L'écrivain  Dominique Fernandez s'est rendu à Venise pour suivre, pas à pas,  les travaux de Fabio Biondi et de son Europa galante sur Antonio  Vivaldi.
 
 Venise,   quelle tristesse aujourd'hui... Qu'elle se dégrade de plus en plus,   qu'elle s'enfonce dans la lagune, ça on le savait. Ce n'est pas le   pire. Le pire, c'est la survie artificielle, ces hordes de touristes   incultes, ces vitrines obscènes de chaussures, ces réclames pour un   carnaval factice, la fuite des Vénitiens, qui préfèrent la terre ferme à   ce Disneyland sur l'eau sale. Même Cannaregio, l'ancien quartier   communiste, derrière le Ghetto, avec ses trois canaux parallèles bordés   de maisons de brique, ce secteur populaire où il n'y a rien "à voir"   et qui était resté la seule partie vraie de Venise, commence à se "montmartriser", à se "boboïser" :  restaurants chics et arnaque  garantie. Pour compléter le désastre, la  ville est devenue un désert  culturel : plus une seule salle de cinéma,  une Fenice exsangue qui ne  donne plus que quelques spectacles par an...  Ah ! vivement que Venise  tombe pour de bon en ruine, qu'elle devienne  la Pompéi du XXIe siècle,  alors elle retrouvera sa beauté, alors on  pourra y retourner.
Venise,   quelle tristesse aujourd'hui... Qu'elle se dégrade de plus en plus,   qu'elle s'enfonce dans la lagune, ça on le savait. Ce n'est pas le   pire. Le pire, c'est la survie artificielle, ces hordes de touristes   incultes, ces vitrines obscènes de chaussures, ces réclames pour un   carnaval factice, la fuite des Vénitiens, qui préfèrent la terre ferme à   ce Disneyland sur l'eau sale. Même Cannaregio, l'ancien quartier   communiste, derrière le Ghetto, avec ses trois canaux parallèles bordés   de maisons de brique, ce secteur populaire où il n'y a rien "à voir"   et qui était resté la seule partie vraie de Venise, commence à se "montmartriser", à se "boboïser" :  restaurants chics et arnaque  garantie. Pour compléter le désastre, la  ville est devenue un désert  culturel : plus une seule salle de cinéma,  une Fenice exsangue qui ne  donne plus que quelques spectacles par an...  Ah ! vivement que Venise  tombe pour de bon en ruine, qu'elle devienne  la Pompéi du XXIe siècle,  alors elle retrouvera sa beauté, alors on  pourra y retourner.
 
En  attendant, si on cherche bien dans le fatras des "petites musiques de  nuit" ramollies et des Quatre saisons édulcorées  bradées dans les  églises par des orchestraillons minables à l'intention  de gogos racolés  dans la rue par les filles en crinoline mitée, il est  encore possible  de dénicher son bonheur. Ainsi, le délicieux théâtre  Malibran affichait  en octobre dernier deux opéras de Vivaldi. Les  spectacles, faute de  moyens, étaient lamentables : un bout de rideau  ici, un éclairage raté  là, une direction d'acteurs nulle. Mais, pour la  musique, on était  comblé. Grâce à qui ? à un Palermitain qui s'est  installé à Parme et  qui est venu, bonne âme, monter, diriger,  ressusciter à Venise, avec  son orchestre Europa galante, Ercole sul Termodonte et Bajazet. Fabio Biondi est depuis longtemps un passionné de Vivaldi : on n'a pas oublié ses Quatre Saisons révolutionnaires de 1992, son violon pointu, agressif, tranchant, qui faisait de la guimauve habituelle un faisan rôti goûteux.
Ercole,  créé à Rome en 1723, n'est pas du meilleur Vivaldi.  On y sent la  fatigue, non seulement du compositeur, mais de tout un  type d'opéra  dont il a été longtemps le champion. Cette suite d'airs un  peu vides,  la complète absence de caractérisation des personnages,  l'impossibilité  pour le spectateur de s'intéresser à aucun d'eux,  génèrent plus  d'ennui que de plaisir. Malgré le talent de Romina Basso,  de Roberta  Invernizzi et de leurs camarades à défendre cette partition  plus  chargée de bonnes intentions que de beautés efficaces, on a vu   plusieurs fauteuils se dégarnir aux entractes. Biondi n'aime pas  les  contre-ténors, c'est la seule réserve qu'on puisse faire à sa   formidable contribution à l'essor actuel de la musique baroque. Il   trouve qu'une mezzo féminine remplace mieux la voix de castrat. Je pense   que c'est une erreur, mais, à entendre le chevrotement incolore et la   dégaine empotée du seul contre-ténor engagé, un certain Jordi Domènech,   on ne pouvait que donner raison à cette erreur. Que Biondi n'a-t-il  entendu les neuf merveilleux contre-ténors de Sant'Alessio, Philippe  Jaroussky en tête...
Pour Bajazet,  c'est autre chose. Il s'agit d'un opéra charnière dans l’œuvre de  Vivaldi et dans l'histoire du genre. Il a été créé en 1735. Aux  alentours de 1730, explique Biondi,  la musique vénitienne, l'opéra  vénitien étaient entrés en crise. Ils  avaient moins de succès, ils ne  remplissaient plus les théâtres, bref,  ils étaient passés de mode. Et  au profit de quel nouveau genre de  musique, de quel nouveau genre  d'opéra ? De la musique et de l'opéra  napolitains. On sait qu'en Italie  on est friand de ces rivalités, entre  villes, entre écoles, entre  clans, que ce soit dans le sport ou dans  l'art. Coppi contre Bartali,  Juventus contre Inter, Caravage contre  Carrache, Callas contre Tebaldi,  on s'enflamme pour un côté ou pour  l'autre. Au début du XVIIIe siècle,  la guerre vocale éclate entre Venise  et Naples. Venise, depuis  Monteverdi et Cavalli, détenait la suprématie  dans l'opéra. Mais voici  que de nouveaux venus proposent une sorte plus  brillante, plus  amusante, plus alléchante de musique. Naples, sous  l'influence des  castrats, lance un modèle de virtuosité, de fioritures,  de girandoles  sonores, qui stupéfie, bouscule, enchante, subjugue les  auditeurs,  rendant poussifs et caducs les airs monocordes, les  récitatifs délayés  de l'opéra vénitien, tout à coup obsolète.
Pour  Vivaldi, c'est un vrai drame. Car cette  décote brutale de l'opéra  vénitien, c'est sa propre descente aux abîmes.  Lui qui régnait dans les  théâtres, se retrouve renvoyé au sous-sol,  comme Emil Jannings dans Le Dernier des hommes  de Murnau. Il perd  l'estime de ses concitoyens, il subit un  effondrement de ses recettes.  Une époque est révolue, et lui, qui la  représentait avec éclat, est la  première victime de sa disparition. Que  faire ? Cesser d'écrire ? Ce  sera le choix de Rossini, frappé du même  ostracisme, vers 1830, quand le  succès des lourdes machines  meyerbeeriennes aura condamné son art fait  de gaieté, d'esprit,  d'humour, de fantaisie. Vivaldi, lui aussi,  comprend qu'il ne peut  continuer sur une voie désormais sans issue. Mais  il y aurait un moyen  de s'en sortir, de redorer son blason : il  suffirait de s'adapter à la  nouvelle mode, ou d'en faire semblant.  Bajazet illustre cette crise, ce  combat, ce compromis, cette  compromission, et voilà pourquoi l'oeuvre  est passionnante.
Le sujet lui-même se prêtait à une telle tentative  de sauver le "sauvable",  de se remettre à flot en transigeant avec sa  conscience. Pour une  fois, les personnages ne sont pas des fantoches. Le  sultan Bajazet est  prisonnier de l'empereur des Tatars, Tamerlan. Voilà  deux hommes que  leur situation respective incline à des états  psychologiques opposés,  occasion pour le compositeur de faire  s'affronter deux styles  antagonistes. Les airs pour Bajazet, pour sa  fille Asteria, écrits dans  le vieux style vénitien, traduisent leur  mélancolie de prisonniers,  leur âme déprimée de vaincus. Pour nous, ces  airs sont très beaux, mais  on conçoit ce que ce genre triste et noble  pouvait avoir de lassant  pour un public avide de nouvelles émotions. Les  airs pour Tamerlan,  pour Andronico, prince grec de l'entourage de ce  dernier, pour Irène,  princesse de Trébizonde et fiancée du Tatar,  reflètent au contraire le  nouveau style, rapide, enlevé, à facettes  chatoyantes.
.Mais,  dira-t-on, comment Vivaldi a-t-il pu  changer son fusil d'épaule aussi  vite ? Se renier avec autant de  désinvolture, d'impudence ? C'est bien  simple : il a emprunté. Emprunté  leurs recettes aux Napolitains.  Bajazet est un pasticcio, un patchwork fait de vieux pneus  vénitiens rabibochés avec des rustines napolitaines. Les deux grands  airs d'Irène ne sont pas de Vivaldi : l'air de fureur "Qual guerriero in campo armato"   est de Riccardo Broschi, le frère de Farinelli, et ce morceau de   bravoure a été écrit pour l'illustre castrat napolitain. C'est pour   celui-ci aussi qu'a été composé le second air, de tendresse et de   désespoir celui-là, "Sposa son disprezzata", le sommet de l'oeuvre, dû à Geminiano Giacomelli, élève à Naples d'Alessandro Scarlatti.
Qu'y  a-t-il donc de si émouvant dans cette affaire,  qui pourrait ne relever  que de l'histoire de la musique ? Eh bien, comme  le souligne Biondi,  Vivaldi s'est identifié à Bajazet, le  vaincu. La victoire politique de  Tamerlan et de son entourage, il l'a  transposée dans la victoire  musicale de Farinelli, de Naples. Bajazet est l'aveu d'une  défaite personnelle, puisque cet opéra n'évite l'échec qu'en se  prostituant à l'école étrangère. Vivaldi  ne gagne qu'en se soumettant.  Le sultan turc se suicide d'ailleurs au  dernier acte : avec sa mort,  c'en est fait d'un pan entier de la  musique. Vivaldi s'immole lui-même,  il rend les armes à la mode  ascendante. À travers le conflit de  Bajazet et de Tamerlan, s'expriment  la lutte de deux conceptions de  l'opéra, le passage d'un siècle à  l'autre, la déroute des Anciens, le  triomphe des Modernes. À 57 ans  (mais on est vieux alors : il mourra  six ans plus tard), Vivaldi rend hommage aux nouveaux dieux, mais c'est  un hommage consciemment suicidaire.
Dominique Fernandez 
Récit paru sur Quobuz, le 3 mars 2008.
Photographie © Fulvio Roiter - 1970.
   
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