J'habitais en ce temps-là à Venise, un petit appartement, modeste et tranquille, au deuxième étage d'une très vieille maison dressée depuis plusieurs siècles entre un canal et un campiello où poussait une herbe drue comme à la campagne. La maison était toute tordue et un jardinet que personne n'entretenait jamais la séparait du canal. Mes fenêtres donnaient sur le jardin. Je n'en avais que trois, la quatrième, bloquée par des siècles de poussière, ne s'ouvrait plus et avait été condamnée par des panneaux de bois. Il y avait en contrebas une terrasse étroite couverte de marbre qui avait dû servir au temps de la jeunesse de cette noble demeure, de salon d'été. Un lieu idéal pour far niente. Ces détails plus loin seront utiles au lecteur, c'est pourquoi je m'y attarde. On pouvait accéder à cette terrasse par un e calier de pierre qui partait du jardin. Une vieille porte pratiquée dans le mur donnait dans la ruelle, un passage étroit appelé calle delle Spezier qui débouchait sur un pont. Une jolie patricienne devait certainemnt autrefois s'asseoir sur ce balcon romantique.
Eclairé donc par trois fenêtres garnies de géranium et de lierres, ce petit appartement avec son mobilier désuet m'avait plu dès le premier coup d’œil. J'étais arrivé à Venise au mois de février, quelques jours avant le carnaval, et la vie d'hôtel ne me convenait en rien. Il faut vous dire que déjà à cette époque j'exerçais le difficile métier d'écrivain. En fait j'étais journaliste et prétendais déjà, avec mes deux livres publiés, être du monde des lettres.
Mon hôtesse (l'auberge était à l'entrée du Ghetto, près du pont de Tre Archi), une forte femme entourée de bambins roux très affectueux, chez qui je logeais depuis mon arrivée, me proposa de louer un appartement chez une vieille dame qui ne voulait pas rester seule dans sa grande maison. Son dernier locataire, un peintre australien avait subitement décidé de s'installer à Rome. L'annonce venait d'ailleurs de paraître dans le journal, "propriétaire loue à personne de confiance appartement meublé deux pièces tout confort douche deuxième étage quartier du Ghetto petit loyer chauffage prix convenable libre de suite". Elle m'y emmena le lendemain. C'était un magnifique jour de printemps comme Venise en a le secret. Tout semblait transformé tant la lumière était joviale et chaude. La propriétaire, une très ancienne vénitienne, m'accueillit très gentiment. Visiblement je lui plaisais. Nous nous mimes d'accord très vite. Un escalier de bois menait à l'étage qui m'était dévolu. Je m'y installais le jour même. Je n'avais qu'une malle, arrivée de France quelques jours plus tôt, mes pipes et ma vieille machine à écrire. Bref, j'étais heureux : vivre à Venise, enfin et pouvoir écrire. J'arrangeais ce petit nid et entrais dans ma nouvelle vie avec l'allégresse d'un jeune marié.
Hélas, entre mon géranium, le charmant petit canal et le lourd mobilier de la vieille dame, je n'arrivais à rien. Pas une ligne. Le néant... Les feuilles de papier froissées remplissaient la corbeille, traînaient sur le bureau, par terre sur le tapis. Je n'arrivais pas à écrire. Le printemps était arrivé sans que je m'en doute. le jasmin fleurissait. En bas dans le jardin, contre le mur, une glycine montrait ses premières grappes parfumées et l'air se faisait plus léger. Je n'arrivais pas à écrire. La tête entre les mains, je maudissais cette machine d'où rien ne sortait. Ce stylo dont l'encre s'éparpillait et ne servait à rien. Bref, mon esprit était désespérément vite et mon éditeur, certainement, allait suspendre ses mandats... Mais vint un jour où tout commença d'être différent.
Ce jour-là (il devait être midi), le soleil qui brillait depuis le matin avait chauffé la pierre qui sentait bon le printemps. Le canal vibrait de mille reflets typiques. Comme à mon habitude, je fumais ma pipe accoudé à l'une des fenêtres. Je remarquais un chat, assez jeune, l'air bonhomme, installé juste en face de moi, entre les grands pots de terre que la vieille dame entreposait sur la terrasse. Il semblait dormir mais de temps à autre regardait dans ma direction. Il n'avait pas l'air farouche ni effrayé. Plutôt indigné de me voir ainsi prostré, avec ce beau soleil et ces parfums nouveaux...
Il m'agaçait presque, ainsi établi, me dévisageant d'un œil critique, avec cet air tranquille de ceux qui savent et dont la conscience est en paix, le cœur au repos et le ventre bien plein. Le lecteur se moquera, mais ce chat semblait vraiment m'observer et son regard narquois était celui d'un juge. La journée passa ainsi. Le chat étendu sous le soleil et moi, devant ma page blanche, las et bien triste. Vers cinq heures (j'étais dans la cuisine occupé à préparer du thé - rite important dans ma journée), je le retrouvais, sans gêne, en train de se lisser le poil des pattes sur le rebord de ma fenêtre, près du pot de géranium ! J'avais envie de l'envoyer promener. S'installer ainsi chez les gens, les espionner en ricanant... "Quel drôle de chat !" pensai-je en fermant la fenêtre au risque de le faire basculer par dessus bord.
Je ne tenais plus en place. La lettre tant redoutée était arrivée, explosive et définitive : mon éditeur suspendait ses mandats. Il attendait depuis trois mois un manuscrit que mon contrat prévoyait. Je devais prendre l'air. Un prosecco au café de l'Horloge, sur le campo Sta Maria Formosa, au-dessous de la maison du vainqueur de la bataille de Lépante, me remonterait le moral. Ah, si seulement je trouvais un thème, le schéma de départ, tout le reste viendrait ensuite. Mais rien, le vide, le noir, le trou. Le soleil était presque trop chaud. Nous étions le quatorze avril. En descendant l'escalier, je croisais la vieille dame. Elle m'accapara un long moment, s'inquiétait pour son neveu très malade, réprimandent les politiciens qu'elle rendait responsable des grèves et des attentats. L'appel d'une voisine me libéra. Enfin.
Atmosphère tranquille de la place. Des enfants qui jouent, les étals des marchands de fruit, un brocanteur et un marchand de cassettes. Voilà le décor planté pour ma mélancolie du jour. L'arrivée d'étudiants bruyants me fit fuir le café sitôt mon verre avalé. Mes pas me portèrent vers les Zattere. Je traînais deux heures, allant au hasard. Au détour d'une ruelle, près des Carmini, j'aperçus sur la margelle d'un puits un chat qui me regardait. Il ressemblait comme deux gouttes d'eau à celui que j'avais chassé du rebord de ma fenêtre le matin. Il avait l'air narquois, hautain même. Etait-ce cette présence ? mais je décidais de rentrer pour me remettre au travail. Tous les chats que je croisais semblaient me connaître et tous me toisèrent. Certains allèrent jusqu'à se retourner sur mon passage, notamment une vieille chatte blanche, calle della Mandorla, qui me suivit un moment...
à suivre
posted by lorenzo at 20:48