08 février 2012

Venise vue par un enfant


Jean Cocteau et Venise... Le sujet a fait l'objet de plusieurs parutions. Un numéro (le N°10) des Cahiers Jean Cocteau a d'ailleurs été consacré au rapport de l'auteur avec l'Italie. Si Pierre Bergé qui a commis en 2006 l'excellent album qui lui est consacré, ne mentionne pas le rapport de l'écrivain avec la Sérénissime, l'édition des Œuvres Complètes dans La Pléiade, dirigée par Serge Linarès reprend un petit texte paru en 1913 dans la Revue Hebdomadaire. Souvent cité dans les biographies et autres travaux consacrés à l'auteur des Enfants terribles, on n'en a trouvé longtemps que des extraits. En voici le contenu dans sa totalité.Le temps du carnaval qui commence convient bien ce me semble à ces lignes qui sont déjà totalement du Cocteau...
...

"Lorsqu'autour de saint-Marc, sous ses sombres arcades,
Les pieds dans la rosée et son masque à la main,
Une nuit de printemps joue avec le matin..."
Alfred de Musset
.
..Je me rappelle une promenade sur le Lac Majeur. La barque supportait une charmante tonnelle, où l'on aurait aimé suspendre les grappes de l'Isola Piscatori. Nous abordâmes à l'Isola Bella. Au milieu de ces réduits d'ombre fraîche où les magnoliers sentent si forts que le paons blancs avalent de l'air avec peine, une enfant jouait à la balle. Le cicerone nous raconta que c'était sa fille, qu'elle n'avait jamais quitté l’ilot, qu'elle le croyait le centre d'un univers dont les limites eussent été les rives du lac, et qu'il ne la détrompait pas, la sachant heureuse.


..Il m'était encore impossible de comprendre la touchante beauté d'un conte si simple, mais je méprisais cette petite fille de ne pas savoir que là-bas il y avait Vérone, et après Vérone Padoue, et après Padoue Venise : tout notre itinéraire.


..Vivre parmi les rocailles plus fourrées d'odeurs entêtantes que la molle rocaille violette de l'héliotrope, me semblait à la fois un destin enviable et niais. Je ne savais pas, du reste, que les lumières de Palanza peuvent torturer du même désir que le soleil des antipodes, lorsqu'il est aussi rare et aussi difficile de les atteindre.


..Après le hamac parmi les hortensias de Baveno, après Vérone toute rose et souriante au souvenir de Juliette, après Padoue et une terrible nuit sans sommeil, lancinée par les moustiques du canal et une phrase incomplète de la Traviata que jouait et rejouait un guitariste infatigable, nous prîmes le train pour Venise.
..Rien ne saurait décrire mon arrivée à Venise. J'avais le souvenir de bousculades grinchues dans des gares sonores, de l'omnibus aux banquettes mouchetées qui traverse avec son fracas de vitres et son odeur suffocante une ville aux habitudes heureuses, des parents qui savent si bien remettre au lendemain, sacrifier la fièvre du premier soir à la recherche des malles, aux disputes avec les propriétaires d'hôtels, au dîner et au sommeil, comme ces moines sages qui, recevant un cadeau, s'astreignent à défaire le nœud en place de le rompre...Mais Venise donne son plaisir tout de suite. Et quel plaisir ! Un plaisir de cirque, d'attention foraine, l'obligation de prendre immédiatement part à la fête. J'avais un peu honte de mon délire, et je le cachais à ma mère, stupéfait de voir qu'elle pouvait encore considérer la nef romanesque où nous venions de descendre comme une sorte d'omnibus nautique et de véhicule indispensable au transport des bagages...On me coucha tôt, mais il me fut impossible de m'endormir. La moustiquaire virginale me faisait penser aux premières communions, aux réveils de Noël lorsque l'aube précise les souliers remplis et la crèche allumée. Je me tournais et me retournais dans le lit, attendant le sommeil qui ne nous appartient pas, et qui surgit, lorsqu'il le désire, descendant du ciel comme un mol oiseau et montant des profondeurs comme un poisson nébuleux. La fenêtre était large ouverte. Une romance de Tosti chantée à pleine gorge par un ténor du Grand Canal traversait aisément la nuit dénouée, la fenêtre béante, le tulle de la moustiquaire. Je n'en pouvais plus de tristesse inexplicable...Quel délice devait m'être, au réveil, ce pigeonnier de l'Adriatique où chaque oiseau porte une missive clandestine à son col repu de maïs, cet humide labyrinthe, ce coquillage musical rongé de sel et d'iode, cette rose oreille d'Andromède !..Je contemplai, comme d'une loge de théâtre, la lente circulation silencieuse du boulevard liquide, et cette lenteur même, astreignant à la paresse, me semblait une image de Paradis. J'ai pensé depuis au supplice que devait être ce manège lorsqu'une hâte jalouse nous harcèle et que rien ne nous porte assez vite aux lieux où découvrir la personne qui dévaste nos nerfs et notre cœur. Recherches dans Venise ! à quels suicides pouvez-vous conduire, quand l'inertie des cauchemars entrave ces courses harassantes qui nourrissent l'inquiétude ?..Le premier matin, j'entrai sur la place, après le luisant vestibule découvert où se croisent les touristes et les petites vénitiennes rousses. On reconstruisait le Campanile, et l'église de Saint-Marc avait ce somptueux délassement d'un ambassadeur oriental qui aurait déchargé sa tête d'une trop pesante aigrette. Les pigeons se promenaient par groupes anonymes, comme les personnages des gouaches du dix-huitième siècle dont les dominos de taffetas portent la changeante couleur des plumes et, à la terrasse du café au riant nom de fabuliste, un gamin vendait des brochettes de raisons confits, gluants de sucre roux et traversés d'une paille ; on en avait faim. Tout était bien-être, paix, chaude abondance.


..Le canon de midi secoua la place. J'ignorais cette coutume. J'eus peur. Je crus qu'on bombardait le sublime décor, je courus au milieu d'une rafale d'ailes, et ne me rassurai qu'auprès de ma mère, qui riait de ma poltronnerie.

..Les enfants ne distinguent pas une catastrophe sournoise ; il leur faut le vacarme de l’immédiat. Savoir que Venise ne serait pas bombardée mais continuerait sa riche déchéance me rendit ma quiétude. je ne pensais pas que tout ce faste paludéen repose par miracle sur un radeau de marbre ; j'étais sur une esplanade vêtue de soleils et de roucoulements.

..J'imagine, les yeux clos, ma première promenade. les Athéniens avaient érigé au temple de Niké Apteros une Victoire sans ailes, pour, disaient-ils, qu'elle ne puisse jamais quitter Athènes. Il semble qu'on ait à Venise soustrait le sol sous les pieds pacifiques de la Beauté pour qu'elle y demeure captive.

..Les palais appuyés les uns contre les autres semblaient fondre au soleil comme des édifices de neige rose et se transformer en cette eau tiède où baignaient leurs seuils et dont notre gondole était soutenue. C'était l'heure qui précède la chute du jour. Le gondolier nommait quelques demeures : le palais Venier, digue blanche d'où ruisselle une cascade de verdure, le palais Desdémone étouffé entre ses hauts compagnons nonchalants, la Ca d'Oro dont la façade semble faite avec les palli piqués dans le canal par une déesse dentellière après son vaste et fragile ouvrage.

..L'arôme saumâtre des lagunes me donnait la fièvre, une fièvre bénigne qui me cuisait les muqueuses, et tout cet ensemble ravissait ma curiosité comme un incomparable joujou. A mes yeux, je m'en rends bien compte, c'était exactement un joujou, un "joujou qui marche" enfermé dans sa boîte d'azur, et si j'étais parfois triste, c'est que le joujou ne m'appartenait pas seul, qu'il faudrait le quitter, le rendre à d'autres.

..A cause de cet ordre divin par lequel un enfant qui s'écorche et un homme qui se blesse ressentent des douleurs différentes mais proportionnellement analogues, je suis sûr d'avoir aussi fort subi le charme de Venise que je le pourrais ressentir après mes lectures et mes chrysalides.

..Le palais Dario surtout me fascinait. D'abord parce qu'un de mes camarades portant ce nom, je liais sa naissance à cette demeure, ensuite parce que sa grâce chancelante flattait le goût secret de destruction que je portais en moi, comme, du reste, tous les autres enfants. Il avait le prestige d'un échafaudage de cartes. On m'avait dit qu'il pouvait tomber d'une minute à l'autre avec cette hâtive simplification que les grandes personnes jettent en pâture à l'inquiétude puérile, et je prenais cette menace au pied de la lettre. Ignorant l'armature dont l'avait consolidé sa propriétaire, mon premier soin matinal était de courir à la fenêtre pour constater le désastre. Mais, semblables à ces vieilles professionnelles beauties convalescentes qui se plaisent à inquiéter leurs adorateurs par l'approche d'un perpétuel évanouissement, le palais penchait toujours sans crouler jamais.

..J'ignorais les illustres voyageurs de Venise sauf deux, mais toutefois sans savoir qu'ils eussent séjourné dans la ville. Musset m'était connu par une charge à la mine de plomb de l'album de poche de Paul de Musset que possédait mon grand-père et où il était représenté sur un balcon de Grenade, penchants a maigre silhouette en redingote vers d'aguichantes Andalouses ; Byron par une petite lithographie d'après l'esquisse de d'Orsay. J'ai maintenant encore cette image devant les yeux et j'imagine un suave tableau : Genève en 1823, le matin de mai où le jeune comte dessine le célèbre profil. La chaleur tombe du ciel vers qui monte la fraîcheur du lac. Une terrasse couverte de pétunias bicolores comme des chausses de page. Byron pose ; et de temps en temps il invective l'Angleterre . D'Orsay sourit, de ce demi-sourire des artistes occupés qui entendent mal. Il cligne de l’œil, il lève la tête et se penche sur l'album qu'il appuie à sa cuisse droite croisée sur l'autre. La bouche tombante est faite, et le menton volontaire, et le vaste col, et l'opulente cravate, et le revers roulé de la veste écossaise. maintenant il dessine la "patte de lapin". Il la juge significative, et peu à peu il l'allonge, l'exagère, la pousse jusqu'à la narine. Byron s'impatiente ; il veut voir : "tout à l'heure" répond d'Orsay attentif. Il se résigne, observe les mouettes et improvise à propos de leur forme un vers qu'on ne saura jamais.

..Prestige des noms et des visages ! San rien connaître de son œuvre, j'en étais ébloui. Je le croyais l'auteur de Quentin-Durward, j'ignorais Walter Scott et sa description du jeune poète, lorsqu'il le compare à ces vases d'albâtre qu'une lumière intérieure enveloppe d'un halo divin. Je savais aussi, par de curieuses notes d'un arrière grand-oncle, qu'il galopait fort mal au Lido, vêtu d'un costume trop étroit de serge à rayures rouges et coiffé d'une casquette bleue à gland d'or ; mais rien n'aurait pu me le rendre ridicule.

..J'ignorais Wagner, Taine, Chateaubriand, dont Barrès prétend qu'il traversa Venise avec des œillères, et Barrès qui s'y complut avec des œillères de cristal. Ah ! combien les riches inquiétudes de Barrès étaient loin de mon bien-être ! Ce déchirement, cette halte enlisée entre le sapin et la palme de l'Intermezzo, comment aurai-je pu les comprendre, à cet âge, où nul choix ne vous exile, puisque nous nous croyons toujours le centre du monde ?

..Je ne saurais, du reste, plaindre Venise. Je connais maintenant d'autres déchéances fastueuses, mais je ne leur trouve pas d'amertume.

..Un matin d'avril où la mer sombre et miroitante du cap Martin semblait refléter les étoiles, n'ai-je pas vu rire et se réjouir, parmi les roses et les abeilles de son jardin penché, la plus blessée des héroïnes ?

..Dames de Winterhalter, chapeaux de paille d'Italie qui se balancent sous une couronne de fleurs champêtres, épaules fuyantes, parures de Compiègne, vous n'étiez plus là ; mais bien cet azur compact où s'enfonce un soleil d'Ionie et ces rochers couverts d'anémones.

..Un cœur digne d'une grande aventure peut-il se rassasier de vivre ?

....Une fois on me fit une de ces affreuses choses contre lesquelles l'enfance silencieuse ne saurait réagir. Ma mère m'avait permis de veiller un peu pour entendre la musique, place saint-Marc. La clémence de l'atmosphère était exceptionnelle ; les groupes nébuleux des hommes en smoking et des femmes décolletées laissant pendre leurs manteaux sur les dalles tièdes, tournaient autour de l'estrade. Ce me fut, je pense, la révélation du pathétique avec tout ce qu'il comporte d'accidentel, et comme l'orchestre jouait la Marche d'Aïda, il me devint par la suite impossible de l'entendre sans lui découvrir une emphase morne et sublime. Alors on m'obligea de rentrer à l'hôtel.

..Dernier regard sur le seuil d'une loge en désordre, lorsqu'on nous obligeait de partir avant l'apothéose de La biche au bois, qu'étiez-vous à côté de ma détresse ?

..Une fois couché, la sensation que tout cela continuait malgré mon sommeil me devint intolérable. Il me fallait quelque chose de plus net que ce malaise. Ma mère pouvait monter d'une seconde à l'autre ; je quittais les draps et la housse laiteuse, je m'approchai de la fenêtre, je l'ouvris, et je poussai les persiennes.

..Angoisse de la solitude peuplée, mélancolie de ne se jamais sentir natif des lieux que l'on préfère, révolte de n'être pas multiple et de vivre captif dans notre étroite mesure d'espace, lassitude à franchir les phases normales d'une tendresse dont nous désirons l'immédiate réciprocité, c'est alors, je crois bien que je reçus dans mes veines la première goutte de votre philtre amer, car je demeurais là, inerte, penché sur ce fleuve immobile chargé de lampions, de soupirs et de romances, et pleurant de n'être pas le soliste avantageux, l'auteur de la musique et tous les couples de toutes les gondoles.
Jean Cocteau
Publié en mai 1913 dans La revue Hebdomadaire.

1 commentaire:

Les Idées Heureuses a dit…
Merci pour ce beau texte que je m'empresse de collecter dans mes archives vénitiennes. Douce journée en compagnie du chat, du thé et des gourmandises.
Martine de Sclos