Venise, 29 juillet 2016
Le plus beau tableau du monde dont le pauvre Bergotte emporte
le souvenir en mourant effondré sur son canapé, chacun
pourrait prétendre avoir le sien n'est-ce pas, sans pour autant
se croire un nouveau Proust. Ver Meer et sa vue de Delft, le
sable rose et les petits personnages bleus, Le Greco avec sa
vision très contemporaine de Tolède, Canaletto ou Guardi
exprimant leur amour inconditionnel pour l'incroyable
esthétique, la lumière exquise de Venise ou Panini nous offrant
une Rome brillante et chaleureuse... Une vision parfois suffit à nous rappeler l'évidence : ce qu'un regard distrait parfois fait jaillir en nous n'est autre que la certitude que nous sommes bien là où nous devons être. l'harmonie est totale. L'évidence absolue.
"Ce petit pan de mur jaune", je ne pouvais qu'y penser l'autre
matin, alors que je m'apprêtais a quitter le petit appartement
de la calle delle Muneghe où j'avais pu me réfugier suite au
malentendu qui m'obligea de quitter celui de Sant'Angelo et de
confier le chat a mon amie Véronique qui le gâta comme un petit
roi oriental. j'arrosais les géraniums l'esprit occupé par un
texte que je n'arrivais pas à terminer quand le soleil soudain,
s'échappant de l'emprise capricieuse des nuages, s'empara de
l'immeuble d'en face, cet ancien couvent récemment transformé en
auberge...
Le jaune orange du mur aveugle rendu pâle par le gris du ciel
se fit en un instant d'une nuance ocre vif, brillant et velouté
comme un de ces somptueux velours de Fortuny qui ornent les
fenêtres du palais du campo San Beneto voisin. Chaque parcelle
de la paroi s'animait. le mur semblait vivant et on voyait bien
que le soleil en s'attardant, s'amusait à le chatouiller. je
restais là, l'arrosoir à la main, contemplant la scène. Non pas
une nature morte comme on désigne ces peintures dans notre
langue, mais a still life, le nom que les anglo-saxons donnent a
ces peintures qui représentent des fruits et des objets et que
j'ai toujours trouvé plus approprié que le vocable utilisé en
français. Le fait qu'ils soient inanimés - "objets inanimés avez
vous donc une âme ?" n'a-t-il été écrit par un poète français...
Les anglais, eux aussi poètes pourtant,
ne se sont jamais posés la question car la réponse est évidente.
Le jeu du soleil avec les imperfections du mur dont je suis le
témoin confirme que les objets vivent d'une vie dont l'essence
nous échappe la plupart du temps. Seuls les poètes savent cela.
je l'ai toujours su. Serai-je un poète ? pour en fréquenter
beaucoup, des illustres comme des inconnus, j'en suis hélas bien
loin même si leurs œuvres me nourrissent depuis longtemps.
Ce n'était pas grand chose en vérité ce soleil cette lumière, et
pourtant j'ai ressenti a ce spectacle inattendu une grande
émotion pour laquelle il me fallait rendre grâces. Comme de la
reconnaissance pour ce miracle renouvelé d'être à Venise et
d'assister à ce genre de miracles chaque jour.
L'eau, les reflets,
la lumière, les couleurs, les parfums même se mêlent à Venise
dans une incroyable complicité pour produire à qui sait
regarder et entendre de fabuleux moments de paradis. le plus
souvent hélas, tout cela n'est que fortuit et, comme le dessin
fait sur le sable est vite effacé par la vague, ces moments sont
avales par le flux des touristes, hordes pressées qui ne savent
pas que ce qu'il y a de plus précieux est la, devant leurs yeux
mais qu'aucun guide n'en parle. Cette leçon, je l'ai reçue d'Hugo
Pratt un jour ou venu l'interviewer pour le journal, il m'amena
déjeuner derrière San Marco. il m'expliqua et me montra plein de
choses. Je me souviens de ses dernières paroles avant que nous
nous séparions : "mais je vois bien que tu sens déjà toutes des
choses !" Il aurait été satisfait d'entendre l'histoire du petit
pan de mur de la calle delle Muneghe.