Tramezzinimag a beaucoup de lecteurs en Belgique et aux Pays-Bas. C'est par le biais de ces abonnés fous de Venise, que nous avons découvert l'écrivain Cees Nooteboom, il y a quelques années. L'auteur a publié en 2013 dans la très belle revue belge Septentrion, des extraits de son Citybook sur Venise. Il y livre ses impressions après quelques jours passés en résidence dans l'île de San Giorgio, à la Fondation Cini. Tramezzinimag vous en livre à son tour quelques extraits :
I
J’ai acheté une immense carte de la lagune de Venise pour essayer de ramener la ville à sa juste proportion. Curieux exercice. Je sais que j’arriverai par avion demain mais, cette fois, c’est par la mer que j’aborderai cette ville que j’ai si souvent visitée. Sur la carte, le rapport entre l’eau et la ville est de l’ordre de mille pour un et, dans ce bleu infini, la ville est devenue village, petit poing serré posé sur un grand drap, si bien que tout ce vide semble avoir engendré, dans un moment de colère, la ville qui plus tard allait le dominer. L’auteure mexicaine Valeria Luiselli voit au lieu de mon poing une rotule brisée et, à mieux y regarder, je crois qu’elle a raison. Depuis les hauteurs de Google Earth, l’analogie est encore plus évidente, le Grand Canal est la fracture du genou ; le labyrinthe granuleux désagrégé tout autour représente l’os de la ville où je vais me perdre demain comme tous ceux qui viennent de l’extérieur doivent s’y perdre : c’est la seule manière d’apprendre à la connaître.
J’ai séjourné à plusieurs adresses en ce lieu, parfois dans de vieux hôtels, la plupart du temps dans d’étroites ruelles obscures, dans des parties de palais qui n’évoquaient jamais un palais, des cages d’escaliers en piteux état, des petites chambres avec tout juste une fenêtre donnant sur l’arrière d’une maison qui paraissait inhabitée, alors que dehors étaient pourtant suspendues à un fil à linge précaire deux culottes gelées, dans le froid glacial et silencieux. Parfois aussi une vue sur l’eau d’un canal latéral inconnu où, tous les jours à la même heure, un bateau passait, chargé de fruits et de légumes. Cette fois, ce n’est pas l’hiver, nous sommes en
septembre, et tout rêve d’une ville déserte s’est volatilisé dès mon arrivée : Venise appartient au monde entier, et le monde entier est au rendez-vous. S’il y a un Proust ou un Thomas Mann, un Brodsky ou un Hippolyte Taine parmi eux, ils se cachent bien. Des armées entières montent en ligne à cette époque de l’année, l’armée chinoise, l’armée japonaise, l’armée russe. Pour découvrir sa Venise, il va falloir faire preuve d’obstination et d’esprit de décision, revêtir une cuirasse invisible, et se dire humblement que pour tous les autres, on fait tout simplement partie de ceux qui se mettent en travers de leur chemin et se serrent désagréablement contre eux dans la partie ouverte du vaporetto où il n’y a rien pour se tenir.
Mais je n’en suis pas encore là. Je viens tout juste d’arriver et mon voyage associe déjà trois des quatre éléments : l’air, car j’ai traversé le ciel pour venir ici, la terre que j’ai foulée à mon arrivée, et l’eau au bord de laquelle je viens de m’arrêter et où scintille la lumière, tandis que j’attends un taxi sur un appontement. Quant au quatrième élément, le feu, je ne m’y risquerai pas, même si le soleil flamboie dans l’eau ondoyante. L’art contemporain de la
description a en effet ses limites, liées à la patience du nouveau lecteur. J’ai acheté avant mon départ un livre d’Hippolyte Taine datant de 1858. J’y ai marqué d’une croix des passages évoquant l’éclat du mouvement de l’eau. C’est là une autre leçon d’humilité, car il rend par sa description l’eau véritablement éclatante, elle aussi. Maintenant que je suis ici, je constate à quel point il est difficile de se livrer à un exercice qui se pratiquait encore au 19e siècle sans aucune gêne : décrire minutieusement, dans les moindres détails, de façon impressionniste, ce que l’on voit.
Le taxi interrompt mes réflexions. Il fend l’eau de la vaste lagune, file le long des bittes d’amarrage formant une ligne géométrique sur ce qui doit être le Canale di Tessera et se rue sur la ville. Je vois les silhouettes de tours connues, j’ai l’espace d’un instant le sentiment de rentrer chez moi, nous passons à vive allure à côté de Murano, contournons par le sud l’île des morts de San Michele et entrons dans l’Arsenal, longeant soudain lentement les hauts murs de briques du quai puis traversant en biais le Canale di San Marco en direction de la petite île de San Giorgio où je vais séjourner cette fois. Les cloches de la colossale basilique San Giorgio se mettent aussitôt à sonner, je n’y suis pour rien : il est six heures du soir, c’est l’angélus. J’entends aussi les cloches de la basilique San Marco et de l’église du Redentore, dont le tintement se propage sur l’eau.
Pris entre un feu croisé de sons, debout sur la grande place dégagée devant l’église, je vois un homme à genoux qui, muni d’une brosse
métallique bien trop petite, frotte les escaliers pour en retirer, centimètre par centimètre, les algues qui y ont poussé juste en dessous de la surface de l’eau, un travail de Sisyphe qui semble plus proche de l’éternité que du monde d’où je suis venu aujourd’hui.
Une heure plus tard, après avoir déposé ma valise dans ma chambre monacale, j’entre dans la gigantesque basilique encore ouverte. Dans ce genre d’espace, on recherche malgré soi les parois latérales : le vide au milieu est dangereux. J’ignore si l’on vient prier ici. On ne décèle pas la moindre trace de cette intimité propre aux églises romanes : c’est une station spatiale pour se rendre sur la planète Mars, un autre Dieu, classique, martial, règne ici, dans cette demeure que Palladio a conçue pour lui. Même les grandes fresques du Tintoret, à peine visibles dans la pénombre, sont intégrées dans un
réseau mathématique de lignes implacables. Je sais que, derrière l’imposant maître-autel, doivent se trouver d’extraordinaires stalles flamandes mais, alors que je cherche à m’en approcher, un bruit de voix,le faible murmure plaintif de voix de vieillards, me retient. Le bâtiment était autrefois un monastère bénédictin. Quand les moines en ont été chassés, tout est tombé en ruine. Aujourd’hui s’est implantée sur l’île une fondation où je suis autorisé à passer quelques jours, mais les moines ont quant à eux rejoint leur monastère réduit à une plus petite taille. Ils n’occupent plus que quatre des nombreuses stalles, dans l’obscurité croissante j’ai pris position de façon à pouvoir les observer pendant les vêpres. Leurs voix, qui fredonnent des chants grégoriens, se noient dans l’immensité de la construction. L’opposition entre la magnificence classique environnante et le désarroi émanant des prières chuchotées ne manque pas de pathos ; l’atmosphère est aux adieux irrévocables et, lorsque je quitte la station spatiale sur la pointe des pieds, j’entends derrière moi l’écho toujours plus faible d’une époque à jamais révolue. Dehors, je vois les lumières de la grande place
de l’autre côté et les bateaux qui naviguent du quai des Esclavons versla Giudecca. Je suis arrivé.
II
Bateau, sur l’eau, la rivière, la rivière, bateau, sur l’eau, la rivière au bord de l’eau. J’ai enfin osé. Dix séjours à Venise, et me voici pour la première fois dans une gondole. Tôt le matin, quand je bois mon café au coin des Procuratie nuove, ils sont à côté de moi : les gondolieri. En grande conversation à propos du match de la veille dans un dialecte vénitien impossible à suivre. Il fait froid sur l’eau, porter un cappuccio tient
chaud. Dehors sont alignés les fins bateaux noirs en forme d’oiseaux, leurs têtes d’oiseau (ce sont des têtes d’oiseau, regardez bien) pointés vers l’île où je loge. Pourquoi n’en ai-je jamais eu envie ? Parce que c’est le cliché absolu de Venise ?
Ce serait puéril. Est-ce dû aux visages des gens dans ces gondoles ? Mais qu’ont-ils donc, ces visages ? Affichent-ils l’insupportable béatitude du but enfin atteint, le sentiment de vivre le
baptême vénitien absolu, qui les rattache à jamais à la ville ? En gondole avec Thomas Mann, Marcel Proust, Paul Morand, Henry James, Ezra
Pound. Louis Couperus ? Ich bin auch ein Berliner, quelque chose de ce genre ? Ou bien ont-ils cette expression sur leur visage : si nos voisins du Kansas, de Bielefeld, de Wakayama, de Novossibirsk, de Barneveld nous voyaient ? Comme si, en bas au niveau de l’eau, ils s’étaient drapés de toute la ville comme d’un manteau, le temps de cet instant silencieux, ondoyant, de plénitude, de bercement, de chuchotement de l’eau autour de soi sur des canaux plus calmes, avec derrière eux un homme invisible, le passeur, aux mouvements puissants, rythmiques. Pourtant, la plupart des gens n’ont pas la bonne expression sur leur visage, même s’ils font de leur mieux. Cela ne peut s’expliquer que par le fait qu’ils sont conscients qu’ils ne vont nulle part et reviendront, bientôt, à leur point de départ. Quelle expression adopter quand les gens dans le vaporetto, qui eux vont quelque part, vous regardent ?
Jamais je n’avais fait plus que le traghetto,une gondole aussi, mais qui sert seulement à se rendre d’un côté à l’autre du Grand Canal. Monter en chancelant, le bras maintenu par la solide main du passeur, essayer de tenir debout sans perdre l’équilibreou s’asseoir un instant sur la planchette étroite pour ne pas perdre la face. L’équilibre ou la face, voilà de quoi il s’agit. Non, je ne l’avais encore jamais fait. L’an dernier, quand il neigeait à Venise et que nous avions un petit appartement près du Campo San Samuele, à l’arrière, du côté donnant sur une ruelle, de ce qui avait dû être un palazzo autrefois (un lieu sombre, dissimulé derrière des grilles, avec un chien aboyant chaque fois que nous rentrions et à peine une vue sur l’eau), je voyais passer, tôt le matin déjà, des Japonais qui se bousculaient sous des parapluies, de la neige sur leurs chapeaux et
leurs bonnets, et qui rayonnaient de joie. Le gondoliere chantait une chanson sur le soleil en essuyant les flocons qui lui tombaient dans les yeux. O sole mio. Je l’admirais. Lentement, la barque passait et je savais que les passagers n’oublieraient jamais cette excursion, j’aurais aimé savoir
dire en japonais le mot « jamais ». Quand on n’a jamais pris une gondole, on n’est jamais allé à Venise. Tout le monde prenait une photo
de tout le monde : preuve. Au Japon, on achète son voyage avec le tour en gondole compris. Mais était-ce une raison pour moi de m’abstenir ? Des Chinois trempés sous la pluie, des Américains munis d’une bouteille de prosecco ? J’avais essayé de trouver une justification rationnelle à mon attitude absurde, une gondole est un moyen de transport, il faut s’en servir pour aller quelque part, comme cela se faisait autrefois, à l’époque où les vaporettos n’existaient pas encore.Se contenter d’être ballotté au gré des flots, ce n’était pas un objectif en soi, pour moi qui aimes pourtant musarder à travers la ville en me laissant guider par le hasard. Une gondole encore plus noire que d’habitude, transportant un cercueil recouvert d’une étoffe brodée d’or,
en route pour l’île des morts de San Michele, voilà qui était authentique, l’essence même du transport. Tout le reste n’était que tourisme, comédie, théâtre, c’était bon pour les autres.
Et maintenant ? Maintenant nous étions nous-mêmes les autres, assis dans une gondole, montés à bord d’un pas mal assuré, pesant en définitive trop lourd, l’embarcation penche, mais la main exercée connaît les corps maladroits, les installe sur un coussin, le voyage peut commencer et, tout d’un coup, le monde a changé, il se déroule au-dessus de vous, sur les quais que vous longez vous
n’apercevez pas des visages mais des chaussures, les maisons s’étirent et vous découvrez soudain toutes sortes de choses auxquelles vous n’aviez jamais prêté attention ; une légère houle s’est emparée de la ville, vous voyez les murs comme une peau vivante, lésions, blessures, cicatrices, guérison,vieillesse, histoire, algues noires, algues vertes, le dessous secret des ponts, marbre et maçonnerie, les autres bateaux, la vie sur l’eau d’une ville de pierre et d’eau. À voix basse le gondoliere cite les noms des églises et des grandes bâtisses comme un vieux prêtre récite une litanie qu’on n’a pas besoin d’écouter. J’essaie parfois de suivre sur la carte l’endroit où nous nous trouvons, mais je perds vite la piste. Parfois, quand nous prenons un virage serré, il lance un « Ohé ! » sonore, comme si nous étions en danger de mort, mais j’ai décidé depuis longtemps de m’en remettre à
lui, tel un enfant dans l’utérus j’écoute le murmure des eaux et je ne veux plus jamais naître.
III
Un souvenir. Un jour d’hiver. Il a neigé sur la Place Saint-Marc, mais la neige a vite fondu. Sous une des galeries, je regarde la place mouillée, je crois voir les eaux de fonte s’évacuer lentement mais, comme dans le poème de Nijhoff, il en va autrement dans la réalité : je ne vois pas ce que je vois. On dirait qu’une source coule au milieu des dalles de la place, je vois l’eau monter lentement à certains endroits, la ville semble poreuse. Je n’ai pas entendu les sirènes alerter d’un danger de hautes eaux, la situation ne peut donc pas être grave, pourtant je ne parviens pas à détacher mon regard. Il faut tout de même qu’il y ait de la terre en dessous, pas de l’eau, une
ville n’est pas un navire. Ou bien si ? Je suis debout sur de la pierre,je ne suis pas le Christ. Mais suis-je bien debout sur de la pierre ? Au loin, je vois des gens coltiner de curieuses planches, je n’ai pas d’autre mot pour les nommer, ce sont de longs rectangles de bois reposant sur quatre pieds métalliques, sur lesquels on peut poursuivre son chemin juste au-dessus de l’eau sans avoir à passer à gué. Les eaux peuvent monter jusqu’à cinquante centimètres. Ces planches servent alors à construire d’étroits chemins sur lesquels se croisent tant bien que mal les piétons. Noire est la boue qui vient du fond de la lagune, les eaux du Léthé, le fleuve de l’oubli, que buvaient les morts. J’ai assisté à des opérations de dragage, une sorte de grappin creuse dans les profondeurs et vomit une boue noire comme de la poix avec divers autres objets de cette même couleur d’eau en deuil, provenant du royaume
des morts, de l’anti-ville là-bas, au fond, qui attend son heure.
Quand les eaux sont redescendues, les planches
restent, comme pour rappeler que la chance peut tourner, que la pleine
lune des tableaux romantiques peut parfois prendre, dans un accès de
mauvaise humeur, le commandement des eaux. Et comme depuis la dernière
époque glaciaire, il y a dix fois plus d’eau que de terre dans la
lagune, les gens se sont tirés d’affaire comme ils ont pu, dans cette
région où se livre une lutte entre les fleuves et la mer. La lutte des
Pays-Bas contre la mer vient naturellement à l’esprit. Les ramifications
du delta du Pô ont charrié du sable depuis les montagnes à l’intérieur
des terres, les courants marins ont opposé une résistance, des bancs de
sable se sont formés qui ont tenté d’encercler la lagune, les bras du
fleuve dans le delta ont dû être déviés pour éviter que les alluvions
viennent tout engorger et pour permettre à l’eau douce de se déverser
dans la mer par trois ouvertures. Sur une photo aérienne prise de très
haut, la lagune ressemble à un organisme vivant, les cours d’eau à des
vaisseaux sanguins, les bras du fleuve déplacés au nord et au sud à des
artères, les zones industrielles de Mestre et de Porto Marghera à de
grosses tumeurs et Venise elle-même à un joyau négligemment jeté et
perdu. Les marais qui l’entourent prennent l’aspect d’un manteau pour un
roi assis sur un trône branlant fait de grès d’Istrie, pierre
salvatrice capable de résister à la voracité des eaux de la mer, de même
que les pins, provenant d’Istrie eux aussi, sont profondément enfoncés
dans le sable et l’argile, comme à Amsterdam, pour soutenir les maisons
et les palais. Quiconque a été capable d’accomplir une telle tâche peut
partir à la conquête du monde.
IV
Trois miniatures
Tiepolo au Palais des Doges
Trois
personnages contre un ciel bleu. Le trident indique le dieu dont il est
question. Mais il ne tient pas cette arme curieuse qui est son emblème,
elle est à moitié posée sur son dos et sur celui d’une jeune femme noire
vêtue d’une robe vert foncé, dont la tête est très proche de la sienne.
La personne qui tient l’arme est invisible. C’est le portrait le plus
humain que je connaisse de lui. Il est grand et fort, à moitié nu, il a
de longs cheveux noirs, la barbe hirsute et grise, son œil droit est
amoureux, l’autre ne se voit pas, mais ce seul œil suffit, sa peau jeune
est hâlée et luisante, quelques poils apparaissent sur sa poitrine, il a
des mains de travailleur, d’une couleur plus foncée, comme les
agriculteurs et les pêcheurs. Il les tient autour de la corne
d’abondance, qu’il déverse devant la femme blonde couronnée en face de
lui. Des pièces de monnaie, un morceau de corail rouge vif, des colliers
de perles, le tout peint si merveilleusement qu’on croit voir les
effigies sur les pièces de monnaie, des figurines dorées et argentées,
ce trésor s’écoule le long de son puissant genou et se répand sur la
robe de brocart de la femme. Il n’y a aucun doute possible, il ne vient
pas payer son tribut par obligation : il le donne par amour et Venise
est la femme à qui il offre tout. D’une longue main légère émergeant de
l’hermine, elle le montre du doigt et lui lance un regard qui se situe à
mi-chemin entre l’étonnement et la peur peut-être. La connotation
sexuelle est indéniable, elle est belle, la main gauche avec laquelle
elle tient souplement son sceptre repose sur la tête d’un gigantesque
chien à la gueule monstrueuse, elle est assise, le buste incliné en
arrière, dans toute la splendeur de ses habits, et occupe près des deux
tiers du tableau, ce qui donne l’impression qu’il l’approche tel une
puissante vague, dieu seul sait ce qui peut encore se produire entre le
dieu marin et sa ville favorite. Vu au Palais des Doges, dans la salle
des Quatre Portes, qui servait d’antichambre aux ambassadeurs attendant
une audience.
Carpaccio au musée Correr
Ruskin a
qualifié les deux femmes peintes par Carpaccio de courtisanes, ce qui en
dit long sur lui. Femmes de mœurs légères (d’un bon milieu) dit mon
dictionnaire français, au cas où j’aurais encore un doute. Pourquoi
Ruskin a-t-il pensé qu’il avait en l’occurrence affaire à des
prostituées de luxe ? Les vêtements des deux femmes sont vénitiens,
somptueux, leurs coiffures raffinées, leurs bijoux pas trop exubérants,
quoique bien visibles. Une des femmes a un décolleté généreux, mais cela
n’avait rien d’inhabituel. Quelle mouche a piqué Ruskin ? Sa propre
pruderie victorienne ? Selon la légende, il avait tellement observé les
nus en marbre poli qu’il eut un choc en voyant, lors de sa nuit de
noces, les poils pubiens de sa femme. Cette interprétation s’explique
cependant, à mon avis, par deux autres éléments de ce fabuleux tableau.
Les deux femmes regardent droit devant elles, elles se détournent de
l’observateur, toutes deux ont un regard vide, qui ne se pose sur rien.
Il se passe certaines choses dans le tableau, pourtant rien ne semble
bouger, elles paraissent attendre, une occupation souvent prolongée dont
les courtisanes avaient l’habitude.
Que voyons-nous au juste ? Deux colombes, deux
chiens, peut-être les pattes d’un de ces chiens ou d’un troisième chien
invisible. La femme au décolleté tient dans la main droite une longue
tige que le plus gros des chiens serre entre ses dents pointues. Les
lois de la perspective ne me permettent pas de savoir si les deux pattes
avant, que je vois en bas à gauche du tableau et dont une est posée sur
une lettre dépliée impossible à déchiffrer, appartiennent au même chien
: d’après la couleur et le pelage du chien, je pense que ce doit être
le cas. Dans la main gauche, la femme tient la fine patte droite d’un
petit roquet dressé sur son arrière-train, qui me lance un regard
insolent. L’autre femme semble avoir enfilé deux énormes chaussons verts
bordés de broderie, mais ce sont sans doute des plis dans le bas de sa
robe. Ces connaissances relèvent de l’histoire de l’art, comme peut-être
la signification de l’oiseau semblable à une corneille qui se tient par
terre juste devant elle et qui lève une patte tridactyle dans sa
direction. Cette femme aussi a ce regard vide, qui ne fixe rien et que
je qualifierai, par facilité, de moderne. Dans la main droite, elle
tient une étoffe en lin ou en soie, son coude s’appuie sur une haute
balustrade de marbre à côté d’une grenade, symbole d’amour et de
fertilité, je me souviens au moins de cela. Rien ne permet de savoir si
le garçon, dont la tête ne dépasse pas encore la balustrade, le sait
aussi. Quoi qu’il en soit, son attention se concentre sur le paon qu’il
aimerait caresser. À côté du paon sont posées deux chaussures de femme,
de celles qui étaient à la mode à l’époque et avec lesquelles il était
manifestement presque impossible de marcher.
Le tableau est exposé au musée Correr. Si vous avez
l’occasion de vous arrêter devant et de l’observer longuement, vous
constaterez le calme qui s’installe autour de ces femmes. Selon des
théories plus récentes, elles attendent le retour de leurs maris de la
chasse, ce qui ne résout pas l’énigme de ce calme. Les vêtements et les
objets situent le tableau dans le temps, mais le vide dans le regard et
l’arrogance hostile du petit chien ont des relents de mon époque. Ce
petit chien en sait trop, et nous nous connaissons.
Guardi
La ville que j’ai quittée
il y a quelques semaines est devenue papier. Maintenant que je suis
parti, la grande exposition de Guardi est enfin arrivée au musée Correr.
Francesco Guardi, qui tout au long de sa vie a dû laisser Canaletto lui
passer devant, alors qu’il savait naturellement qu’il avait plus de
talent parce qu’il savait donner vie à la ville, libérer les palais de
la stasis où l’autre peintre les a figés pour l’éternité, laisser l’eau
respirer, rendre audibles les cris de tous ces hommes sur leurs bateaux
et parce que ses nuages ressemblaient tant à des personnes se déplaçant
au-dessus de l’eau et de la ville qu’on avait envie de leur donner des
noms. Un ami qui connaît mes obsessions m’a envoyé une édition d’El País et une page du New York Times qui traitent de l’exposition. J’ai ainsi l’impression d’être encore un peu à Venise.
À travers le blanc et le noir du papier granuleux
des journaux, je vois les tableaux comme il ne faudrait pas les voir,
ils sont atteints d’une sorte de grisaille incurable, mais j’y ajoute
tout de même les couleurs, de mémoire et par nostalgie. Sur le seul
portrait que l’on connaît de lui, le peintre est mince, un peu
transparent, le pinceau à la main comme s’il devait faire une
démonstration à l’aide des couleurs sur sa palette : des traits blancs
et foncés, des mains de femme, des yeux clairs qui conserveraient tout
ce qu’ils verraient. La ville, la ville et encore la ville, une ville
fluide faite d’eau et de bateaux, une ville de pierre faite de palais,
mais aussi ce qui se passait derrière tous ces murs fermés, la ville
dans la ville, la foire aux vanités du Ridotto, un tourbillon de
raffinement et de lubricité autour des tables de jeux, une faible odeur
de pourriture annonciatrice d’une lente agonie. Ses tableaux sont
rentrés chez eux. Qui sait ? Peut-être avaient-ils la nostalgie de la
ville où Guardi, toujours dans l’ombre de Canaletto, tenta autrefois de
les écouler sur la Place Saint-Marc. Ils ont été acheminés par avion
depuis les quatre coins du monde vers le Correr, quarante musées et
institutions les ont prêtés pour plusieurs mois, j’ai hâte de les voir
en vrai. À travers le gris du journal devant moi, je regarde la rive de
la Giudecca où je marchais encore il y a peu, je vois la petite île où
j’ai vécu, prisonnière entre la lumière et l’ombre, une région
lointaine, crépusculaire, où je pourrais être un des fantômes qui
peuplent ses tableaux. La ville n’a pratiquement pas changé depuis son
époque. Aussi ces tableaux donnent-ils l’impression d’abolir le temps
qui s’est écoulé. Je ne suis plus là où je suis et, pourtant, j’y suis,
j’ai pris la substance de la peinture et je marche là-bas, dans le
présent de 1760, où il m’a peint, un homme dans d’étranges vêtements
assis sur les marches de l’église devant laquelle je passerai deux
siècles plus tard, un Néerlandais dans la république sérénissime.
Traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin
Podcast en français : ICI et en italien : ICI
Isabelle Rosselin est traductrice du néerlandais et de l’anglais vers le français depuis vingt-cinq ans. Après avoir étudié l’anglais, notamment à l’université de Groningue aux Pays-Bas, elle a obtenu son diplôme de fin d’études à l’École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs de Paris et un DESS de terminologie à l’Université de Paris III. Avant de se lancer dans la traduction, elle a travaillé comme lexicographe chez Larousse. Elle a travaillé huit ans comme traductrice, rédactrice et responsable du service de traduction à l’hebdomadaire Courrier international, pour lequel elle sélectionnait en outre les articles de la presse belge et néerlandaise. Parallèlement à ses activités de traductrice littéraire, elle a fondé en 1999 sa propre société de traduction, Zaplangues, spécialisée dans l’économie, la finance, le marketing, la communication et la presse. Elle a traduit plus d’une vingtaine d’ouvrages littéraires du néerlandais, notamment d’Anna Enquist, d’Arnon Grünberg, d’Arthur Japin, de Harry Mulisch, de Connie Palmen et de David van Reybrouck (Congo, prix Médicis essai 2012).