Pendant mes années étudiantes, j’ai habité dans deux quartiers de Venise, opposés et pourtant semblables : Canareggio le populaire et Dorsoduro l’aristocrate. Il faut dire qu’à Venise, comme autrefois dans toutes les villes d’Europe, riches et pauvres, notables et petit peuple, se côtoyaient sans cesse.
A part le ghetto juif, et les grands palais abritant souvent plusieurs générations de familles patriciennes, les immeubles de tous ces quartiers étaient occupés en même temps par des artisans, des commerçants, des fonctionnaires, des artistes. C’est encore – pour combien de temps – le cas dans mes deux quartiers de prédilection. A Cannaregio, j’ai vécu mes premières semaines vénitiennes sur la Fondamenta delle Guglie, à deux pas de la Lista di Spagna. Puis calle dell’Aseo, derrière le ghetto, puis à San Girolamo, sur la Fondamenta Coletti, après un court passage à Malamocco, à côté de chez Hugo Pratt.
Après quelques années j’ai changé de sestiere pour me retrouver colocataire dans l’appartement que j’ai le plus aimé, calle Navarro, entre les Zattere et la Guggenheim pour simplifier. Et puis, il y a maintenant la maison de la Toletta. Pourquoi cet attrait finalement ? La vie n’était pas particulièrement facile. Je manquais d’argent, j’étais souvent seul en dépit d'un va et vient incessant. Il y avait en fait cette fascination dont je vous ai déjà parlé qui me poussait presque chaque nuit à arpenter les rues de la ville en écoutant le Magnificat de Vivaldi. Il y avait les longues stations à la terrasse du Cucciolo (devenu le très chic restaurant de la Calcina) où nous refaisions le monde entre copains, les virées aux plages du Lido avec une serviette et un livre, les découvertes et les grandes émotions, comme le cimetière juif du Lido justement, avec ses tombes armoriées au milieu des herbes et ses grands cyprès, les îles abandonnées où nous aimions passer de longues soirées à observer les étoiles, les déjeuners à Torcello, les visites aux moines de San Francesco ou du Lazaret… Un décor parfait pour des années d’apprentissage.
Quand j’y reviens aujourd’hui, je sens bien que quelque chose à changé qui ne vient pas de mon regard. La ville est envahie à chaque moment de l’année, les mentalités aussi. Qui disait "Venise autrefois peuple de marchands, aujourd’hui peuple de boutiquiers" ? Tout semble pesé, ordonné, décidé ou abandonné à l’aune de l’argent des touristes. Les boulangeries, les merceries, les boucheries, les marchands de fruits ferment les uns après les autres pour laisser la place à des boutiques de souvenir de plus en plus achalandés avec des produits typiquement vénitiens manufacturés en Chine ou en Corée. Des régiments entiers de jeunes africains proposent des faux Vuitton aux gogos de tous âges le long des itinéraires touristiques obligés et les prix du savon comme du pain sont les plus élevés de toute l’Italie. La plupart des vénitiens sont obligés de fuir le centre historique où ils sont nés pour les HLM de Mestre ou de Marghera. Heureusement, l’âme de Venise demeure entière dans l’esprit de tous ceux qui servent le tourisme pour survivre : le dialecte reste intouchable du commun des barbares, les usages demeurent sacrés et il y a chez le vénitien une manière extraordinaire de ne pas voir le touriste qui le sauve de la dépression.
Allez vous promener en fin de matinée près de Zanipolo, calle Barbaria delle Tolle par exemple, ou même sur la strada Nova. Les ménagères qui bavardent, les retraités qui s’installent pour boire un verre, les enfants qui rentrent de l’école, tous sont là, s’exprimant dans cet idiome un peu rude que le touriste ne comprend pas et c’est comme si vous, le visiteur juste de passage, en short et l’appareil photo en bandoulière, la casquette américaine vissée à l’envers sur la tête, vous n’existiez pas. Leur regard vous traverse. Vous ne gênez même pas. Vous ne faites que passer. Bien sur à votre place au même endroit il y aura dans une minute, une heure, un jour, un autre touriste, mais cela ne changera rien à la volonté de survivre ou simplement de bien vivre du vénitien. C’est cela qui pour moi en fait, fait le charme de la ville. Gigantesque monument témoin d’un passé somptueux, Venise est aussi la patrie de milliers d’individus à qui chaque recoin, chaque pierre, chaque espace appartient en propre. Nous devrions nous excuser lorsque nous les rencontrons comme on s’excuse de déranger quelqu’un pour passer. Et puis ce qui me réjouit aussi depuis toujours c’est l’extraordinaire faculté d’assimilation du vénitien.
Quand j’habitais près du pont des Guglie, je vous ai déjà raconté l’anecdote du petit boulanger Paolino qui après trois mois me rencontrant chaque jour me saluait comme un voisin de toujours et m’offrait souvent une brioche. A San Girolamo, il y avait un petit vieux sur sa chaise, ancien serrurier je crois, qui me saluait tous les matins et me faisait la causette. Il me parlait de gens que je n’avais pas connu et un jour s’en rendant compte, il me dit "Oh c’est vrai j’oubliais que tu n’es pas né ici, mais j’ai bien connu ta grand-mère, elle aurait dû t’en parler !" et j’étais ainsi assimilé. A Dorsoduro le marchand de fruits m’appelait depuis sa boutique (j’habitais au troisième étage) : "Lorenzo, tu veux des pêches, elles arrivent de Pellestrina, je t’en garde ou pas ?". Quand j’ai déménagé, c’est un jeune voisin qui m’a spontanément proposé sa barque pour transporter mes affaires. Il m’est arrivé aussi un jour de grève de voir un bateau se détourner de son chemin pour m’amener au Lido parce que le pilote m’avait croisé plusieurs fois en rentrant chez lui… Toutes ces attentions, cette gentillesse, cette bienveillance font partie du caractère vénitien. Il ne faut pas laisser le tourisme de masse et l’esprit Disneyland détruire cela. Pensez-y à chaque fois que vous foulez le sol de Venise ! Et si vous le pouvez, ne restez pas un simple visiteur. Parlez avec les gens, excusez vous de ne pas bien comprendre ce qu’ils disent. Évitez de les photographier comme les indiens d’une réserve et respectez leur vie en restant discret.
Plus que tout adaptez-vous à leur mode de vie, allez aux endroits où ils vont au moment où ils y vont. Si vous le pouvez, préférez une chambre chez l’habitant ou un appartement plutôt que l’hôtel. Faites votre marché, achetez le journal local, ne resquillez pas sur le vaporetto et respectez les usages : ne vous arrêtez jamais en plein milieu d’une rue passante, gardez votre droite, laissez passer les portefaix avec leurs lourds chariots. Dans le bateau, éloignez-vous des rambardes avant chaque station, il y a des gens pressés qui travaillent ; sur le traghetto, laissez les dames s’asseoir et vous, messieurs, restez debout...
Voilà plein de petits conseils qui rendent la vie plus facile. Mais j’ai bien conscience que tout cela est vain. La ville est entre les mains des barbares qui l’envahissent chaque jour de l’année maintenant. C’est pourquoi, faisant partie des privilégiés qui peuvent encore habiter à l’intérieur du centre historique, j’ai comme la plupart des vénitiens résidents permanents, la tentation de m’enfermer derrière les murs de mon jardin, sous ma glycine et de ne plus prendre que les raccourcis que les touristes ne connaissent pas afin de les éviter le plus possible…