Il
fut longtemps une mode, soigneusement entretenue par une pelletée de
snobs précieux et souvent phtisiques, qui consistait à ne voir de Venise
que la part désolée et comme abandonnée. Cette vision maléfique d'une
cité à jamais endormie, empuantie de miasmes, déliquescente et pourrie,
où tous les vices pouvaient s'assouvir, est à l'origine de l'idée qu'on
se fait encore parfois de Venise. Cité des amours perdues, royaume des
passions interdites. Venise la morbide...
Ceux qui connaissent la cité
des doges, ceux qui y ont vécu, même l'hiver, même dans les années 70 ou
80, quand l'Italie était la proie de démons, noirs, rouges ou bruns, le
savent bien : Venise est joie et vie ! Sa lumière à elle seule, même au
plus triste des ciels de novembre, est féerie et délice pour les yeux.
Les âmes tendres, celles qui ne se repaissent pas de douleur ou de viles
passions, le sentent bien : Venise est un monde qui gigote et qui rit.
Un bal costumé ou une romance. Pas un hymne funèbre ou un sinistre
roulement de tambours...
Je relisais l'autre soir «Notre-Dame des Mers Mortes», un récit de Jacques d'Adelsward-Fersen. Publié en 1902 à Paris, c'est le premier roman du XXe siècle sur Venise. Jean Lorrain, Huysmans ne
sont pas loin. On y rencontre des êtres sombres et tragiques, dans un
décor de palais décrépis et de haillons. L'ouvrage est élégant, avec sa
couverture dessinée par Louis Morin et le portrait du jeune auteur en frontispice. L'écrivain, rendu célèbre jusqu'à nos jours par la biographie très romancée de Roger Peyrefitte, «l'Exilé de Capri», écrivait bien. Certains de ses poèmes publiés chez Messein, l'éditeur de Verlaine, démontrent un réel talent. Une affaire de mœurs dans une période politiquement troublée l'obligea à l'exil.
Si Appolinaire
se moqua un jour de ce jeune homme trop esthète, ses vers eurent
souvent du succès. Comme d'ailleurs ce roman - qui fut réédité quatre
fois. Il est pourtant aujourd'hui terriblement démodé, parfois ampoulé
et maniéré, comme on l'était à la Belle époque. Grâce à dieu, les esprits ont évolué et les goûts ont changé. Les amoureux de Venise, (je ne parle pas des hordes qui ne font que passer et ne voient ni ne sentent rien)
ont compris ce qu'elle est vraiment, la ville des enfants et des chats,
la ville de la lumière et des reflets, la cité de la musique et de la
couleur. Non, à Venise le noir ne va pas bien. Notre Dame des mers
mortes a soufflé sur les flots, et de jolies vapeurs aux reflets
diaphanes projettent son image devant l'univers médusé, attirant des
troupes d'esclave qui tentent à son contact de se remplir enfin
d'humanité et de beauté...
1 commentaire:
Très intéressant, bon esprit,
Merci