Il faisait très froid cette année-là. Un terrible brouillard s'était emparé de la lagune et semblait vouloir noyer de ses effluves la ville entière. La nuit tombait vite et cette humidité qui enveloppait tout, dégorgeant des murs sales, remontant du pavé des ruelles rendait tout sombre et sale. Élisabeth ne voyait de sa fenêtre que le gris du ciel et quelques masses informes se mouvant sur le canal de la Giudecca. Le Palais était en permanence éclairé. Mais l'épouvantable odeur des lampes à pétrole et des becs de gaz l'incommodait. Elle se souvenait de son arrivée à Venise. Le cortège joyeux sur le grand canal. Certes il ne faisait pas aussi chaud qu'en été, mais cette journée d'avril avait été particulièrement délicieuse. La maison était remplie de fleurs et leur parfum embaumait. Tout était joyeux, dedans, dehors, le ciel, la lumière, les gens. Quelle différence avec le temps de ces dernières semaines. Tout semblait définitivement gris. Elle regrettait dans ces moments la douce chaleur de la maison familiale, le salon jaune, les rideaux rouges de sa chambre, les palmiers sous les fenêtres et la mer toujours bleue avec au loin Ischia. Le gris lui semblait seulement approprié pour un manteau ou une toque en renard. Il avait envahi sa vie et oppressait son cœur depuis que l'hiver était tombé sur Venise. Les rumeurs de guerre rendaient encore plus éprouvante cette torpeur glacée. Léopold n'apparaissait presque pas. Il partait tôt le matin et ne revenait que le soir, assez tard. Il était distant, préoccupé. Rien à voir avec le jeune officier fringant et affable qu'elle avait rencontré à Naples. Il ne parlait même plus en italien sauf aux domestiques. Il était toujours en uniforme comme sur un champs de bataille mais Venise n'était qu'une pauvre ville trop paisible que soixante années d'occupation avait définitivement asservie...
(à suivre)