à Baptiste Marle, in memoriam
Ces temps un peu perturbés de confinement et de couvre-feu, de paranoïa et de terreur diffuse, difficile à contrer sans prendre le risque de se fâcher avec nos proches, nous obligent à compenser la vie sociale interdite ou drôlement codifiée, par un retour sur soi. Attitude habituelle pour celui qui écrit après tout. Reprendre mes notes, chercher parmi les livres qui m'entourent, ceux qui s'avèreront d'agréables compagnons pour quelques heures. C'est dans cet état d'esprit, studieux et apaisé que j'ai repris un carnet daté de 2014. Parmi les pages, des lettres oubliées. Un échange de correspondance avec un jeune ami récemment disparu. Sur une carte j'évoquais une question que mon correspondant m'avait posée. « Comment le mieux aimer Venise ? ».
Nous nous régalions tous deux de ces échanges et de nos longues joutes dialectiques. Lectio et disputatio étaient la base de mon enseignement. C'était plutôt un partage, un échange d'idées et paradoxes et contradictions me paraissaient les meilleurs outils pour le préparer à Sciences Po mais avant pour l'aider à intégrer Durham ou Cambridge. Les joies de la dialectique nourrirent sa réflexion quant aux choix qu'il allait devoir faire mais m'apportèrent aussi énormément, ne serait-ce que par les recherches que je faisais, les livres que je lisais avant de les lui faire découvrir et analyser. Quelques mois d'un bonheur partagé qui l'aidait à reprendre confiance et à se préparer pour les prochains combats contre la maladie.
« Qualité, lumière, couleur, profondeur, qui sont là-bas devant nous, n'y sont que parce qu'elles éveillent un écho dans notre corps, qu'il leur fait accueil. » Merleau-Ponty, quand il écrit ces mots était peut-être comme moi en ce moment, assis à une table du Harry's Dolce... A-t-il seulement été à Venise ? Lorsqu'il écrit "L’œil et l'esprit", il est installé dans une maison de Provence, sous le même ciel que Cézanne des années plus tôt. Le philosophe écrit sa pensée comme un poète crée son univers, dans un jaillissement d'images et de sensations.
Mon obsession de Venise, de sa lumière et de son atmosphère voudrait apprendre qu'il y passa et que cette rencontre fut un choc constitutif d'un des pans de sa pensée esthétique. J'ai découvert cet ouvrage il y a des années dans la bibliothèque paternelle, alors que je n'avais encore aucune idée de cet envoûtement qui me rendrait tout entier et ad vitam, faisant de moi un inadapté absolu à d'autres mondes que celui des bords de la lagune. Paru chez Gallimard en 1964 dans la collection L'Infini, l'ouvrage est bien défraîchi aujourd'hui. Il comporte six planches dont ce tableau de Nicolas de Staël qui m'a fait longtemps rêver, enfant. Un coin d'atelier - Bien plus tard, quand j'ai eu l'occasion de découvrir le musée Picasso à Antibes, ce fut une grande émotion que de découvrir l'atelier de Staël, avec les objets qui servirent de modèles pour le tableau...
En relisant l'essai du philosophe cet été, parce que la lecture du Dictionnaire des couleurs de Venise d'Alain Buisine, m'avait donné envie d'aller plus avant dans ma réflexion sur les approches esthétiques dans les études et les recherches sur ce qui a fait de Venise ce qu'elle fut et demeure encore pour une large part. Le « mystère vénitien » comme l'a écrit Ferdinand Bac au début du XXéme siècle... C'est de divagations en farfouillages que j'ai retrouvé ce petit texte de Philippe Jaccottet, l'un des plus grands poètes contemporains, intitulé « Promenade à Venise » et daté de décembre 1976 (paru dans La Semaison, carnets de 1954-1979) :
"Rêve. Nous sommes retournés à Venise, A.-M. et moi. Je nous revois d’abord dans une immense et haute salle, proche de la mer, où passe beaucoup de monde, une sorte de halle aux voûtes peintes; et dans le rêve même, je me souviens avoir déjà rêvé de Venise ainsi, avec des bateaux visibles dehors dans la lumière, à travers de larges ouvertures (des portiques comme chez Claude Lorrain) ; il me semble que je trouve cela à la fois admirable et assez différent de la Venise réelle. Mais bientôt, c’est aux peintures dont sont couverts les murs et les plafonds de cette halle que je reviens, sachant que ce sont bien les fameux Tintoret, à propos desquels je note deux choses : l’éclat excessif de la restauration dans l’un d’eux et, dans l’ensemble, la fréquence des lances et des épées qui organisent la composition (comme chez Uccello plus que chez le vrai Tintoret)..."
"Ensuite, nous marchons au bord d’un canal. Et c’est là, peut-être, que nous apercevons le premier grand oiseau noir posé sur un poteau plongé dans l’eau, pareil à ces cormorans en qui j’ai vu naguère des oiseaux funèbres, à cause de leur couleur, de leur nom (qui sonne comme corps mourants) et de ma mère malade. Le rêve a tourné aussitôt au cauchemar. Je nous ai retrouvés dans une église, immense elle aussi, surtout très haute, mais fermée, et dont le sol s’était effondré, ou avait été fouillé; et les énormes piliers, dont quelques-uns portaient des peintures à dominante jaune, solaire, de style primitif, montaient de ces espèces de caves ou de fondrières. Là-dedans s’est mis à voler, menaçant, prêt à fondre sur nous, l’un de ces oiseaux. Ensuite, on ne pouvait plus aller où que ce soit sans en rencontrer. Sur un quai où passaient des mères avec leurs enfants, tout à coup, on a cru en distinguer un qui marchait au milieu d’autres, inoffensifs mais assez gros, du genre dindon ou paon, et la panique s’est emparée des promeneuses. Il a fallu embarquer dans le premier bateau venu pour fuir cette ville. (Ces oiseaux, dans le rêve, il me semble que je les nommais vraiment des harpies, et les jugeais tels.)"
"La fin de ce cauchemar, ou une scène d’un autre rêve de la même nuit, se déroule sur un versant de colline ensoleillé, portant au-dessous d’une forêt un champ de hautes plantes pareilles à du maïs. On pourrait se croire à la montagne, dans la belle lumière d’été. Or, un moissonneur est en train de moissonner ce champ, à la faux, si je vois bien; quoi qu’il en soit, les hautes plantes sont coupées; et à ce moment-là, je décolle de la pente, ainsi qu’un planeur, je suis changé en oiseau, je vole, je triomphe des harpies – et je sais (ou, l’on m’apprend) que c’est parce que l’on a coupé les plantes du champ vert que le miracle a été possible."
Simples bribes, voilà, quelques notes pour guider votre réflexion (méditation ?), comme une réponse à votre question : comment aimer Venise ? simplement, avec "l’œil et l'esprit".»
[La suite hélas semble perdue. peut-être les autres feuillets sont-ils restés dans ses dossiers à lui ou bien les ai-je rangés ailleurs...]