9 Octobre.
Pluie et vent froid. C'est vraiment l'automne. The Fall*. La saison attendue qui d'habitude comble mon besoin de solitude. Après la langueur tiépide des soirs d'été, quand les plages du Lido peu à peu se vident et que vient l'heure de la passeggiata, il est bon de retrouver ce besoin qui remonte des tréfonds de la mémoire ; le feu dans l'âtre et le thé brûlant qui fume devant le livre ouvert... L'automne et ses sortilèges. Mais rien n'est pareil aujourd'hui. La "crise sanitaire", véritable ou inventée, a tout bousculé. Depuis des années, ce passage de la liberté des jours de plage au repli sous les premiers frimas et leurs ciels bas, se déroulait toujours pour moi sur le même palcoscenico**, Venise et avec le même état d'esprit. C'était à chaque foi une joie ineffable...
La mascarade planétaire qui en se propageant partout, a rapidement balayé sans que nous en ayons toujours conscience notre vie d'avant, me tient éloigné de Venise depuis neuf mois... Plus d'avions ou à des prix indécents, plus aucun train de nuit et des règles liberticides auxquelles, d'instinct, je refuse de me soumettre. Je suis donc bloqué en France, reclus dans ma tanière bordelaise avec quelques échappées belles vers cette campagne des hauteurs de la Garonne, moins emportée par l'hystérie que les grandes ville, où les gens qui gouvernent ne valent pas mieux que ceux de la péninsule (en Italie au moins, les populations ne sont pas dupes et l’État n'ose pas se transformer en disciple des tristes régimes qui empoisonnèrent l'Humanité au XXe siècle...). Partout, s'instaure peu à peu une ambiance délétère et anxiogène.
Pour ne pas y succomber, comme beaucoup d'autres, j'ai éteint la radio, j'ai arrêté de suivre les « informations » et méticuleusement, je cultive - au propre comme au figuré - mon jardin. Je profite de la compagnie d'amis aussi éloignés que moi de cette folie universelle. Les chevaux et les vaches ne portent pas de masque et nul besoin avec eux de respecter une quelconque distanciation sociale, concept barbare dont l'évocation me hérisse. Les gens (ceux qui doutent comme le dit la chanson) vont bien finir par ouvrir les yeux et réagir. Mais en attendant, la terreur, la désinformation, la langue de bois et ceux qui tremblent... Jusques à quand ?
Mais, ai-je le droit de me plaindre quand je vois autour de moi des gens gagnés par la terreur, largement attisée par les médias et les discours officiels. Des gens meurent - mais il en meurt à peine davantage que les années précédentes. Oubliés le cancer, les accidents vasculaires cérébraux, le sida, la grippe, l'infarctus, les accidents de la route. On ne meurt plus que du coronavirus désormais !
Terminé la traduction du petit livre de Nico Naldini, encore jamais publié en français. Regret de n'avoir pu lui adresser. Il est mort il y a un mois, chez lui à Trévise. J'aurai aimé mieux parler - et plus longuement - avec lui de Venise, de son cousin Pasolini, et continuer cet échange né spontanément à Venise, il y a six ans, chez des amis communs. Trop peu parlé avec lui. La dernière fois, Quelques semaines avant Noël, je l'avais eu au téléphone. Je voulais traduire ce texte qu'un ami libraire venait de me faire découvrir. J'ai tellement été emballé par ces pages pleines de drôlerie mais aussi de la nostalgie dont il est imprégné. Non pas comme trop d'écrits dégoulinant d'auto-compassion, de regrets. Juste la remontée de souvenirs en anodins pour la plupart mais seulement pour les lecteurs distraits. Ce que le narrateur raconte, on sent combien c'était important pour lui. Au fil des pages, dans des proportions bien entendu différentes, je revisitais la Venise de ma jeunesse. Les personnages que Naldini y évoque ont existé et j'en ai bien connu certains. L'air que respire le héros du livre, je l'ai respiré aussi et personne après nous ne pourra décrire cette Venise-là, ces moments rares, déjà hors du temps, hors du monde d'ailleurs.
Je voulais lui dire mon enthousiasme, lui demander la permission de faire un commentaire de son texte, je voulais aussi que Francesco m'écrive une préface. Il y a tant de parallèles entre la vie d'un jeune homme à Venise dans les années d'après-guerre et celle qui était la nôtre dans les années 70 et 80. Mais, le savoir au bout du fil, entendre sa respiration, sentir son attention que je savais bienveillante, me paralysa.
J'étais soudain comme un enfant, intimidé et hésitant. J'avais pourtant tellement de choses à lui dire. Il m'avait parlé de textes encore inédits sur Venise et je rêvais de les publier. En raccrochant, après quelques banalités, furieux de ma bêtise, je m'étais promis de lui écrire et de lui détailler mes projets. Je ne l'ai jamais fait. il restait pour moi comme une sorte d'aîné, davantage comme un grand frère ou un cousin. Toujours mon rapport au temps, décalé et invraisemblable. Pathologique sûrement. Je n'ai réalisé qu'il était si âgé (il est né en 1929) qu'à l'annonce de son décès. Une coupure de presse envoyée par un ami...
« Ne jamais remettre au lendemain...»
Une fois encore, le temps perdu à déterminer si mes envies sont légitimes et acceptables, m'a empêché à tout jamais d'obtenir ce qui pourtant m'était offert. C'est peut-être à cause de mes éternels atermoiements qu'on me considère comme un doux rêveur... Seulement comme un rêveur...
Un autre projet de livre me tenait à cœur avec Michel Butor. C'était il y a quatre ans. Bien arrêté, maquette et couverture réalisées, il ne restait qu'à ajouter quelques textes qu'il m'avait promis. Je n'avais qu'à recontacter, comme nous en avions convenu lors de son séjour à Bordeaux. Les semaines passèrent. N'osant pas l'appeler, je m'étais décidé à lui écrire.
Mon courriel était prêt à partir. J'avais hésité avant d'appuyer sur la touche "envoi", voulant peut-être peaufiner encore ma demande... Les semaines passèrent. Antoine qui était allé seul passer quelques jours à Lucinges pour faire des prises de son, m'avait prévenu : la santé très précaire de l'auteur s'était beaucoup détériorée. "- N'attends pas, contacte-le vite. Il attend de tes nouvelles !" Je ne l'ai pas fait...
Il est mort très vite ensuite, la veille de ses 90 ans. Les textes qu'il voulait me confier pour la maison d'édition ne m'ont jamais été adressés, pas plus que son autorisation formelle pour transcrire cette conversation impromptue où il évoquait Venise et l'esprit du voyage*** qui a donné son nom à une des collections de la petite maison d'édition qui n'en finit pas de se préparer à naître... Acte manqué par excellence...
Ne pas rester sur ces impressions négatives. Reprendre pied et aller de l'avant dirait un coach à son équipe ! Haut les cœurs ! Reviendra bientôt le temps de Venise. "Tutto andrà bene !"
Délice de cette mélodie finlandaise, "Tröstevisa" (chanson de Solace) interprétée au piano par Benny Andersson. Je l'avais entendu l'été dernier, imaginant en l'écoutant quelles images se grefferaient à la perfection sur ses notes paisibles et faussement naïves... Le réconfort ne vient-il pas de ces petits riens sans prétention ? Cela m'a inspiré en tout cas, un petit conte pour enfants, à retravailler encore.
17 octobre.
Le climat atlantique a du bon l'été quand il est lui-même et que ses caprices nous rafraîchissent... Hélas, ces jours-ci, la météo est tout sauf clémente. Pluie et tempêtes se succèdent. Ciel bas et vents froids sont notre lot depuis quelques jours. Un ouragan chasse une tempête... Comment nommer ces brusqueries que la nature impose désormais, qui nous font passer de l'été le plus chaud à l'hiver le plus rigoureux presque dans une même journée. Cela ne peut que faire chavirer les plus sereins. D'autant qu'il est impossible de nier que ces changements sont en fait de vraies mutations qui finissent pas agir sur (contre ?) la physiologie de tout ce qui est vivant. J'ai creoisé ce matin un chien qui avait vraiment l'air triste et préoccupé...
Forcément l'angoisse s'instille, et avec elle le doute et ce sont de plus en plus de regards inquiets que nous croisons dans les rues. A la campagne, en première ligne pour assister à ce bazar climatique, on reste encore relativement serein. C'est dans les paroles échangées, cette routine sociale du quotidien, au marché, à la coopérative, à la sortie de l'église ou au café du commerce, que l'on sent poindre le doute. On est passé du "quel temps pourri" et du "décidément, il n'y a plus de saison", à l'affirmatif "ils ont fini par le bousiller, le climat" ou un terrible "Si ça continue, ils vont tout faire sauter", entendu hier matin devant l'étal d'un marchand de raisins à Monségur... Ce "il" sentencieux bouffi de menaces... La vieille dame qui disait cela, avec son accent chantant, n'avait rien d'une pythie déchaînée. Elle avait le regard défait des gens résignés.
19 octobre.
A entendre et à lire les commentaires que font mes amis vénitiens, la crise sanitaire n'a finalement créé que quelques désagréments dont les gens se sont vite libérés. Et si la peur ne résistait pas à la jovialité de l'air qu'on respire sur la lagune ? Depuis le confinement, il y est plus pur. Les hordes ne sont pas vraiment revenues, il y a moins de tensions. Pour ceux qui n'ont pas à quitter Venise (ceux que le compteur de la Pharmacie de San Bartolomeo comptabilise****), il est évidemment
impossible de vivre comme on vit ailleurs.
Ceux qui restent, ceux "qui en sont", ces quelques dizaines de milliers habitant à demeure au milieu de la Lagune, loin du reste de l'Europe qui pour eux n'est qu'une île, ceux qui disent - en faisant croire qu'il s'agit d'humour et s'en excusent presque - que le pont de la Liberté ne relie le continent à Venise que par une noble bienveillance et une vraie grandeur d'âme, ceux-là connaissent leur chance et goûtent en permanence leur privilège. Les vénitiens connaissent le prix du bonheur. C'est le "Qui Viviamo Bene" de cette amie pianiste et philosophe, la radieuse Ilona.
Pour les exilés contraints, c'est autre chose. La douleur se fait aigüe depuis ce temps du confinement qui nous a tenu éloigné de San Marco. Les images que par charité les "Confinés à Venise" (le privilège du siècle !) leur envoyaient, n'ont fait qu'attiser la souffrance d'être exclus de ce miracle quotidien : l'absence des barbares, le silence de la lagune,l'incroyable limpidité de l'eau jamais vue en vrai par aucun vénitien encore de ce monde, et le bonheur de se retrouver entre soi,
comme famille, sans plus être bousculé dans le vaporetto, sans plus être interpelé dix fois par jour pour indiquer le chemin de la Piazza ou de la Stazione, sans plus buter sur des canettes et des papiers gras abandonnés ou sur des corps avachis au milieu des ponts... "Le bonheur !" me criait une vieille amie vénitienne de toujours. Rien ne pourra donc
plus être comme avant. Le spectacle a vraiment marqué ceux qui y ont assisté. Il a rendu jaloux tous les autres.
à suivre...
_________________________
Notes
* The Fall (Littéralement la Chute), joli nom donné à l'automne qui évoque New York ou la campagne anglaise pour ceux qui aiment la littérature anglo-saxonne.
** Palcoscenico = scène de théâtre, (fam. : les planches).
*** Lo Spirito del Viaggiatore, l'une des cinq collections à paraître des Editions Deltae, la casa editrice vénéto-française en gestation (retardée par les blocages liés à la crise sanitaire) qui succèdera aux éditions Tramezzinimag. A suivre dans ces colonnes...
**** Un
moniteur d'un genre particulier est installé depuis quelques années
dans une des vitrines de la pharmacie Morelli qui donne le nombre des
habitants de Venise. Il s'agit des résidents vénitiens déclarés. Le
chiffre ne tient pas compte des résidents réguliers étrangers ni des
étudiants logés dans Venise. Cela étant, le compteur montre bien une baisse régulière et inéluctables de la population du centre historique.