La
 revue en ligne NONFICTION proposait récemment à ces lecteurs le premier
 volet d'une Chronique Uchronique consacrée à Venise : Que ce serait-il 
passé si les Vénitiens, et non pas les Ottomans, s'étaient emparés de la
 capitale de l'empire byzantin en 1453 ? Voici cet essai que nous avons trouvé fort intéressant.  
Un
 coup de vent : voilà tout ce qui aurait suffi pour que les Ottomans ne 
prennent pas Constantinople le 29 mai 1453, mettant fin à l’Empire 
romain d’Orient. Pas le grand vent du large, non, mais de simples vents 
étésiens, ces vents estivaux du nord que connaissent bien les marins 
italiens, catalans ou grecs qui sillonnent la Méditerranée.
Nous
 sommes le 15 mai 1453, dans l’ouest de la mer Égée, à six cent 
kilomètres de Constantinople assiégée, et la flotte vénitienne se 
prépare à défendre la ville en danger. Expérimentée et rapide, elle 
serait capables d’atteindre Constantinople en quelques jours. Parmi les 
rangs ottomans, le bruit court même qu’elle aurait déjà atteint Chio. 
Mais Jacopo Loredan, le 
capitaine général, ne veut pas prendre la responsabilité sur lui : il 
sait qu’il aura des comptes à rendre au Sénat à son retour, et il attend
 des ordres. 

 
Car la capitale byzantine a été prise d’assaut par les Turcs ottomans, avec à leur tête le jeune sultan Mehmed II, avide
 de conquête. Une fois encore, l’empereur byzantin s’est tourné vers 
l’Occident pour demander une aide militaire que tous les princes lui 
promettent mais que personne ne veut financer. Il faut dire que c’est la
 troisième fois en cinquante ans que les Ottomans sont sous les murs de 
la ville. On a fini par s’habituer à recevoir les appels à l’aide de ces
 Grecs à demi-hérétiques, à grand peine réconciliés au catholicisme à 
Florence en 1452. Et puis personne ne se sent directement concerné par 
ces problèmes orientaux quand l’Europe elle-même est en pleine 
ébullition. Personne sauf peut-être ceux qui commercent en Orient, au 
premier rang desquels Venise, la République maritime, qui a même 
orchestré une première prise de Constantinople en 1204, avant de la 
perdre en 1261. Alors Venise a envoyé sa flotte, mais avant de s’engager
 seule dans le combat, elle attend des nouvelles.
 
Imaginons
 que les nouvelles soient parvenues à Venise, et que la flotte soit 
venue au secours de Constantinople. Peu s’en faut, car le 3 mai les 
défenseurs de la ville désespérés ont lancé un ultime appel au secours. 
Voyant que les Ottomans avaient pris pied sur la Corne d’Or, et se 
rappelant peut-être que c’est par là que les envahisseurs occidentaux 
avaient conquis la ville en 1204, ils ont envoyé en éclaireur un 
brigantin vénitien maquillé en navire ottoman. Sa mission : savoir si la
 flotte vénitienne que l’on attend depuis le début du printemps arrivait
 enfin. En effet, si la ville risque de tomber, c’est avant tout par 
manque d’hommes et de vivres : à peine y a-t-il assez de défenseurs pour
 occuper toute la longueur des murs assiégés. Mais les murs, eux, 
résistent solidement, à condition d’être réparés entre deux assauts.
 Le
 navire réussit à franchir les lignes ennemies, il s’échappe de la ville,
 descend le Bosphore jusqu’à Gallipoli, arrive en Mer Egée et ne voit 
personne. Ses marins décident courageusement de retourner dans la ville 
assiégée. Et là l’histoire change. La fameuse bourrasque venue du nord 
bloque les Dardanelles : ils arrivent à court de vivres, décident 
finalement de ne plus lutter contre les vents, et rejoignent Négrepont,
 en Eubée, une place forte vénitienne où ils seront en sécurité. Ils 
arrivent probablement vers le 15 mai, et rencontrent donc la flotte de Loredan. Ils peuvent lui transmettre deux nouvelles importantes.
 
 
La
 première, c’est que la ville ne tiendra pas : les défenseurs sont à 
bout, la ville tombera, c’est une question de jours. La seconde, c’est 
que la communauté des marchands vénitiens bouclés dans Constantinople au
 début du siège s’est fermement impliquée dans la défense. Ils ont voté 
et choisi de rester jusqu’au bout aux côtés des Grecs, se sont fait 
attribuer des points stratégiques et les clés de plusieurs portes. Leur baïle est
 sorti de son simple rôle de consul à la tête des Vénitiens : il est 
désormais installé dans la demeure de l’empereur, le palais des 
Blachernes, au sud de la Corne d’Or, car c’est un des points les plus 
chauds de la bataille. Enfin, les armes vénitiennes ont été stockées 
dans l’arsenal impérial, ce qui rend complexe toute tentative de fuite. 
Tandis qu’au Nord de la Corne d’Or, à Pera, les Génois, éternels rivaux 
des Vénitiens, étaient habilement restés neutres, ce qui leur assurait 
une meilleure position dans de possibles traités à venir avec un sultan 
ottoman maître de Constantinople.

 
Dès lors Loredan réévalue
 la situation : il ne s’agit plus seulement de porter secours aux Grecs,
 mais bien à des Vénitiens, et qui plus est des patriciens, dont les 
familles le soutiendront sûrement au retour de sa mission. De plus, la 
politique ambigüe de Venise lui semble désormais inutile : à présent que
 des Vénitiens tiennent tête aux Ottomans depuis le palais des 
Blachernes, à quoi bon feindre de respecter la paix signée avec Mehmed II
 ? Dans l’urgence il prépare la flotte, navigue contre les vents qui 
soufflent la journée, use de la rame, et arrive à Constantinople le 27 
mai 1453.  Il traverse les lignes maritimes ennemies, les Vénitiens 
s’empressent d’ouvrir la chaine qui défendait la Corne d’Or, et les deux
 groupes font leur jonction. Ils renforcent les remparts, se font 
attribuer les clés de chaque porte et ramènent l’empereur aux Blachernes
 sous prétexte de le protéger. L’aventurier génois Giovanni Giustiniani
 est blessé à la Porte Saint-Romanin, et ses hommes, craignant de rester
 sans solde, se rallient aux Vénitiens. L’assaut du 28 mai est brisé. 
Dans le camp ottoman, c’est une victoire politique pour le parti de la 
paix. Çandarlı Halil Pasa, ancien proche du père de Mehmed II
 et connu pour ses bons rapports avec les Grecs, rappelle sa méfiance 
face aux dépenses militaires et aux troubles politiques que génèrent les
 défaites. Constantinople ne menace pas l’intégrité du territoire 
ottoman, elle irrigue le commerce dans la région et accueille en son 
sein des marchands turcs : il faut arrêter cette folie. Le 29 mai au 
matin, les Ottomans plient bagages.

 
Mais dans la ville même les rapports de force sont transformés : Loredan
 refuse de rendre le palais et les portes, sa flotte occupe le port de 
Prosphorion, à l’ouest de la porte de Perama. Il contrôle les entrées et
 les sorties, conserve les armes stockées dans l’arsenal, marque son 
respect envers un Constantin XI tenu
 sous bonne garde et ménage également la haute aristocratie. Venise 
réagit rapidement : elle accepte cette conquête imprévue et fait en 
sorte qu’elle dure : l’Union est abandonnée, la population est libre de 
rester orthodoxe et personne ne touche aux biens des ecclésiastiques. 
L’empereur est invité à Venise qu’il ne quittera plus : on l’installe en
 grandes pompes dans l’île de San Erasmo où lui est construit un 
palais-prison, dans lequel sont également installés une série d’ouvrages
 en grec. Cette île deviendra un des hauts lieux de l’Humanisme 
européen, d’autant plus important qu’aucun afflux d’immigrés grecs ne 
vient pourvoir les universités européennes en maîtres compétents. Venise
 est le cœur battant de la Renaissance, et les Florentins s’y rendent 
pour puiser le savoir à la source.
 

 
À
 Constantinople, Venise en profite pour éliminer ses rivaux génois une 
bonne fois pour toutes : leurs marchands se voient interdire l’entrée 
dans les murs de Constantinople, leurs bateaux ne peuvent plus naviguer 
vers la Mer Noire où ils ravitaillaient leurs comptoirs, et leur 
séjour-même à Péra est soumis à un tribut. La politique de monopole 
vénitien fait disparaitre les Génois de la Méditerranée orientale. Ils 
investissent alors très tôt dans les ports atlantiques, dont le 
développement se trouve accéléré. Ce sont des Génois qui bâtissent les 
premiers forts de la Côte de l’Or en Guinée, s’aventurent vers le sud, 
et découvrent le Nouveau Monde en 1481, en cherchant à dépasser par 
l’ouest le creux de vent extrêmement dangereux qui caractérise le Golfe 
de Guinée. Principaux banquiers de la couronne de Portugal, ils arrivent
 à empêcher la formation d’un monopole et sont actifs dans le commerce 
comme dans la colonisation.
Dans
 le même temps, Venise devient la première puissance esclavagiste en 
Méditerranée. L’importation d’esclaves circassiens, tcherkesses, slaves,
 arméniens et grecs était déjà pratiquée, mais Venise a réussi à 
s’imposer comme le seul partenaire commercial du Khanat de Crimée. Dès 
lors, la République maritime organise ses débouchés, institutionnalise 
ses fournitures au sultanat mamelouk, ravitaille en esclaves la 
chrétienté, et bientôt trouve dans les premiers comptoirs du Nouveau 
Monde un inépuisable filon. Le besoin de main d’œuvre augmentant, ce 
sont près de dix millions d’esclaves qui sont déplacés dans des 
conditions violentes vers l’Europe et les Amériques. La population 
actuelle du nouveau continent hérite largement de ces flux d’esclaves, 
tandis que l’Europe orientale se dépeuple jusqu’au sud de la Russie. 
Venise bénéficie économiquement de sa position d’intermédiaire jusqu’au 
premier tiers du XVIe siècle, après quoi le relais est pris par l’Empire
 ottoman, qui modifie peu les chaînes de commerce déjà installées.

 
En effet, dès 1456, l’État ottoman s’est scindé en deux. Le jeune Mehmed II,
 vaincu sous les murs de Constantinople, a vu sa légitimité largement 
minée par cette défaite et par les difficultés à réunir la solde de ses 
troupes. Alors qu’il était en campagne dans le Péloponnèse, une partie des janissaires restés à Edirne entre en rébellion ouverte : ils imposent en la personne de Bayezid Osman un candidat-enfant moins indépendant et moins belliqueux. Mehmed fait immédiatement route vers Edirne, et le parti de Bayezid Osman se replie à l’est des Dardanelles vers la Bithynie. Une chronique grecque contemporaine rédigée par un certain Athanasis Dolapsoglu
 suggère que l’arrivée au pouvoir de ce rival aurait pu être le résultat
 d’un complot vénitien. Il est certain qu’un jeune prétendant au trône 
de ce nom était passé par certaines villes italiennes l’année 
précédente, mais le lien entre ces deux homonymes reste putatif. Bayezid Osman
 s’approprie les régions ottomanes à l’est du Bosphore, fondant un 
sultanat indépendant, soutenu par les Beyliks anatoliens soulagés de 
voir la puissance de Mehmed II 
ainsi affaiblie. Cet État est néanmoins de courte durée : dès la fin du 
XVIe siècle il est incorporé à un immense empire safavide.
Poursuivant les conquêtes entamées par Ismaïl Ier,
 les souverains safavides ont étendu leur domination sur l’Anatolie 
morcelée. Associant les souverains locaux à leur pouvoir par une série 
de mariages et de conversions, ils ont établi un empire chiite qui 
s’étend de l’actuel Irak jusqu’aux portes de Constantinople. Face à ce 
nouvel opposant, Venise est incapable d’assurer la sécurité de la ville,
 qui préfère se donner au sultan ottoman en 1589. Trois revendications 
universelles se font alors face en Méditerranée : un califat mamelouk, 
un empereur safavide chiite, et un sultan ottoman sunnite promu héritier
 de l’Empire romain par l’acquisition pacifique de Constantinople. Ainsi
 partagée, la dignité califale cesse de représenter un enjeu véritable, 
et ne fait pas l’objet de réactivation mémorielle au XIXe siècle.
L’Empire
 ottoman tel qu’il se présente au XVIIe siècle est donc fondamentalement
 un état balkanique. En réaction aux Safavides, l’ottoman curial qui 
s’élabore autour de Constantinople, Edirne, Sofia et Budapest élimine 
tous les termes persans, et s’enrichit d’emprunts au grec et aux langues
 slaves. La langue de l’administration, des madrasas et des villes est un turc dit "rumi",
 écrit dans un alphabet grec dont le nombre de voyelles a été réduit. 
Stable et simplifié, il n’est soumis à aucune ingénierie linguistique au
 XXe siècle. Plus tôt conquis et colonisé, le nord bénéficie par la 
suite d’une industrialisation supérieure au reste du pays. Seuls 30 % 
des 88 millions d’Ottomans résident aujourd’hui dans la moitié nord du 
pays, d’où de fortes velléités indépendantistes. Quant à Constantinople,
 elle est devenue une ville frontière, où l’urbanisation se concentre 
sur la rive occidentale. C’est aujourd’hui l’une des portes de l’Europe,
 d’où une forte militarisation du détroit.
Pour revenir au vrai :
- Donald Nicol, Byzantium and Venice, a study in diplomatic and cultural relations, Cambridge University Press, 1988.
- Dictionnaire de l’Empire ottoman, François Georgeon, Nicolas Vatin, Gilles Veinstein (dir.), Fayard, 2015.
- Charles Verlinden, L’esclavage dans l’Europe médiévale, tome 2 Italie,
 colonies italiennes du Levant, Levant latin, Empire byzantin, 
Rijksuniversiteit te Gent, 1977.