Souvent,
le matin lorsque je me réveille, une sensation de plénitude m'envahit
qui contraste avec l'angoisse du soir, celle qui prend parfois avant que
de sombrer dans le sommeil. Le jour est à peine levé et les bruits du
matin sont encore étouffés par la torpeur de l'aube. L'esprit demeure
dans le vague, comme flottant encore. Puis soudain il suffit d'un chant
d'oiseau, du moteur d'une barque qui passe sur le canal voisin pour que
tout s'ébranle. Les cloches se mettent à sonner, la lumière se fait plus
vive et la rumeur de la ville remplace en un instant le silence. Venise
au petit matin est un bonheur qu'il faut avoir expérimenté au moins une
fois dans sa vie. L'absence de circulation automobile modifie tout.
Aucune sonorité n'a la même ampleur qu'ailleurs. Tout y est plus précis,
ciselé comme les dentelles de pierre de la Ca'd'Oro.
Mes gestes sont alors toujours les mêmes. Je me lève et me dirige vers
la fenêtre de la chambre. Les volets poussés claquent contre le mur
couvert de lierre. Une lumière joyeuse se répand aussitôt dans la pièce,
éclairant d'une lumière de théâtre les draps défaits, le tapis sur le terrazzo
ancien. Mais la sensation reste identique les jours d'hiver, quand le
ciel est gris et le soleil d'un blanc glacé. Je pense chaque fois à ces
pages de Brodsky où ce qu'il décrit ne laisse aucun doute sur son amour presque physique pour Venise :
"L'hiver
dans cette ville, le dimanche surtout, vous vous réveillez au carillon
des cloches nombrables comme si, derrière les rideaux de gaze, un
gigantesque service en porcelaine vibrait sur un plateau d'argent dans
le ciel gris perle. Vous ouvrez grand la fenêtre et la chambre s'emplit
en un instant de cette brume extérieure chargée de sons de cloches,
faite d'oxygène moite, de café et de prières. Peu importe aussi le degré
de pilules qu'il va vous falloir avaler ce matin et combien : vous
sentez que tout n'est pas fini pour vous. Peu importe aussi le degré de
votre autonomie, à quel point vous avez été trahi; la profondeur de
votre lucidité à l'égard de vous-même et le découragement qu'elle
entraîne : vous admettez qu'il y a encore de l'espoir... Cet optimisme
naît de la brume, de la prière dont elle est faite, surtout à l'heure du
petit-déjeuner. Les jours comme ceux-là, la ville prend vraiment des
allures de porcelaine, avec toutes ses coupoles recouvertes de zinc,
comme des théières ou des tasses retournées et le profil penché des
campaniles qui luisent comme des cuillères abandonnées."
IL est temps de se préparer pour ce nouveau jour. Plaisir de l'eau qui coule sur la peau. La buée sur les miroirs. Le drap de bain écarlate et doux. La radio qu'on écoute à peine et en bas dans la cuisine, les bruits familiers, l'odeur du café, la bouilloire qui frémit. Le chat étendu sur la marche de bois qui mène au jardin, ronronne en somnolant. Il a déjà eu sa tasse de lait. Le chien frétille, il veut sortir. Manteau ou imperméable ? La porte ouverte, le chien qui se précipite. La voisine un peu folle qui balaie en chantonnant, le libraire qui refait une de ses vitrines. Le chien court vers le campo. Il a ses habitudes. Moi aussi : le journal acheté au kiosque voisin, la ruelle qui permet de déboucher à San Barnaba sans suivre la foule, le ponte dei Pugni, un regard et quelques paroles échangées avec les marchands de fruits sur leur barque, l'arrêt à Sta Margherita, puis le retour par le collège arménien, la calle del Vento, les Zattere. Avec, tenace et venu d'on ne sait où, cet état de bonheur indicible qui me porte et met sur mon visage un sourire benêt. J'ai longtemps pensé qu'un jour, devenu très vieux - dieu voulant - j'irai m'asseoir au soleil sur un banc devant le palais Clari, et regardant les navires passer sur le large canal de la Giudecca, je m'interrogerai sur les raisons de ce bonheur-là, rendant grâce pour tant de beauté, de joies et de cadeaux.
Crédits photographiques © Andrew May - kuhlephotography