"[...] où que j'aille aujourd'hui, je suis sûr d'arriver cinq minutes trop tard sur les lieux et de n'y rencontrer que la mémoire impersonnelle du désastre, le ciel et l'eau encore rejoints qui se souviennent pour un instant encore d'une ville engloutie, avant de se défaire et de s'éparpiller en pure gerbe d'espace. Comme je vais me sentir superflu, moi, seul présent au milieu de l'universelle désuétude avec un gros risque d'éclater comme ces poissons des abîmes qu'on tire à la surface, car nous sommes habitués à vivre sous une pression infinie et ces raréfactions ne nous valent rien. Il y a des jours comme ça, ici : Venise se contente de se souvenir d'elle-même et le touriste erre, désemparé, au milieu de ce cabinet fantastique dont l'eau est le principal mirage."
Jean-Paul Sartre, extrait de Venise de ma fenêtre.