Je pris le vaporetto. C'était alors la ligne 5, la plus longue qui partait de la Piazzale Roma et allait jusqu'à Murano en passant par le bassin de San Marco, l'Arsenale et les Fondamente Nuove. L'air marin, les senteurs si pures de la lagune au lever du jour me comblèrent de joie. Après des mois difficiles, la mort de mon père, le départ de la grande maison, tous les changements qui marquèrent, sans que je m'en rende compte alors, le terrible passage entre l'enfance et l'âge adulte, j'étais de nouveau dans la joie. La lagune était magnifique ce matin-là, la lumière diaphane pleine encore des teintes de l'aube... J'arrivais avec beaucoup d'avance. Assez pour m'arrêter au petit café de l'Arsenal. Celui qu'on voit sur cette photographie dénichée sur le site d'un autre fou de Venise, bordelais lui aussi. Le patron s'affairait derrière son comptoir. Il préparait des tramezzinis. Une grande planche en bois, un énorme pot de mayonnaise, un saladier avec du thon haché... Le voir faire me fascina, sa dextérité, la beauté des sandwiches une fois terminés qu'il alignait sur de grands plats de céramique blanche, avant de les recouvrir d'un torchon humide... J'ignorais encore que nous deviendrions des amis et que ma passion pour les tramezzinis déboucherait un jour, presque trente ans plus tard sur ce site où j'écris mes souvenirs.
Le cappuccino que je dégustais ce matin-là, avec un croissant fourré encore tiède, assis à l'une des tables de la petite terrasse (en ce temps-là, le bar peu fréquenté par les touristes bien moins nombreux qu'aujourd'hui, ne disposait que de trois ou quatre tables sur le campo). C'était un jour sans école, car des enfants jouaient devant l'entrée de l'Arsenal. Un marin au regard triste était en faction en haut des marches. On aurait dit un enfant puni. Peut-être enviait-il ces gens qui pouvaient aller et venir librement quand lui, engoncé dans son uniforme, devait monter la garde. Peu à peu la vie s'insuffla sous mes yeux et la place devint une sorte de scène de théâtre. Un palcoscenico pour la comédie humaine qui pendant des années et aujourd’hui encore fait mon régal à Venise et me fascine. Des ouvriers débarquaient d'une barge bleue des barres de métal destinées à un échafaudage, un peintre chantonnait en peignant des volets dans ce vert si caractéristique qu'on retrouve partout ici. Un groupe de religieuses toutes de blanc vêtues, traversaient en diagonale, des ménagères bavardaient, leur panier sous le bras, un chien reniflait le bas d'un poteau... Je savourais toutes ces images mises en valeur par un éclairage parfait. Le soleil était déjà haut, le ciel presque sans nuage. Le bonheur.
J'étais à Venise pour six semaines avec pour seul objectif de savoir l'italien que je m'étais toujours bêtement refusé d'apprendre. Une sorte de réaction épidermique d'adolescent contre mon père et notre famille... Mais ma passion pour Venise, cette obsession qui me tiraillait sans cesse, rendait obligatoire la pratique de l'italien. Avant sa mort, mon père aurait voulu m'envoyer à Florence, la ville de sa jeunesse. Je ne voulais entendre parler de rien d'autre que de Venise. Je ne connaissais encore personne en dehors de la matrone qui me logeait sur la fondamenta delle Guglie, son fils le ténébreux Federico et Gabriele, le garçon de Mogliano Veneto qui servait d'homme à tout faire dans la pension. Les vieilles parents de mon père étaient en villégiature quelque part dans le Haut-Tyrol et ne reviendraient à Venise que bien après mon départ. Cela m’avait rassuré, je n’avais aucunement envie d’aller faire bonne figure auprès de vieilles dames sévères que je ne connaissais pas.
J'observais ce petit groupe et je redoutais de n'être pas à la hauteur. Ils parlaient apparemment tous l'italien puisque c'est dans cette langue qu'ils discutaient entre eux. J'allais être ridicule avec mon sabir encore mêlé d'espagnol. L'heure arriva. La directrice de l'école nous accueillit avec gentillesse. Une fois les formalités remplies, nous étions tous réunis dans une grande salle dont les hautes fenêtres donnaient sur la fondamenta. Le soleil éclairait les murs blancs et donnait à la salle un petit air de fête. J'étais assis entre Anna l’allemande de Stuutgart et David, le jeune anglais. La première matinée passa, puis les jours. Nous devinrent des amis. Chaque jour nous nous retrouvions de bonne heure au petit café de l’arsenal pour un cappuccino et un croissant. Tous les clients nous saluaient comme de vieilles connaissances. Nous n’étions plus des étrangers...A la fin du stage, David et sa cousine Christine repartirent en Angleterre. Nous avons entretenu une correspondance un temps puis nous nous sommes perdus de vue. Anna et Annette, en revanche, restèrent à Venise. L'une était inscrite à l'université et l'autre avait été engagée comme nanny dans la famille d'un magistrat près de l'Accademia. La date fixée pour mon départ approchait et cela m'était un déchirement. J'allais devoir quitter Venise et mes nouveaux amis. Il me faudrait repartir et commencer en France une vie nouvelle, sans mon père, sans la grande maison, sans l'insouciance d'avant...
Quelques jours avant mon départ, je croisais la signora Biasin sur le pont des Guglie. Elle revenait de je ne sais où et sa silhouette me faisait toujours sourire. Son sac plaqué contre elle, la tête un peu penchée en avant, le buste recourbé comme quelqu'un qui va se mettre à courir, elle semblait toujours di fretta. Je pensais au Shylock de la comédie de Shakespeare, ou à une sorcière de contes pour enfants. "Ah vous voilà" me cria-t-elle essoufflée, «je suis ravie de vous voir. Justement je voulais vous parler. J'ai une proposition à vous faire». Gabriele ne pouvait s'occuper de tout et le jeune étudiant colombien qu'elle employait clandestinement préférait souvent faire la sieste dans une des chambres plutôt que s'affairer à repeindre les volets ou déboucher les canalisations. «Vous parlez l'anglais, l'espagnol, et le français. Vous apprenez l'italien. C'est tout à fait ce qu'il me faut. Si vous voulez, je vous propose de travailler pour moi en échange du gîte et du couvert».
13 commentaires:
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Il faut savoir saisir la chance qui ne repasse que rarement.
Ce texte est très doux, j'en ai même le goût du croissant !
Et cet endroit si bien décrit ... merci, je prends mon café à Venise ce matin ! -
La Biasin, des souvenirs pour moi aussi. Très particulière, intéressante. Elle m'a donné aussi la chance de fréquenter Venise plus que prévu. Elle m'a permis de dormir dans drôles de conditions mais j'ai pu jouer les prolongations. Lorenzo je te remercie de nous plonger dans ton univers. Ton récit est un vrai régal.
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Jeunesse éprouvante, jeunesse émouvante, les épreuves forgent et donnent souvent l'ouverture à des voies insoupçonnées.
Pouvoir apprendre une nouvelle langue, trouver une nouvelle vie dans un pays de cœur qui va se faire connaitre au fil du temps, façonner son avenir au bord de la lagune, voilà ce qui a transformé notre ami Lorenzo, n'est-ce-pas?
Un bien joli texte à lire en ce début de journée "sclossienne".
-"Un caffé, un cornetto con marmelade, prego!" -
C'est toujours un plaisir de vous lire (et toujours cette pointe de nostalgie...) - Une autre Bordelaise !
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Merci Lorenzo, j'étais avec vous ce matin, à Venise, devant mon cappucino. Merci de me faire rêver !
Je connais le petit café de l'Arsenale et je m'imagine parfaitement notre jeune Laurent
qui attend ...
Parfois, il faut avoir des coups de tête et saisir vite sa chance.
Surtout ne jamais regretter ce qu'on a fait...j'ai lu quelque part,"chaque chose qu'on apprend doit se rattacher à quelque chose qu'on sait déjà"...
Bonne journée -
Bonne journée à vous tous.
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Une succession de chances, saisies à point nommé, qui vous ont permis d'être celui que vous êtes, heureux qui plus est ! belle histoire...
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Comme vous racontez bien les charmants épisodes de votre vie vénitienne! Nous voulons en lire d'autres!
Anne -
Un "Henri de Regnier" du 21e siècle ! Bravo, cela fait vibrer l'imagination et nous transporte "là haut" !
J@M -
J@M, comme tout le monde je suis sensible aux attentions, mais ne puis accepter la comparaison... Trop flatteuse. Sauf si elle se lit au second degré. Et puis si j'étais celui que vous décrivez, j'aurai la clé d'un palais Renaissance sur le Canalazzo et nous y deviserions le soir tous ensemble sur l'altana... Merci de votre fidélité !
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Quelle belle entrée dans la vie et si bien racontée, bravissimo e prego !
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Je suis émue de voir "ma" place de l'Arsenal et une des fenêtres (2 étage)de l'appartement que nous louons depuis une quinzaine d'années, en novembre, pratiquement tout le mois de janvier (le café est fermé nous n'avons jamais pu le faire ouvrir rien que pour nous!)et à d'autres occasions. Nous voyons le personnel rentrer dans l'Arsenal le matin, des officiers posant solennellement sur les marches pour une photo de classe, et, ce qui me ravit, le dimanche matin, l'hymne national et le lever de drapeau.La façade reste éclairée toute la nuit, le buste de Dante, les vers du XXIIIe chant de l'Enfer, les lions restent visibles, nous ne fermons pas les volets.
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Je suis toujours ravi de lire ce que mes lecteurs vivent et de me rendre compte que finalement, ce terme de Fous de Venise, s'applique bien. Nous avons chacun nos rites, nos madeleines, nos joies, nos souvenirs ou nos regrets, et Venise quelque soit son avenir, vit en nous.
Nous nous sommes certainement croisés sur ce campo que vous décrivez parfaitement Micha. Nous nous y rencontrerons certainement aussi un jour prochain. Novembre et janvier sont deux mois merveilleux pour qui aime Venise retournée à sa vraie vie, avec moins de touristes et un climat qui efface tous les artifices qu'amène la belle saison...
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