"Il y a un moment dans ces rencontres qui changent notre vie, où l'on est plus proche du silence que de la parole".
Cette belle phrase de Lorand Gaspar
qu'il appliquait au désert, je la fais souvent mienne, quand j'ai le
bonheur de me retrouver seul dans Venise. La première fois que j'ai
réalisé cela, la puissante force du silence qui nous lie aussi
intensément qu'une parole ou un acte quand on est, par un de ces miracles
de la vie, complètement en phase avec l'endroit où l'on se trouve. En
l'occurrence, pour moi c'est le pont, la Fondamenta, le campo où mes pas
m'ont porté quand cette sensation soudain me saisit. Rien à dire. Rien à
expliquer. On sait, on a compris...
Invité récemment à parler de Venise justement, j'ai confusément senti que pour les autres qui ne vivent pas la même attirance ni la même passion, mon excitation quand j'aborde le sujet peut lasser bien vite et semble à beaucoup comme une ennuyeuse obsession... Il faut avoir fait l'expérience dont parle Lorand Gaspar pour comprendre.
Un
jour, - je ne vivais pas encore à Venise - je devais repartir pour la
France. Les bagages étaient dans le train, les amies qui rentraient avec
moi déjà installées dans notre compartiment. Nous étions en avance. Ce
fut plus fort que moi, il fallait que je descende du train, que je sorte
de la gare, pour revoir une dernière fois Venise. J'avais une
vingtaine de minutes devant moi.
Je ne suis pas allé bien loin, juste
sur le pont des Scalzi, devant la gare. Là, j'ai allumé ma pipe et j'ai
contemplé le grand canal sous le coucher du soleil. C'était magnifique.
Je n'étais plus moi-même, ni triste ni joyeux. Simplement paisible. Je
regardais le trafic encore important en ce début de soirée. Je
m'imbibais de tous ces bruits, toutes ces odeurs, cette atmosphère.
Pourtant j'avais la sensation de ne rien entendre, de ne rien sentir.
J'étais moi-même Venise, et le grand canal, et l'air que je respirais.
Une forme d'extase me suis-je dit après.
Soudain
un homme pressé avec une valise m'a bousculé, me ramenant en un instant
dans la réalité. J'ai couru moi aussi vers la gare. Le train avait
quitté Santa Lucia depuis quelques minutes. Je le voyais encore au bout du quai... J'ai su ce soir là que
Venise avait changé ma vie. Elle me faisait signe de rester... Un an après, je m'y installais.