiseaux d'en bas. Et ils étaient très appréciés par leurs cousins les chats d'en haut qui venaient souvent se joindre à eux, comme ce soir. C'est ainsi qu'il y avait Félix, le chat très distingué du palais Bragadin, Stella, la jolie jeune chatte du curé de San Pantalone et puis Jacob, le chat du rabbin et tant d'autres. Et quelles voix admirables."
Les enfants en auraient presque oublié de se rendre à l'école mais heureusement, le gros chat gris les rappela à l'ordre :
- "les enfants, les enfants"...
Quand Marta et Aldo ouvrirent les yeux, le soleil brillait. Leur mère venait d'ouvrir les volets. La pluie avait cessé et le ciel était bleu.
- "Ce sera une belle journée" dit leur mère, "dépêchez-vous, sinon vous serez en retard à l'école".
En passant par le campo, encore engourdis par ce rêve mystérieux, ils tremblèrent un peu : sur la margelle du puits un chat gris les suivait du regard tout en faisant sa toilette. Il s'arrêta quand il les vit, et les enfants remarquèrent son drôle d'air. Aldo et Marta se regardèrent, mi-figue, mi-raisin. Ils hâtèrent le pas. Sûrement pour ne pas être en retard à l'école... Ils ne virent pas le clin d’œil du gros chat gris...
A Venise, chère petite lectrice, on voit toutes sortes de choses. Il suffit de savoir regarder...
8 commentaires:
- Un fort joli conte pour Louise, il faudrait pouvoir l'illustrer et en faire un joli livre pour enfant sage... et moins sage. Quelqu'un qui saurait bien travailler l'aquarelle ou le pastel, qui aimerait beaucoup les chats, les petits, Venise, et qui aurait gardé une belle âme d'enfant ... à suivre.
- moi qui ne connais de Venise que l'impression des autres, photos ou sentiments, je pourrais peut-être un jour m'y rendre, jouer à la fée, peut-être !
- Belle idée que de rappeler que Venise est construite sur une forêt... et de donner bien sûr le rôle principal aux chats dans ce conte
- Un conte joliment écrit, c'est vrai il ne manque que les illustrations qu'on imagine déjà dans la tête! Justement je reviens de Toulouse (le marathon des mots) et j'y ai trouvé l'album "le luthier de Venise" de Claude Clément"(à lire absolument!) Oui, un livre Lorenzo... On patientera...
- Merci pour ce conte à la fois plein de poésie et instructif. Vous avez bien du talent! Vichka, vous avez raison, "Le luthier de Venise" est un très beau conte philosophique que Frédéric Clément a magnifiquement illustré. Anne
- Du même acabit vous trouverez "L'homme qui allumait les étoiles", conte également de Claude Clément, (une charmante jeune dame que j'avais rencontré au festival du livre de Mouans Sartoux il y a quelques années) les illustrations sont de John Howe, un délice pour les mirettes. Qui a assez de talent et se dévoue pour illustrer le conte de Lorenzo? Cela pourrait inspirer Louise, car les enfants ont souvent de très jolis idées avec des crayons et du papier...
- Merci beaucoup Lorenzo ! Si vous étiez là à côté de nous, Louise fait un splendide sourir et crie de joie sans s'arrêter : "Lorenzo a fait un article pour moi maman !! Tu te rends compte !" Elle est vraiment très contente est elle veut vous dire encore une fois "Merci" ! Cette histoire est vraiment bien écrite, vous devriez vraiment faire un livre ! Vous auriez tellement de succès ! Louise est vraiment heureuse est à l'instant où son père est rentré elle lui a crié : "Lorenzo m'a écrit une belle nouvelle !" Vraiment, vous avez allumer une chandelle dans ses yeux donc "Merci Lorenzo !" Cordialement, Marie-Louise et la petite Louise
- Ravi de lui avoir fait ce plaisir. Mille mercis pour votre soutien et votre indulgence !