28 octobre 2016

L'âme de Venise nourrit les doux et les poètes


"Venise est un poisson" écrivait Tiziano Scarpa. "Venise est une maîtresse fidèle mais difficile" me susurrait à l'oreille une bouche avinée un soir tard sur la terrasse d'un palais du grand canal. Certains prétendent que c'est une vieille reine morte et déchue, momifiée, délabrée, vendue dont on montre la dépouille et les frusques aux gogos venus du monde entier pour quelques roupies... Pour d'autres "Venise est une catin"  qui se sert habilement de ses problèmes pour attirer l'attention et l'argent... Qu'en est-il réellement ?

Nous en avons débattu l'autre soir avec Alberto et Gianni, deux amis vénitiens. L'échange dura une partie de la soirée, caminando d'enoteca in enoteca. En rendre avec précision et fidélité le contenu n'est pas chose facile, mais je dois m'y essayer car je crois que l'échange rentre parfaitement dans la ligne et l'esprit de Tramezzinimag et ne laissera pas indifférent nos lecteurs.

Cela avait commencé du côté du Rialto. Au Banco Giro pour être tout à fait précis. Nous venions d'entendre, malgré nous, la conversation d'un groupe de touristes bruyants. Des bobos français, mécontents de la foule, des prix, des vaporetti engorgés par leurs semblables, qui prenaient tout de haut et se trouvaient bien mieux que leurs hôtes. " Tu vois, finalement ici il n'y a que des pecnots, cela se voit et leur dialecte vulgaire, quel cirque" avait lancé l'un d'eux entre deux gorgées de son spritz à l'Apérol.  Ils ont certainement raison ou plutôt tous doivent avoir des raisons pour pester ainsi et leurs propos ne font qu'exprimer le ressenti immédiat, épidermique, de la plupart des visiteurs. Autrefois, entendre des compatriotes s'exprimer ainsi m'aurait fait intervenir. Avec le temps, on se lasse de jouer les Don Quichotte.

Nous avons passé notre chemin. "Pour moi, ce ne sont pas ces qualificatifs-là, ce mode de concevoir Venise qui m'intéresse" ai-je commencé à dire en gravissant les marches du pont.  "Venise est bien plus qu'une ville, c'est un monde, un état, un lieu unique et tout cela forme un mythe. C'est avant tout un mythe et ce mythe nous le pénétrons, nous le sentons palpiter, nous le voyons se débattre et tenter de résister et de survivre en dépit de tout". 
"Tout à fait d'accord." répliqua Ettore, "je te rejoins totalement sur ce point" 

Gianni, dont le passage au séminaire a laissé quelques traces qui m'ont fait le surnommer le Ravi, a souvent une visions décalée de la vie et des gens. Sa manière de l'exprimer demeure impensable pour tous ceux qui baignent en permanence dans le politiquement correct. Pour Gianni, Darwin n'a jamais émis que des hypothèses et la Création est expliquée dans la genèse. Point besoin d'en débattre... C'est parfois compliqué d'aborder certains sujets mais tellement roboratif aussi. Gianni a gardé de ses années mystiques une grande fraîcheur et ce regard bon et tranquille des religieux : "Nous qui en sommes les  amoureux transis, nous l'intégrons en nous et Venise instille son doux poison dans notre quotidien. les écrits de Casanova, les adeptes de l'érotisme grotesque et répugnant de Baffo, la tradition des courtisanes scintillantes de bijoux les faisant ressembler à des sapins de Noël pour faire oublier les chlamydias et autres désespérantes saletés qu'elles transmettaient avec plus de facilité que les quelques secrets d'alcôve que de mauvais romanciers ont voulu nous faire croire être de graves secrets d’État, tout comme les jeunes mariés japonais en lune de miel qui se font photographier devant le pont des soupirs, tout ce grotesque n'a rien à voir avec la véritable Venise !"

Ettore abonda dans son sens : "Cette Venise-là pue la naphtaline et la lingerie en dentelle synthétique. Non, la puissance de cette ville-État est bien plus que le lupanar géant qu'on nous représente trop souvent. Mais laissons les obsédés dans la salle d'attente de leur psychanalyste et regardons la véritable Sérénissime, la Dominante, libre et fière, autocrate autant que démocrate, moderne et pourtant pleine de vieilleries qui avec un regard neutre pourraient faire fuir car le mauvais goût, c'est vrai, n'est jamais loin (voir plus haut l'allusion aux courtisanes et aux mœurs salaces de certains malades de l'entrejambe). "Pour évoquer la vraie Venise, j'ai toujours pensé qu'il fallait la libérer de ce sexisme délirant".  


Combien cela est juste. Représentons-nous plutôt le lion ailé, majestueux et tranquille et le saint Livre qu'il tient entre ses griffes, ouvert ou fermé selon le baromètre des relations diplomatiques des maîtres de la Cité lacustre. N'est-ce pas plus grand et noble que les ivrognes et les catins ? La douceur du regard des vierges de Bellini, l'aspect rassurant des drapés qui les habillent, l'enfant posé sur les genoux et les paisibles vedute de la campagne de Terraferma sont pour moi bien plus évocatrices de la beauté de Venise, avec ses couleurs changeantes, ses reflets, ses harmonies et ses silence. Mon adoubement à la Sérénissime est la conséquence de cette beauté débarrassée de toute attache sensuelle et de tout désir. Un sentiment d'appartenance et d'adéquation absolue qui ne passe pas par les draps brillants des gourgandines enrubannées ni des vénus à poil (et en surcharge pondérale) de Tiziano. Quel symbole pourrait mieux qualifier la Sérénissime ? A Venise, en dépit des tentatives de Buonaparte pour en éradiquer la présence quand en 1797 il se croyait Attila pour Venise, le lion est partout. 

Comme sont partout les jolies vierges à l'enfant. Elles président de jolis concerts, trônent en majesté sous des dais de tissus flamboyants ou apparaissent dans toute la délicatesse de leur flamboyante jeunesse, toujours fines, délicates, pures... Il faut aller dans les musées à la recherche des jolis pastels de Rosalba Carriera, pour retrouver plus tard cette joliesse simple et délicate et pure. Il y en aura pour ricaner et me reprocher ce goût pour la mièvrerie. Mais oui c'est vrai, notre époque aime le lourd, le hard, l'excès. Normal n'est-ce pas quand une civilisation entre en décadence après tout. Néron préférerait les catins imbibées d'alcool aux vierges chantant le Miserere. 

Aimer la beauté ne veut pas dire souhaiter en faire pitance à chaque instance. Elle n'est pas une proie que l'on chasse mais un moyen qui permet de transcender la misère et la médiocrité de nos vies, de nos vies, nos aspirations. Entendre résonner le Gloria Patris du Nisi Dominus  de Vivaldi, traduisant à la perfection cet abandon à la Grâce. C'est ce que j'ai compris très vite, la première année où j'ai vécu à Venise. Mes longues promenades solitaires au petit matin ou la nuit dans les rues désertes, les messes dominicales à San Giorgio du temps où la communauté bénédictine comptait plus d'une douzaine de frères, celles des franciscaines du côté de san Francesco della Vigna ou à Sant'Elena, les offices de la Pâque orthodoxe à San Giorgio dei Greci et le miracle souvent renouvelé de ces ciels flamboyants, de ces silences tellement remplis que déchirent soudain le cri d'une mouette où le chant des cloches.

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