Dimanche,
en rangeant quelques livres de ma bibliothèque, j'ai retrouvé un carnet
égaré depuis longtemps, daté de 1985. Plein des souvenirs de ces années
phares où Venise était mon quotidien, j'y avais noté ma rencontre avec
Hugo Pratt. A la demande du journal Sud Ouest, j'avais passé plusieurs
heures avec lui.
.
L'article
fut un de mes premiers vrais grands papiers dans le quotidien
bordelais. J'avais oublié de nombreux détails qui me ramènent plus de
vingt ans en arrière... Hugo Pratt
s'exprimait dans un français excellent, avec un accent sympathique. Sa
voix était chaude, ses manières amples et généreuses. Nous nous étions
donné rendez-vous dans un bureau de la Bevilacqua La Masa, sur la
Piazza, au-dessus de la galerie où il exposait. Utilisant un de ces
petits magnétophones à cassettes en vogue à l'époque j'avais deux heures
d'enregistrement qui doivent dormir quelque part.
"Ma génération n'apprenait que le français à l'école, m'expliqua-t-il quand je m'étonnais de la facilité avec laquelle il s'exprimait, "Avec
l'italien et les langues mortes, on n'enseignait que le français. J'ai
appris l'histoire de France, la littérature française, la poésie.
L'empreinte de cette culture est très forte en moi, même si le souvenir
de ce que Napoléon et ses maréchaux ont fait à Venise n'est pas à
l'avantage de la France. Combien je l'ai détesté quand j'étais enfant !"
Je me souviens de son éclat de rire en me disant cela.
"Ce
qu'il y avait de bien, c'est que notre enseignement nous montrait autre
chose que la voix officielle française. ainsi, par exemple, j'ai
découvert qu'Henry de Monfreid était un grand bonhomme. Souvent en
France on dit que c'était un minable. En fait c'était un grand
journaliste, un vrai reporter. Son voyage avec Teilhard de Chardin est
un monument dont j'ai illustré quelques pages.. Si Henry de Monfreid et
Teilhard de Chardin se retrouvaient sur le même bateau que Corto Maltese
et Raspoutine, ils auraient beaucoup de choses à se dire. Ils seraient
en famille !".
L'entretien
avait difficilement commencé. J'étais intimidé, hésitant, maladroit. Il
s'impatientait. Puis le courant a fini par passer et une fois lancé,
plus rien ne semblait pouvoir l'arrêter. Ce fut passionnant. A plusieurs
reprises la porte s'était ouverte, l'attachée de presse rappelait les
autre rendez-vous. d'autres journalistes piaffaient dans l'entrée. Il la
renvoyait avec un sourire : "Je parle de la France, ils peuvent attendre" me dit-il, royal.
Je l'interrogeais sur la France : "J'ai
des amis français mais je connais encore mal la France. Je suis allé en
Normandie pour voir la tapisserie de Bayeux. C'est une œuvre
importante pour un dessinateur de BD, une sorte d'ancêtre spirituel."
"L'amitié, les amis", des mots qu'Hugo Pratt
employa souvent tout au long de cette interview, comme pour souligner
combien cela lui paraissait fondamental, constitutif de la vie même. "Je
suis très attentif aux autres. Parce que c'est vital pour mon boulot
bien sur, mais c'est parce que je suis incapable de vivre sans mon coeur
et les amis c'est dans le coeur qu'ils ont leur place. Pas dans la
tête"...
"Quelque soit la force de
nos passions, l'emprise de nos actions, notre métier, il faut avoir du
temps pour les amis et la famille. j'ai des enfants dont personne jamais
ne me parle"
"Alors, parlez-moi d'eux !" lui avais -je répondu.
"Puisque
vous m'en donnez l'occasion : J'ai un fils qui est grand maintenant
mais quand il était petit, il n'aimait pas du tout ce que je faisais. Il
préférait Rahan. C'était un peu difficile pour moi. Maintenant il
apprécie ce que je fais. Quant à mes filles, une seule dessine. C'est
Silvana, la dernière. Elle fait des dessins de mode. Elle se débrouille
bien. Les autres ont comme on dit dans "les affaires". Elle seule a pris
un peu de l'esprit de son père".
"Un esprit d'aventure ?" demandai-je.
"
Vous savez dans un pays catholique comme l'Italie, l'aventure ce n'est
pas une chose bien vue. C'est le droit chemin commun qu'on vous apprend à
suivre. L'aventure, c'est resté longtemps une chose peu convenable".
"Est ce que cela a changé ?" lui dis-je en essayant de faire le plus professionnel possible.
" L’Église c'est évident ne joue plus le même rôle. Mais si on écoute le
PCI par exemple, le mot aventure reste mal noté, dangereux. Il n'y a
guère de place dans le matérialisme historique pour cet
individualisme-là non plus... Rimbaud aujourd'hui on ne pourrait pas
l'encadrer. C'est plutôt minable. Tolérer l'aventure, l'encourager,
c'est tolérer, encourager la liberté"...
Suivirent de nombreux
autre échanges tous aussi passionnants. Mais il fallut prendre congé.
Voilà ce que je lis dans mes notes de janvier 85 : "Hugo Pratt me
raccompagne jusqu'au milieu de la Piazza. J'ai passé deux heures avec
lui et nous étions dans un autre univers, loin de la foule qui se
pressait pour visiter l'exposition, loin des cloches de San Marco et des
pigeons qu'elles font fuir en sonnant. peut-être avions-nous franchis,
sans bouger de ce petit bureau de la Bevilacqua, un de ces lieux
magiques et secrets où les vénitiens qui sont fatigué des contraintes et
de l'autorité se retrouvent comme dans d'autres histoires"...
Quelques
mois plus tôt, des amies parties pour l'été m'avaient laissé leur
petite maison de Malamocco, située juste à côté de chez Hugo Pratt
et j'espérais chaque jour le croiser et pouvoir lui parler. Mais il
était cet été là en Amérique du Sud. Le hasard d'une commande de mon
rédacteur en chef (à l'époque Pierre Veilletet) m'a permis cette rencontre. Une des plus marquantes de toute ma vie vénitienne. Il y eut Olga Rudge grâce à Dachine Rainer (elle aussi passionnant personnage dont j'ai déjà parlé sur ce blog), Arbit Blatas et Regina Reznik, Rostropovitch, Maurice Béjart, Ivo Pogorelitch, Hervé Guibert, et tellement d'autres.
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