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05 avril 2022

Concert sur une barque

C'était il y a cinq ans déjà. Avec mon ami Antoine Lalanne Desmet, complice d'alors dans les rues de Venise où nous déambulions dans l'idée de prolonger avec un micro les sensations que j'avais tenté de décrire dans  « Venise, l'hiver et l'été, de près et de loin », petit livre, brouillon pas assez travaillé où, comme dans Tramezzinimag, je tentais de raconter ma jeunesse à Venise...

Inventeur d'images sonores, Antoine a toujours su capter la petite musique du temps qui passe, les petits riens du quotidien qui sont l'essence de bonheurs simples.  Cette année-là, nous en partagions lui et moi les délices à Venise, et le cadet souhaitait faire parler son aîné de tout cela pour en faire un documentaire sonore où j'exprimerai tout ce que la Sérénissime a signifié pour moi à l'âge de tous les possibles, avant que la vie commune m'aspire comme tout le monde.. Pauvre Antoine que j'avais mis à rude épreuve avec mon humeur chagrine. Il faisait tellement beau pourtant et Venise s'offrait dans toute sa splendeur. Mais je ne parvenais pas à me laisser reprendre par son charme. Je pestais, je râlais, toujours ruminant. Je n'avais plus d'appartement, mes séjours s'étaient faits rares La maison de la Toletta et son jardin n'étaient plus qu'un souvenir. Le cataclysme du divorce, en plus de faire imploser notre famille, m'avait laissé sans argent, et le temps - dernières bribes du luxe d'avant - manquait de plus en plus. Avant que de revivre, il me fallait survivre. 

Je traînais les pieds quand Antoine m'entraînait à travers la ville le micro à la main. Répondant à chacune de ses questions en maugréant. Avec une patience remarquable, Antoine revenait à la charge, souriant. Il s'éloignait parfois quand je m'étais rendu odieux, me laissant seul avec mes aigreurs ridicules. Peu à peu, l'amitié reprit l'avantage. Quelques moments ordinaires : un café pris dans un bar éloigné, la jovialité contagieuse d'un vieux pêcheurs, un rayon de lumière sur l'ornement d'un mur, le cri joyeux des mouettes sur les dalles de Santa Margherita, des rires d'enfants sur un campo derrière San Gerolamo, une promenade en barque... Antoine travaillait, profitant de ces éclaircies pour avancer dans les entretiens, en faisant le dos rond. Peu à peu mon humeur se fit moins sombre, ma voix plus enjouée. Le beau temps, la magie des lieux, les verres de Soave et les tramezzini... Venise reprenait l'avantage. Nous nous promenions jour après jour et je parlais, il enregistrait... Ces fragments moins funèbres qu'aux premiers jours aideraient au montage. Antoine aurait enfin un peu de matière pour éviter de faire du documentaire un reportage sur un pauvre type aigri. Ce n'était pas le Lorenzo véritable, celui qui était son ami et dont il avait vendu l'image à la RTS, pas ce jeune vieillard furieux de n'avoir pas su aller jusqu'au bout de ses rêves. 

Ce petit extrait sonore illustre à merveille l'atmosphère paisible d'un jour à Venise, la sérénité retrouvée. Antoine ce jour-là m'avait laissé me reprendre. il avait rendez-vous avec un groupe de jeunes musiciens. Je m'étais installé à une table d'un petit campo derrière l'appartement que nous occupions à sans Marco. J'y passais plusieurs heures à écrire et à lire. L'endroit était désert. Parfois des ménagères passaient avec leur chariot de provisions, un chat dormait sur l'un des puits. dans le bar, la serveuse rangeait les verres, du reggae rythmait et embellissait les bruits... Peu à peu je retrouvais cette paix qui éclaircit les cœur autant que l'esprit...  Que la journée était belle ! Quand Antoine m'a rejoint, j'ai lu dans son regard sa joie de me retrouver ainsi, apaisé et joyeux. Je lui sus gré de pas relever ce changement. Il se contenta de commander deux verres de prosecco. C'était l'heure de l'apéritif.

Je ne le remercierai jamais assez pour sa patience. Conjugués, son talent et sa délicatesse renforcèrent notre amitié et m'aida à tourner les pages sombres. Quelques mois plus tard, ma détermination regonflée, je décidais de revenir pour préparer peu à peu le grand chamboulement, celui qui ferait de moi de nouveau un résident en me réinstallant à Venise. L'idée d'y créer une maison d'édition est née de ce séjour et du reportage d'Antoine diffusé dans Détours et de ses effets collatéraux dont je ne puis que me réjouir... 


 

24 juillet 2021

Venise autrement dans Détours, c'était il y a cinq ans déjà !

 
Avec Antoine Lalanne-Desmet, alors reporteur à RFI et pour la RTS, nous avions passé un joli moment à Venise comme deux bons amis savent et aiment le faire. Cela donna ce reportage présenté en deux fois sur les antennes de la Radio Télévision Suisse. A réécouter l'émission (on ne trouve plus en podcast que le 2e volet apparemment sur le site mais vous pouvez le consulter en allant sur le billet du 23/07/2016 ICI), je me rends compte combien j'ai l'air morose et agacé. Pauvre Antoine qui dut subir ma ronchonnerie au quotidien. Mais il faisait beau, sa bonne humeur résista et notre amitié n'a jamais souffert de nos deux forts caractères. Qu'il en soit remercié au passage. 
 
Aujourd'hui, cinq ans et quelques semaines plus tard,il y aurait des tas d'autres choses à dire. Au sujet des Maxi Navi et de l'Unesco, des errements de l'équipe municipale peu imaginative culturellement et surtout préoccupée par son tiroir-caisse, dont le remplissage est un gage de réussite lors des futures élections mais pas d'un grand intérêt pour la sauvegarde de la ville. 
 
Aujourd'hui, s'il devait y avoir un troisième épisode, il faudrait parler et faire parler les étudiants de plus en plus nombreux, les migrants qui s'intègrent plutôt bien dans leur grande majorité et enregistrer les souvenirs et les anecdotes des vieux vénitiens, ceux qui ont connu les années d'après-guerre, les gars de la MP américaine (Military Police). Garder en mémoire ce que fut la Venise de la génération de mes parents.
 
 

04 février 2021

Venise Citybooks N°1 : Les impressions de Cees Nooteboom

Tramezzinimag a beaucoup de lecteurs en Belgique et aux Pays-Bas. C'est par le biais de ces abonnés fous de Venise, que nous avons découvert l'écrivain Cees Nooteboom, il y a quelques années. L'auteur a publié en 2013 dans la très belle revue belge Septentrion, des extraits de son Citybook sur Venise. Il y livre ses impressions après quelques jours passés en résidence dans l'île de San Giorgio, à la Fondation Cini. Tramezzinimag vous en livre à son tour quelques extraits :
 
I

J’ai acheté une immense carte de la lagune de Venise pour essayer de ramener la ville à sa juste proportion. Curieux exercice. Je sais que j’arriverai par avion demain mais, cette fois, c’est par la mer que j’aborderai cette ville que j’ai si souvent visitée. Sur la carte, le rapport entre l’eau et la ville est de l’ordre de mille pour un et, dans ce bleu infini, la ville est devenue village, petit poing serré posé sur un grand drap, si bien que tout ce vide semble avoir engendré, dans un moment de colère, la ville qui plus tard allait le dominer. L’auteure mexicaine Valeria Luiselli voit au lieu de mon poing une rotule brisée et, à mieux y regarder, je crois qu’elle a raison. Depuis les hauteurs de Google Earth, l’analogie est encore plus évidente, le Grand Canal est la fracture du genou ; le labyrinthe granuleux désagrégé tout autour représente l’os de la ville où je vais me perdre demain comme tous ceux qui viennent de l’extérieur doivent s’y perdre : c’est la seule manière d’apprendre à la connaître.

J’ai séjourné à plusieurs adresses en ce lieu, parfois dans de vieux hôtels, la plupart du temps dans d’étroites ruelles obscures, dans des parties de palais qui n’évoquaient jamais un palais, des cages d’escaliers en piteux état, des petites chambres avec tout juste une fenêtre donnant sur l’arrière d’une maison qui paraissait inhabitée, alors que dehors étaient pourtant suspendues à un fil à linge précaire deux culottes gelées, dans le froid glacial et silencieux. Parfois aussi une vue sur l’eau d’un canal latéral inconnu où, tous les jours à la même heure, un bateau passait, chargé de fruits et de légumes. Cette fois, ce n’est pas l’hiver, nous sommes en septembre, et tout rêve d’une ville déserte s’est volatilisé dès mon arrivée : Venise appartient au monde entier, et le monde entier est au rendez-vous. S’il y a un Proust ou un Thomas Mann, un Brodsky ou un Hippolyte Taine parmi eux, ils se cachent bien. Des armées entières montent en ligne à cette époque de l’année, l’armée chinoise, l’armée japonaise, l’armée russe. Pour découvrir sa Venise, il va falloir faire preuve d’obstination et d’esprit de décision, revêtir une cuirasse invisible, et se dire humblement que pour tous les autres, on fait tout simplement partie de ceux qui se mettent en travers de leur chemin et se serrent désagréablement contre eux dans la partie ouverte du vaporetto où il n’y a rien pour se tenir.

Mais je n’en suis pas encore là. Je viens tout juste d’arriver et mon voyage associe déjà trois des quatre éléments : l’air, car j’ai traversé le ciel pour venir ici, la terre que j’ai foulée à mon arrivée, et l’eau au bord de laquelle je viens de m’arrêter et où scintille la lumière, tandis que j’attends un taxi sur un appontement. Quant au quatrième élément, le feu, je ne m’y risquerai pas, même si le soleil flamboie dans l’eau ondoyante. L’art contemporain de la description a en effet ses limites, liées à la patience du nouveau lecteur. J’ai acheté avant mon départ un livre d’Hippolyte Taine datant de 1858. J’y ai marqué d’une croix des passages évoquant l’éclat du mouvement de l’eau. C’est là une autre leçon d’humilité, car il rend par sa description l’eau véritablement éclatante, elle aussi. Maintenant que je suis ici, je constate à quel point il est difficile de se livrer à un exercice qui se pratiquait encore au 19e siècle sans aucune gêne : décrire minutieusement, dans les moindres détails, de façon impressionniste, ce que l’on voit.

Le taxi interrompt mes réflexions. Il fend l’eau de la vaste lagune, file le long des bittes d’amarrage formant une ligne géométrique sur ce qui doit être le Canale di Tessera et se rue sur la ville. Je vois les silhouettes de tours connues, j’ai l’espace d’un instant le sentiment de rentrer chez moi, nous passons à vive allure à côté de Murano, contournons par le sud l’île des morts de San Michele et entrons dans l’Arsenal, longeant soudain lentement les hauts murs de briques du quai puis traversant en biais le Canale di San Marco en direction de la petite île de San Giorgio où je vais séjourner cette fois. Les cloches de la colossale basilique San Giorgio se mettent aussitôt à sonner, je n’y suis pour rien : il est six heures du soir, c’est l’angélus. J’entends aussi les cloches de la basilique San Marco et de l’église du Redentore, dont le tintement se propage sur l’eau. Pris entre un feu croisé de sons, debout sur la grande place dégagée devant l’église, je vois un homme à genoux qui, muni d’une brosse métallique bien trop petite, frotte les escaliers pour en retirer, centimètre par centimètre, les algues qui y ont poussé juste en dessous de la surface de l’eau, un travail de Sisyphe qui semble plus proche de l’éternité que du monde d’où je suis venu aujourd’hui.

Une heure plus tard, après avoir déposé ma valise dans ma chambre monacale, j’entre dans la gigantesque basilique encore ouverte. Dans ce genre d’espace, on recherche malgré soi les parois latérales : le vide au milieu est dangereux. J’ignore si l’on vient prier ici. On ne décèle pas la moindre trace de cette intimité propre aux églises romanes : c’est une station spatiale pour se rendre sur la planète Mars, un autre Dieu, classique, martial, règne ici, dans cette demeure que Palladio a conçue pour lui. Même les grandes fresques du Tintoret, à peine visibles dans la pénombre, sont intégrées dans un réseau mathématique de lignes implacables. Je sais que, derrière l’imposant maître-autel, doivent se trouver d’extraordinaires stalles flamandes mais, alors que je cherche à m’en approcher, un bruit de voix,le faible murmure plaintif de voix de vieillards, me retient. Le bâtiment était autrefois un monastère bénédictin. Quand les moines en ont été chassés, tout est tombé en ruine. Aujourd’hui s’est implantée sur l’île une fondation où je suis autorisé à passer quelques jours, mais les moines ont quant à eux rejoint leur monastère réduit à une plus petite taille. Ils n’occupent plus que quatre des nombreuses stalles, dans l’obscurité croissante j’ai pris position de façon à pouvoir les observer pendant les vêpres. Leurs voix, qui fredonnent des chants grégoriens, se noient dans l’immensité de la construction. L’opposition entre la magnificence classique environnante et le désarroi émanant des prières chuchotées ne manque pas de pathos ; l’atmosphère est aux adieux irrévocables et, lorsque je quitte la station spatiale sur la pointe des pieds, j’entends derrière moi l’écho toujours plus faible d’une époque à jamais révolue. Dehors, je vois les lumières de la grande place de l’autre côté et les bateaux qui naviguent du quai des Esclavons versla Giudecca. Je suis arrivé.

II

Bateau, sur l’eau, la rivière, la rivière, bateau, sur l’eau, la rivière au bord de l’eau. J’ai enfin osé. Dix séjours à Venise, et me voici pour la première fois dans une gondole. Tôt le matin, quand je bois mon café au coin des Procuratie nuove, ils sont à côté de moi : les gondolieri. En grande conversation à propos du match de la veille dans un dialecte vénitien impossible à suivre. Il fait froid sur l’eau, porter un cappuccio tient chaud. Dehors sont alignés les fins bateaux noirs en forme d’oiseaux, leurs têtes d’oiseau (ce sont des têtes d’oiseau, regardez bien) pointés vers l’île où je loge. Pourquoi n’en ai-je jamais eu envie ? Parce que c’est le cliché absolu de Venise ?

Ce serait puéril. Est-ce dû aux visages des gens dans ces gondoles ? Mais qu’ont-ils donc, ces visages ? Affichent-ils l’insupportable béatitude du but enfin atteint, le sentiment de vivre le baptême vénitien absolu, qui les rattache à jamais à la ville ? En gondole avec Thomas Mann, Marcel Proust, Paul Morand, Henry James, Ezra Pound. Louis Couperus ? Ich bin auch ein Berliner, quelque chose de ce genre ? Ou bien ont-ils cette expression sur leur visage : si nos voisins du Kansas, de Bielefeld, de Wakayama, de Novossibirsk, de Barneveld nous voyaient ? Comme si, en bas au niveau de l’eau, ils s’étaient drapés de toute la ville comme d’un manteau, le temps de cet instant silencieux, ondoyant, de plénitude, de bercement, de chuchotement de l’eau autour de soi sur des canaux plus calmes, avec derrière eux un homme invisible, le passeur, aux mouvements puissants, rythmiques. Pourtant, la plupart des gens n’ont pas la bonne expression sur leur visage, même s’ils font de leur mieux. Cela ne peut s’expliquer que par le fait qu’ils sont conscients qu’ils ne vont nulle part et reviendront, bientôt, à leur point de départ. Quelle expression adopter quand les gens dans le vaporetto, qui eux vont quelque part, vous regardent ?

Jamais je n’avais fait plus que le traghetto,une gondole aussi, mais qui sert seulement à se rendre d’un côté à l’autre du Grand Canal. Monter en chancelant, le bras maintenu par la solide main du passeur, essayer de tenir debout sans perdre l’équilibreou s’asseoir un instant sur la planchette étroite pour ne pas perdre la face. L’équilibre ou la face, voilà de quoi il s’agit. Non, je ne l’avais encore jamais fait. L’an dernier, quand il neigeait à Venise et que nous avions un petit appartement près du Campo San Samuele, à l’arrière, du côté donnant sur une ruelle, de ce qui avait dû être un palazzo autrefois (un lieu sombre, dissimulé derrière des grilles, avec un chien aboyant chaque fois que nous rentrions et à peine une vue sur l’eau), je voyais passer, tôt le matin déjà, des Japonais qui se bousculaient sous des parapluies, de la neige sur leurs chapeaux et leurs bonnets, et qui rayonnaient de joie. Le gondoliere chantait une chanson sur le soleil en essuyant les flocons qui lui tombaient dans les yeux. O sole mio. Je l’admirais. Lentement, la barque passait et je savais que les passagers n’oublieraient jamais cette excursion, j’aurais aimé savoir dire en japonais le mot « jamais ». Quand on n’a jamais pris une gondole, on n’est jamais allé à Venise. Tout le monde prenait une photo de tout le monde : preuve. Au Japon, on achète son voyage avec le tour en gondole compris. Mais était-ce une raison pour moi de m’abstenir ? Des Chinois trempés sous la pluie, des Américains munis d’une bouteille de prosecco ? J’avais essayé de trouver une justification rationnelle à mon attitude absurde, une gondole est un moyen de transport, il faut s’en servir pour aller quelque part, comme cela se faisait autrefois, à l’époque où les vaporettos n’existaient pas encore.Se contenter d’être ballotté au gré des flots, ce n’était pas un objectif en soi, pour moi qui aimes pourtant musarder à travers la ville en me laissant guider par le hasard. Une gondole encore plus noire que d’habitude, transportant un cercueil recouvert d’une étoffe brodée d’or, en route pour l’île des morts de San Michele, voilà qui était authentique, l’essence même du transport. Tout le reste n’était que tourisme, comédie, théâtre, c’était bon pour les autres.

Et maintenant ? Maintenant nous étions nous-mêmes les autres, assis dans une gondole, montés à bord d’un pas mal assuré, pesant en définitive trop lourd, l’embarcation penche, mais la main exercée connaît les corps maladroits, les installe sur un coussin, le voyage peut commencer et, tout d’un coup, le monde a changé, il se déroule au-dessus de vous, sur les quais que vous longez vous n’apercevez pas des visages mais des chaussures, les maisons s’étirent et vous découvrez soudain toutes sortes de choses auxquelles vous n’aviez jamais prêté attention ; une légère houle s’est emparée de la ville, vous voyez les murs comme une peau vivante, lésions, blessures, cicatrices, guérison,vieillesse, histoire, algues noires, algues vertes, le dessous secret des ponts, marbre et maçonnerie, les autres bateaux, la vie sur l’eau d’une ville de pierre et d’eau. À voix basse le gondoliere cite les noms des églises et des grandes bâtisses comme un vieux prêtre récite une litanie qu’on n’a pas besoin d’écouter. J’essaie parfois de suivre sur la carte l’endroit où nous nous trouvons, mais je perds vite la piste. Parfois, quand nous prenons un virage serré, il lance un « Ohé ! » sonore, comme si nous étions en danger de mort, mais j’ai décidé depuis longtemps de m’en remettre à lui, tel un enfant dans l’utérus j’écoute le murmure des eaux et je ne veux plus jamais naître.

III

Un souvenir. Un jour d’hiver. Il a neigé sur la Place Saint-Marc, mais la neige a vite fondu. Sous une des galeries, je regarde la place mouillée, je crois voir les eaux de fonte s’évacuer lentement mais, comme dans le poème de Nijhoff, il en va autrement dans la réalité : je ne vois pas ce que je vois. On dirait qu’une source coule au milieu des dalles de la place, je vois l’eau monter lentement à certains endroits, la ville semble poreuse. Je n’ai pas entendu les sirènes alerter d’un danger de hautes eaux, la situation ne peut donc pas être grave, pourtant je ne parviens pas à détacher mon regard. Il faut tout de même qu’il y ait de la terre en dessous, pas de l’eau, une ville n’est pas un navire. Ou bien si ? Je suis debout sur de la pierre,je ne suis pas le Christ. Mais suis-je bien debout sur de la pierre ? Au loin, je vois des gens coltiner de curieuses planches, je n’ai pas d’autre mot pour les nommer, ce sont de longs rectangles de bois reposant sur quatre pieds métalliques, sur lesquels on peut poursuivre son chemin juste au-dessus de l’eau sans avoir à passer à gué. Les eaux peuvent monter jusqu’à cinquante centimètres. Ces planches servent alors à construire d’étroits chemins sur lesquels se croisent tant bien que mal les piétons. Noire est la boue qui vient du fond de la lagune, les eaux du Léthé, le fleuve de l’oubli, que buvaient les morts. J’ai assisté à des opérations de dragage, une sorte de grappin creuse dans les profondeurs et vomit une boue noire comme de la poix avec divers autres objets de cette même couleur d’eau en deuil, provenant du royaume des morts, de l’anti-ville là-bas, au fond, qui attend son heure.

Quand les eaux sont redescendues, les planches restent, comme pour rappeler que la chance peut tourner, que la pleine lune des tableaux romantiques peut parfois prendre, dans un accès de mauvaise humeur, le commandement des eaux. Et comme depuis la dernière époque glaciaire, il y a dix fois plus d’eau que de terre dans la lagune, les gens se sont tirés d’affaire comme ils ont pu, dans cette région où se livre une lutte entre les fleuves et la mer. La lutte des Pays-Bas contre la mer vient naturellement à l’esprit. Les ramifications du delta du Pô ont charrié du sable depuis les montagnes à l’intérieur des terres, les courants marins ont opposé une résistance, des bancs de sable se sont formés qui ont tenté d’encercler la lagune, les bras du fleuve dans le delta ont dû être déviés pour éviter que les alluvions viennent tout engorger et pour permettre à l’eau douce de se déverser dans la mer par trois ouvertures. Sur une photo aérienne prise de très haut, la lagune ressemble à un organisme vivant, les cours d’eau à des vaisseaux sanguins, les bras du fleuve déplacés au nord et au sud à des artères, les zones industrielles de Mestre et de Porto Marghera à de grosses tumeurs et Venise elle-même à un joyau négligemment jeté et perdu. Les marais qui l’entourent prennent l’aspect d’un manteau pour un roi assis sur un trône branlant fait de grès d’Istrie, pierre salvatrice capable de résister à la voracité des eaux de la mer, de même que les pins, provenant d’Istrie eux aussi, sont profondément enfoncés dans le sable et l’argile, comme à Amsterdam, pour soutenir les maisons et les palais. Quiconque a été capable d’accomplir une telle tâche peut partir à la conquête du monde.

IV 

Trois miniatures

Tiepolo au Palais des Doges
Trois personnages contre un ciel bleu. Le trident indique le dieu dont il est question. Mais il ne tient pas cette arme curieuse qui est son emblème, elle est à moitié posée sur son dos et sur celui d’une jeune femme noire vêtue d’une robe vert foncé, dont la tête est très proche de la sienne. La personne qui tient l’arme est invisible. C’est le portrait le plus humain que je connaisse de lui. Il est grand et fort, à moitié nu, il a de longs cheveux noirs, la barbe hirsute et grise, son œil droit est amoureux, l’autre ne se voit pas, mais ce seul œil suffit, sa peau jeune est hâlée et luisante, quelques poils apparaissent sur sa poitrine, il a des mains de travailleur, d’une couleur plus foncée, comme les agriculteurs et les pêcheurs. Il les tient autour de la corne d’abondance, qu’il déverse devant la femme blonde couronnée en face de lui. Des pièces de monnaie, un morceau de corail rouge vif, des colliers de perles, le tout peint si merveilleusement qu’on croit voir les effigies sur les pièces de monnaie, des figurines dorées et argentées, ce trésor s’écoule le long de son puissant genou et se répand sur la robe de brocart de la femme. Il n’y a aucun doute possible, il ne vient pas payer son tribut par obligation : il le donne par amour et Venise est la femme à qui il offre tout. D’une longue main légère émergeant de l’hermine, elle le montre du doigt et lui lance un regard qui se situe à mi-chemin entre l’étonnement et la peur peut-être. La connotation sexuelle est indéniable, elle est belle, la main gauche avec laquelle elle tient souplement son sceptre repose sur la tête d’un gigantesque chien à la gueule monstrueuse, elle est assise, le buste incliné en arrière, dans toute la splendeur de ses habits, et occupe près des deux tiers du tableau, ce qui donne l’impression qu’il l’approche tel une puissante vague, dieu seul sait ce qui peut encore se produire entre le dieu marin et sa ville favorite. Vu au Palais des Doges, dans la salle des Quatre Portes, qui servait d’antichambre aux ambassadeurs attendant une audience.

Carpaccio au musée Correr
Ruskin a qualifié les deux femmes peintes par Carpaccio de courtisanes, ce qui en dit long sur lui. Femmes de mœurs légères (d’un bon milieu) dit mon dictionnaire français, au cas où j’aurais encore un doute. Pourquoi Ruskin a-t-il pensé qu’il avait en l’occurrence affaire à des prostituées de luxe ? Les vêtements des deux femmes sont vénitiens, somptueux, leurs coiffures raffinées, leurs bijoux pas trop exubérants, quoique bien visibles. Une des femmes a un décolleté généreux, mais cela n’avait rien d’inhabituel. Quelle mouche a piqué Ruskin ? Sa propre pruderie victorienne ? Selon la légende, il avait tellement observé les nus en marbre poli qu’il eut un choc en voyant, lors de sa nuit de noces, les poils pubiens de sa femme. Cette interprétation s’explique cependant, à mon avis, par deux autres éléments de ce fabuleux tableau. Les deux femmes regardent droit devant elles, elles se détournent de l’observateur, toutes deux ont un regard vide, qui ne se pose sur rien. Il se passe certaines choses dans le tableau, pourtant rien ne semble bouger, elles paraissent attendre, une occupation souvent prolongée dont les courtisanes avaient l’habitude.

Que voyons-nous au juste ? Deux colombes, deux chiens, peut-être les pattes d’un de ces chiens ou d’un troisième chien invisible. La femme au décolleté tient dans la main droite une longue tige que le plus gros des chiens serre entre ses dents pointues. Les lois de la perspective ne me permettent pas de savoir si les deux pattes avant, que je vois en bas à gauche du tableau et dont une est posée sur une lettre dépliée impossible à déchiffrer, appartiennent au même chien : d’après la couleur et le pelage du chien, je pense que ce doit être le cas. Dans la main gauche, la femme tient la fine patte droite d’un petit roquet dressé sur son arrière-train, qui me lance un regard insolent. L’autre femme semble avoir enfilé deux énormes chaussons verts bordés de broderie, mais ce sont sans doute des plis dans le bas de sa robe. Ces connaissances relèvent de l’histoire de l’art, comme peut-être la signification de l’oiseau semblable à une corneille qui se tient par terre juste devant elle et qui lève une patte tridactyle dans sa direction. Cette femme aussi a ce regard vide, qui ne fixe rien et que je qualifierai, par facilité, de moderne. Dans la main droite, elle tient une étoffe en lin ou en soie, son coude s’appuie sur une haute balustrade de marbre à côté d’une grenade, symbole d’amour et de fertilité, je me souviens au moins de cela. Rien ne permet de savoir si le garçon, dont la tête ne dépasse pas encore la balustrade, le sait aussi. Quoi qu’il en soit, son attention se concentre sur le paon qu’il aimerait caresser. À côté du paon sont posées deux chaussures de femme, de celles qui étaient à la mode à l’époque et avec lesquelles il était manifestement presque impossible de marcher.

Le tableau est exposé au musée Correr. Si vous avez l’occasion de vous arrêter devant et de l’observer longuement, vous constaterez le calme qui s’installe autour de ces femmes. Selon des théories plus récentes, elles attendent le retour de leurs maris de la chasse, ce qui ne résout pas l’énigme de ce calme. Les vêtements et les objets situent le tableau dans le temps, mais le vide dans le regard et l’arrogance hostile du petit chien ont des relents de mon époque. Ce petit chien en sait trop, et nous nous connaissons.

Guardi
La ville que j’ai quittée il y a quelques semaines est devenue papier. Maintenant que je suis parti, la grande exposition de Guardi est enfin arrivée au musée Correr. Francesco Guardi, qui tout au long de sa vie a dû laisser Canaletto lui passer devant, alors qu’il savait naturellement qu’il avait plus de talent parce qu’il savait donner vie à la ville, libérer les palais de la stasis où l’autre peintre les a figés pour l’éternité, laisser l’eau respirer, rendre audibles les cris de tous ces hommes sur leurs bateaux et parce que ses nuages ressemblaient tant à des personnes se déplaçant au-dessus de l’eau et de la ville qu’on avait envie de leur donner des noms. Un ami qui connaît mes obsessions m’a envoyé une édition d’El País et une page du New York Times qui traitent de l’exposition. J’ai ainsi l’impression d’être encore un peu à Venise.

À travers le blanc et le noir du papier granuleux des journaux, je vois les tableaux comme il ne faudrait pas les voir, ils sont atteints d’une sorte de grisaille incurable, mais j’y ajoute tout de même les couleurs, de mémoire et par nostalgie. Sur le seul portrait que l’on connaît de lui, le peintre est mince, un peu transparent, le pinceau à la main comme s’il devait faire une démonstration à l’aide des couleurs sur sa palette : des traits blancs et foncés, des mains de femme, des yeux clairs qui conserveraient tout ce qu’ils verraient. La ville, la ville et encore la ville, une ville fluide faite d’eau et de bateaux, une ville de pierre faite de palais, mais aussi ce qui se passait derrière tous ces murs fermés, la ville dans la ville, la foire aux vanités du Ridotto, un tourbillon de raffinement et de lubricité autour des tables de jeux, une faible odeur de pourriture annonciatrice d’une lente agonie. Ses tableaux sont rentrés chez eux. Qui sait ? Peut-être avaient-ils la nostalgie de la ville où Guardi, toujours dans l’ombre de Canaletto, tenta autrefois de les écouler sur la Place Saint-Marc. Ils ont été acheminés par avion depuis les quatre coins du monde vers le Correr, quarante musées et institutions les ont prêtés pour plusieurs mois, j’ai hâte de les voir en vrai. À travers le gris du journal devant moi, je regarde la rive de la Giudecca où je marchais encore il y a peu, je vois la petite île où j’ai vécu, prisonnière entre la lumière et l’ombre, une région lointaine, crépusculaire, où je pourrais être un des fantômes qui peuplent ses tableaux. La ville n’a pratiquement pas changé depuis son époque. Aussi ces tableaux donnent-ils l’impression d’abolir le temps qui s’est écoulé. Je ne suis plus là où je suis et, pourtant, j’y suis, j’ai pris la substance de la peinture et je marche là-bas, dans le présent de 1760, où il m’a peint, un homme dans d’étranges vêtements assis sur les marches de l’église devant laquelle je passerai deux siècles plus tard, un Néerlandais dans la république sérénissime.

Traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin

Podcast en français : ICI et en italien : ICI

 

Isabelle Rosselin est traductrice du néerlandais et de l’anglais vers le français depuis vingt-cinq ans. Après avoir étudié l’anglais, notamment à l’université de Groningue aux Pays-Bas, elle a obtenu son diplôme de fin d’études à l’École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs de Paris et un DESS de terminologie à l’Université de Paris III. Avant de se lancer dans la traduction, elle a travaillé comme lexicographe chez Larousse. Elle a travaillé huit ans comme traductrice, rédactrice et responsable du service de traduction à l’hebdomadaire Courrier international, pour lequel elle sélectionnait en outre les articles de la presse belge et néerlandaise. Parallèlement à ses activités de traductrice littéraire, elle a fondé en 1999 sa propre société de traduction, Zaplangues, spécialisée dans l’économie, la finance, le marketing, la communication et la presse. Elle a traduit plus d’une vingtaine d’ouvrages littéraires du néerlandais, notamment d’Anna Enquist, d’Arnon Grünberg, d’Arthur Japin, de Harry Mulisch, de Connie Palmen et de David van Reybrouck (Congo, prix Médicis essai 2012).


La Fondazione Giorgio Cini propose les résidences sur l’Isola di San Giorgio Maggiore : un parc avec une magnifique église, plusieurs expositions et le Centro Internazionale di Studi di Civiltà Ittaliana Vittore Branca. Ce centre abrite une bibliothèque magistrale avec plus de 300.000 livres où des dizaines de chercheurs se livrent à leur travail scientifique en ne se déplaçant qu’à pas feutrés et s’exprimant par chuchotements.

Toute la ville de Venise ainsi que sa lagune est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO Tous ceux qui l'ont visitée savent pourquoi. Venise a probablement autant de surnoms que de ponts. La ville est connue pour beaucoup d'autres choses, mais il ne fait aucun doute que les deux Vénitiens les plus célèbres sont Marco Polo et Casanova. Les villes côtières du sud de l'Europe semblent être une excellente source d'inspiration pour les découvertes et la littérature, comme l'illustrent Venise, mais aussi Lisbonne. Dans le passé, Venise a inspiré de nombreux auteurs. Les Citybooks montrent que c'est toujours le cas aujourd'hui.

A l'automne 2012, Cees Nooteboom, Atte Jongstra, Rebekka de Wit, l’italianophile Luc Devoldere et l'écrivain autrichien Lydia Mischkulnig ont passé quelques jours dans la Ville sur l'eau.  Les citybooks sur la ville sont sortis en néerlandais, en français et en anglais, avec une traduction de courtoisie en italien.

Le photographe Andrea Galiazzo a fait un portrait de Venise en 24 natures mortes. Quand la marée se retirait, Galiazzo récupérait pendant ses promenades des objets que l'eau de la lagune avait charrié et qui jonchaient le sol. Tramezzinimag présentera ce travail très original dans un prochain billet.


03 juin 2020

Avec Francesco Guccini, un cri d'amour pour Venise

Mon frère ce matin m'a appelé juste pour m'inviter à allumer la radio et écouter sur France Culture une émission où on parlait de Venise. j'ai aussitôt pensé « quelle aubaine, il va peut-être, à l'écoute de ce qui va s'y dire, décider de venir me rendre visite avec ma belle-sœur ! » De toute la famille de votre serviteur, ils sont les seuls à n'être jamais repassés sur les bords de la lagune depuis quarante ans. Pourtant ils ont beaucoup voyagé... L'Europe, l'Inde, le Népal. Je n'étais pas chez moi et n'ai pu écouter le podcast  de l'émission qu'à l'instant. En voici une petite présentation qui s'inscrit naturellement dans l'esprit des billets que nous publions depuis quelques mois et qui veulent attirer l'attention des amoureux de Venise, des visiteurs curieux et des touristes au sens pur et profond du terme, sur la situation réelle de cette merveille du monde. Tramezzinimag a toujours développé l'idée de Venise comme modèle idéal et laboratoire pour le bon comme pour le mauvais. C'est hélas un angle de réflexion complètement en opposition avec la pensée dominante qui dirige les actions - et l'inaction - des élites en charge de la ville aujourd'hui et de son avenir. Ces apprentis sorciers après tout sont le modèle d'une pseudo élite ultra-libérale, parfois bouffie de relents libertariens, mais surtout avide de profits et adepte de la fuite en avant, cet "après nous le déluge" qui les caractérise tous depuis plus de cinquante ans, voire bien davantage...

Anthropocène, le virus de la dernière chance

Ce qui s'est dit sur France Culture qui concernait Venise n'avait pas vraiment de quoi encourager des militants écologistes de la première heure, qui vivent à la campagne depuis la naissance de leurs filles, sont quasiment autosuffisants, se sont éloignés de la ville par conviction philosophique et partageant avec beaucoup de gens de leur génération ce goût et ce bonheur de vivre au milieu de la nature, dans une qualité de vie exemplaire, sans pour cela avoir rejeté les (quelques) bienfaits des temps modernes. 

On entendait parler de Venise comme l'une des villes les plus polluées d'Italie, y sont évoquées l'ineptie des pouvoirs publics locaux parfois pire qu'ailleurs et les mille problématiques du tourisme de masse, etc, etc. Mais on y peut entendre aussi un échange très parlant sur cet amour unique que la sérénissime inspire aux cœurs purs. Ainsi, sa somptueuse histoire autant que ses histoires d'aujourd'hui ont été évoquées  par Chiara Barattucci, depuis Venise ou vit cette architecte qui enseigne à l'IUAV (Institut universitaire d'architecture de Venise) et à Milan et par le producteur de l'émission, le sympathique journaliste Florian Delorme, fin connaisseur de la ville. Il eut fallu une émission supplémentaire pour détailler les problématiques qui font peser sur la Sérénissime de lourdes menaces, à commencer par la pollution - chimique, sonore, touristique - mais aussi par sa dépopulation.


La partie concernant Venise dans l'émission Cultures Monde, que ce billet commente, est à la fin du podcast. Si vous avez le temps, Tramezzinimag vous conseille vivement l'écoute de l'émission dans son intégralité, vraiment intéressante et bien menée comme toujours par l'équipe de Florian Delorme, bien que la ligne éditoriale bien-pensante, genre prépa épreuves de Culture Générale à Sciences Po, ne soit pas toujours notre tasse de thé (vert, of course) :


Pendant ce temps, les vénitiens bougent. Manifestation spontanée des commerçants de la P (P pour Popolo), marche contre le port du masque et l'ineptie des mesures de distanciation sociale, pour une autre gestion du tourisme, pour redonner la possibilité aux vénitiens de se loger dans le centre historique, grogne pour limiter voire réduire les licences touristiques délivrées par le maire Brugnaro, le Trump local, et pour que soient interdites les locations touristiques de demeures privées de moins d'un mois, la protection de la lagune, la lutte contre le moto ondoso qui est revenu après le confinement qui avait vu les eaux de Venise s'éclaircir, l'air redevenir pur et le silence se répandre partout pour le bonheur des habitants qui retrouvèrent leur ville avec surprise et bonheur. Tramezzinimag reviendra sur tout cela dans les prochains billets. 

Illustrations des récents manifestations :






13 décembre 2019

La Venise mineure par Pasinetti

Venezia minore (la Venise mineure) est le titre d'une documentaire réalisé en 1940 par Francesco Pasinetti, réalisateur vénitien mort prématurément et qui était le frère du romancier Pier Maria Pasinetti. Comme l'écrivain, le cinéaste était un fou de Venise, leur ville, l'endroit où il avait grandi et il a su traduire son amour de la Sérénissime dans les images du film. La vie quotidienne de la ville est simplement filmée, la mise en scène légère et spontanée comme pour éviter les effets qui plombent le plus souvent les documentaires de voyage. On retrouve ainsi une Venise au fil de l'eau, des campi et et des ruelles,la caméra poursuivant son errance tout au long des images dans Cannaregio, Castello et Dorsoduro mais aussi du côté de la Giudecca. Un monde en partie disparu, mais qui survit tout de même dans notre regard et que nous aimons. Bon voyage en images et noir et blanc ! Un régal que TrameZziniMag est heureux de faire connaître à ceux qui ne l'auraient encore jamais vu. Bonne promenade.

19 août 2019

Ciao Ragazzi

Il y a parfois des pensers inattendus qui nous ramènent loin en arrière et, l'âge venant, on se complairait vite à trouver que tout était mieux alors ; plus fort, plus vrai, plus beau. Travers que les jeunes gens dénoncent quand nos émotions font de ces tout et de ces rien qui remontent de plus en plus souvent chez ceux qui vieillissent et ne se sentent plus dans l'action, dans le feu de l'action, dans le feu tout court. 

Ciao Ragazzi est une chanson poignante qui nous prit à la gorge dans nos années lycéennes. C'était dix ans après le drame du barrage de Vajont. Personne ne parlait alors d'écologie, mais notre professeur d'histoire avait décidé de nous présenter les limites que le progrès et la technique représentaient, en nous décrivant quelques unes de ces catastrophes évitables que l'appât du gain et le mépris de certaines élites laissent parfois se produire. 

L'idée de tous ces innocents morts ensevelis par la boue dans leurs maisons pulvérisées par la force de la vague qui déferla sur la petite vallée tranquille (qu'un ordre de dernière minute mais entrepris trop tard venait d'ordonner d'évacuer) m'avait bouleversé, comme la plupart de mes camarades... Vajont, c'était dix ans plus tôt. Le professeur termina son cours en nous faisant écouter cette chanson, écrite par Adriano Celentano pour saluer les jeunes rescapés de cette terrible catastrophe

C'était près de Belluno, non loin de Venise où le glissement de terrain dans la vallée où un barrage périclitait, avec des parois poreuses et qui bougeaient depuis longtemps. Le 9 octobre 1963, plus d'un millier de personnes périrent en quelques minutes, submergées par une masse de terre, de roches, d'eau et de boue qui pulvérisa tout sur son passage... Il y avait beaucoup d'enfants et de jeunes gens parmi les victimes. parmi la population dont de nombreux enfants. Je me souviens de l'effet que les paroles du chanteur firent en moi, et du silence qui suivit l'audition. Je revois le geste du professeur, ému lui aussi, qui appuya sur le bouton du magnétophone à cassettes qu'il avait utilisé.



Ciao ragazzi ciao
Perché non ridete più
ora sono qui con voi.
Ciao ragazzi ciao
voglio dirvi che
che vorrei per me
grandi braccia perché
finalmente potrei
abbracciare tutti voi.

Ciao ragazzi ciao
voi sapete che che nel mondo c'è
c'è chi prega per noi
non piangete perché
c'è chi veglia su di noi.

E dico ciao
amici miei
e voi con me
direte ciao
amici miei
direte ciao

15 avril 2019

Capsule, la nouvelle rubrique carte blanche de Tramezzinimag


A maintes reprises des contributeurs, célèbres ou inconnus, sont venus enrichir le contenu de TraMeZziniMag. A chaque fois, c'est une sensibilité nouvelle, une vision différente. Des mots, des sons  ou des images toujours souvent différents, apportent un regard rafraîchissant et original qui contribue à rappeler que Venise n'appartient à personne en particulier et que "si chacun en a sa part, tous nous l'avons en entier"...

C'est ainsi que nous sommes heureux de vous proposer une nouvelle rubrique, simplement baptisée Capsule.

Le terme nous arrive du Québec où il désigne toute “production écrite, orale ou audiovisuelle qui traite, de manière condensée, d’un sujet ou d’un thème donné”.  

Dans notre idée, il s'agit de laisser carte blanche à nos invités. Pour inaugurer cette rubrique, c'est Ilona Gault, jeune musicienne d'origine française qui vit depuis plusieurs années à Venise - qu'elle connait comme sa poche - où elle enseigne le piano à Piano piano a Venezia, l'école qu'elle a créée et à l’Accademia di Musica Giuseppe Verdi

Dans cette première capsule, notre invitée évoque un sujet typiquement vénitien : l'acqua alta et la manière dont les vénitiens en sont avertis. A la différence du discours habituel passablement mortifère, elle a choisi d'aborder la montée des eaux en musicienne, au travers d’une sorte de "petit prélude sonore"  au spectacle visuel qui suit et que tout le monde connait. 

Ce spectacle pour les touristes - le bonheur des photographes - mais véritable calamité pour la cité des doges et ses habitants, Ilona Gault nous propose de le penser autrement. Une petite leçon d'harmonie...

16 octobre 2018

La Friche Belle de Mai à Venise : « Architecture invisible »




Et si nous parlions de la XVIe Biennale d'Architecture de Venise qui fermera ses portes le 25 novembre prochain ? A tout seigneur tout honneur, commençons par le pavillon français. 

Le collectif d’architectes Encore Heureux a investi le Pavillon français, réunissant autour de lui dix Lieux Infinis : dix lieux pionniers éparpillés dans l’Hexagone "qui explorent et expérimentent des processus collectifs pour habiter le monde et construire des communs" : l’Atelier Médicis, le 6B, le 104, l’Hôtel Pasteur, La Grande Halle, le Tri Postal, la Convention, les Grands Voisins, la Ferme du Bonheur


Et aussi, la Friche de la Belle de Mai... A ce rêve culturel et architectural marseillais dont on parle beaucoup, chantier du possible, était consacrée la conférence qui ouvrit la programmation du Pavillon Français. "Architecture invisible", une conversation autour de la Friche Belle de Mai avec les architectes Jean Nouvel, Patrick Bouchain et Matthieu Poitevin, animée par Jean Philippe Hugron, rédacteur en chef du Courrier de l’Architecture, et introduite par Agnès Vince, chargée de l’architecture au Ministère de la Culture.


"Des lieux ouverts, possibles, non-finis, qui instaurent des espaces de liberté où se cherchent des alternatives. Des lieux difficiles à définir car leur caractère principal est l’ouverture sur l’imprévu pour construire sans fin le possible à venir. Confrontés aux défis immenses de notre époque où les transitions écologiques peinent face à la domination de l’économie marchande, aux replis identitaires et à l’autoritarisme, il est urgent d’espérer. De s’inspirer d’expériences parfois éphémères mais concrètes et solidaires.
 
Nous présentons ici un choix subjectif de dix lieux issus de rencontres. Ce ne sont pas des modèles mais des signaux faibles qui ouvrent des perspectives protéiformes et subversives. Ils existent par leur volonté d’expérimenter, presque toujours à partir d’un bâtiment hors d’usage, d’un site délaissé. L’architecture s’y exprime dans la rencontre entre des qualités spatiales préexistantes et un processus organique de transformation qui n’a de sens que s’il répond aux besoins de tous et aux désirs de ceux qui s’y engagent avec courage et détermination. 

Dans cet accompagnement spatial et temporel, l’architecte généraliste se révèle un guide nécessaire, aux frontières de la mission qui lui est traditionnellement attribuée: il ne se limite pas là à construire des bâtiments mais cherche également à faire des lieux.
Des infinis de possibles, ici et maintenant." (texte de présentation des architectes)
"Architecture invisible" est un contenu de Radio Infinita, Radio Incompleta, la radio que Grenouille a activée à Venise, à la Caserma Pepe du Lido. Pour l’écouter, c’est ICI



24 février 2018

Un adagio pour accompagner la douce lenteur d'un dimanche...

Je ne sais pas vous, mais sauf à de rares occasions, fêtes carillonnées ou retrouvailles familiales, le dimanche reste toujours pour moi un moment privilégié, une pause dans un quotidien dont le rythme ne nous appartient pas toujours. L'Ancien Testament nous rappelle que Dieu, satisfait - et fatigué - par sa Création, se reposa la septième jour. Avec un pareil exemple, comment oser courir, s'exciter, s'éparpiller ce jour-là aussi ? Le jour du Seigneur, quelle jolie formule. Le dimanche est bien un jour spécial. 

Même sans plus aucune obligation professionnelle, sans les contraintes de temps et de résultats d'avant, il m'aura fallu des années pour oublier cette sensation terrible du dimanche soir, ce frisson de dépit et de tristesse à l'idée de devoir reprendre le collier dès le jour suivant. Tous ceux que la retraite - mais non le retrait - a délivré d'un quotidien d'obligations ont savouré ce moment où, enfin, chaque jour pouvait être comme un dimanche. la liberté totale. La disponibilité d'une page blanche... Bref, le dimanche, le vrai, celui qui arrive après le samedi, son antichambre animée, s'impose comme le plus joli jour de la semaine. Je souhaite à tous la douce torpeur qui me prend le dimanche et que j'entretiens avec gourmandise. Une sorte de ralenti sur image, une méditation continue où tout prend une ampleur nouvelle : les cloches qui appellent les fidèles, les oiseaux qui s'égayent dans les tilleuls sous mes fenêtres, le parfum des fleurs sur la table du salon, le chat qui ouvre un œil et s'étire en soupirant... 

Tout prend une autre saveur. Le petit-déjeuner apprêté, petits plats dans les grands - prendre le temps -, les fenêtres grandes ouvertes si le temps le permet, un bon livre entre les mains. le thé fumant... A tout cela, il faut une musique ample et sereine, puissante et harmonieuse. L'adagio pour hautbois, violoncelle et orgue de Domenico Zipoli, pièce composée pour l'offertoire et l'élévation de la messe, traduit à la perfection ce que je parviens bien mal à décrire avec les mots. Si vous l'entendez pour la première fois, un conseil : fermez les yeux, laissez pénétrer les harmonies et vous sentirez votre respiration se caler peu à peu sur le rythme pur et tranquille de la musique. Un morceau de paradis.
Ce prêtre toscan ne le fut jamais en réalité. Il mourut très jeune, loin de l'Italie, n'ayant pu être ordonné faute d'un évêque dans le diocèse. Au vu de ses talents musicaux, le maître de Chapelle du duc de Florence auprès de qui il étudiait la musique, l’envoya à Naples où il se perfectionna avec Alessandro Scarlatti. Il poursuivit sa formation à Rome en 1709  avec Bernardo Pasquini. Son talent et sa jeune renommée lui permirent de devenir et il devint maître de Chapelle du Gesú. C'est apparemment en fréquentant la communauté des jésuites qu'il décida d'entrer en religion. 


Il composa pendant ces années romaines plusieurs œuvres très appréciées. Ainsi en 1712 on joua ses Vespri e Mesa per la festa di San Carlo, et l’année suivante son Oratoire Sant’Antonio di Padova. Puis en 1714, l’Oratoire Santa Caterina, Vergine e Mártire fut acclamé. Sa renommée prenait une ampleur telle qu'on venait l'écouter de toute l'Italie. . Son destin de musicien semble tracé. Pourtant, il en avait décidé de prendre une autre voie en suivant la formaztion théologique auprès de la Compagnie de Jésus. Ainsi quelques mois après la parution en 1716 de ses Sonate d’intavolatura per organo e cimbalo, Domenico Zipoli, âgé seulement de 27 ans par pour Séville où il entre au noviciat de la Compagnie, le 1er juillet.  Répondant à son souhait, le Provincial envoie le jeune novice dans les colonies espagnoles d'Amérique du sud. Un an plus tard, le 13 juillet 1717, il débarque à Buenos Aires en compagnie de 54 jésuites, parmi lesquels se trouve l’historien Pedro Lozano 

En 1724, sa formation religieuse terminée au séminaire de Cordobà, il aurait dû être ordonné prêtre mais aucun évêque n'étant alors disponible, il fut nommé maître de chapelle, chef de chœur et organiste de la cathédrale.  Il continua de composer et très rapidement, ses œuvres furent célèbres dans toutes les Réductions des territoires espagnols, au Paraguay et au Pérou. Atteint de tuberculose, il mourut près de Cordobà, au monastère de Santa Caterina, le 2 janvier 1726, à l'âge de 37 ans.
Son œuvre lui a survécu et demeure l'une des plus belles du genre parmi toutes les compositions nées dans les Amériques espagnoles d'alors. Le baroque d'outre-atlantique reste assez méconnu mais recèle de véritables trésors. Les jésuites, jusqu'à leur Expulsion, bâtirent en même temps que de magnifiques églises, des orgues et des instruments de musique, des écoles de musique s'ouvrirent dans de nombreuses villes, des enfants furent formés au chant, partout des chœurs animaient les offices et illustraient les nombreuses fêtes et processions. Aujourd'hui encore, la musique de Zipoli est souvent interprétée comme cet adagio qu'on joue autant pour les mariages que pour les obsèques partout en Amérique du sud. Son ampleur et sa sérénité en font un outil de méditation qui émeut et nourrit.


L'universitaire et musicienne Evangelina Burchard, spécialiste de la musique des jésuites a consacré au musicien toscan un article publié en 2013. Dans lequel elle explique :

[...] Son œuvre musicale américaine eut un grand retentissement et une très forte reconnaissance dans les réductions, comme le raconte Lozano, où « des heures avant que ne joue Zipoli, l’église de la Compagnie se remplissait, tous désireux d’écouter ces harmonies aussi nouvelles que supérieures ». Comme le confirme également le Père Peramás dans son livre publié en 1793 « De vita et moribus » (se trouvant en Italie suite à l’expulsion des jésuites), « certains prêtres excellents dans l’art de la musique étaient venus d’Europe, enseignèrent aux indiens des villages à chanter et à jouer des instruments. Mais personne ne fut plus illustre ni prolifique que Dominque Zipoli, autre musicien romain, dont la parfaite harmonie des plus douces et des plus travaillées pouvait s’imposer. Les vêpres qui duraient toute l’après-midi étaient particulièrement exquises. Il composait différentes œuvres pour le temple, qu’on lui demandait par courrier jusqu’à la ville même de Lima »…

Dans une lettre du père Jaime Olivier datée de 1767 (année de l’expulsion) on lit : « Tous les villages ont leur musique complète d’au moins 30 musiciens. Les sopranos son très bons, en effet ils sont choisis parmi les meilleurs voix de tout le village, les faisant participer depuis leur plus jeune âge à l’école de musique. Leurs maîtres travaillent avec une grande rigueur et attention, et méritent réellement le titre de maître ; en effet ils connaissent la musique avec perfection et la composent parfaitement ; bien qu’ils n’en aient pas besoin puisqu’ils possèdent des compositions parmi les meilleurs d’Italie et d’Allemagne, mais également des œuvres du frère Zipoli…

Les instruments sont excellents ; il y des orgues, des clavecins, des harpes, des trompes marines et trompes de chasse, beaucoup d’excellents clairons, violons, contrebasses, bassons et chimirias. Dans toutes les fêtes, il y avait dans l’après-midi des avant-vêpres solennelles avec toute la musique divisée en deux chœurs ». L’influence de Zipoli ne se limite pas seulement à Córdoba. Le vice roi du Perou sollicita depuis Lima ses compositions.
En 1959, le musicologue Robert Stevenson trouva une Messe en Fa pour chœur à trois voix, deux violons, orgue et orgue continue de Zipoli dans les Archives Capitulaire de la ville de Sucre en Bolivie. Un autre travail, publié en 1994 par le Docteur Piort Nawrot, présenta une compilation de Musique de Vêpres de Domingo Zipoli et autres maîtres jésuites anonymes correspondant aux Archives épiscopales de Concepción de Chiquitos, Santa Cruz (Bolivie). De même, Nawrot réalisa d’autres travaux de recompilation comme la Messe des Apôtres de Zipoli.

Sa musique fit de nombreux et fervents admirateurs de son vivant comme après sa mort.