En janvier
2007, j'écrivais un article en réaction à la soirée du réveillon qui
avait été un énorme succès pour la municipalité avec plus de 60.000
personnes réunies sur la piazza à minuit. Cette foule représentait en
fait l'équivalent de la population actuelle de Venise... Le quart de ce
que fut la population de Venise au XVIIIe siècle. En écoutant l'autre
jour des vénitiens dans le vaporetto qui se plaignaient des commerces
qui disparaissent, des écoles qui ferment et des immeubles qui se vident
au profit de résidences de luxe pour touristes, j'ai eu envie de
ré-éditer ce billet au risque de lasser. Mais il est important que le
monde entier prenne conscience du problème de Venise au moment où une
pétition circule qui a pour titre "Venezia non é un albergo" (Venise
n'est pas une auberge". Barrès lui-même quand il disait de la
Sérénissime "Venise auberge de rois, auberge de fous" ne pouvait
imaginer dans quelle situation la ville se retrouverait en ce début du
XXIe siècle.
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Tous
les habitants de Venise peuvent maintenant se réunir sur la Piazza.
Lorsque j’étais étudiant, le nombre d’habitants du centre historique
venait de descendre à 80.000 habitants. Cent ans avant, du temps de mes
grands parents, il y avait plus de 120.000 habitants. Je crois que les
troupes napoléoniennes pénétrèrent dans une Venise peuplée de près de
200.000 personnes… 62.000 habitants au 1er janvier 2007... Et ce
phénomène va se poursuivre puisque les spécialistes prévoient moins de
60.000 habitants en 2010 ! Les causes sont multiples : logements trop
chers ou insalubres, vie quotidienne devenue trop chère, de moins en
moins d’emploi en dehors des métiers – certes honorables – de serveur,
de porteur de bagages ou de vendeur de souvenirs. Trente fois moins de
boulangeries, de boucheries, de merceries, de papeteries, de drogueries
et de quincaillerie qu’il y a trente ans ! C'est pareil partout me
direz-vous, mais ici c'est encore plus visible et dramatiuqe... Cent
fois plus de boutiques à touristes… Et des masses de plus en plus
nombreuses déferlant sur la ville. Terrible constat. L’agonie sera
longue et pénible... .
Mais,
en dépit des hordes qu’on ne peut plus arrêter, nombreux sont ceux qui
cherchent des solutions ou du moins des aménagements. C’est ainsi que
les monuments comme les musées peu à peu s’aménagent pour accueillir ces
hordes sans trop de dommage. C’est ainsi que la municipalité cherche le
moyen de réguler la transformation des logements en chambre d’hôtes et
autres studios loués aux étrangers. Mais comment freiner l’exode des
administrations, des entreprises du tertiaire qui avaient leur siège - ô
combien prestigieux - à Venise ? Le développement industriel s’il a pu
pallier une grande partie du problème de l’emploi au début du XXe siècle
a apporté tellement de nuisances qu’il n’est pas envisageable, surtout
dans le contexte actuel de la mondialisation, de le redéployer. Attirer
des entreprises quand la plupart s’en vont ? Ce qui attire ce sont les
palais vacants que l’on rénove et aménage pour des soirées somptueuses
mais qui n’apportent rien à la ville que la préservation de ses
monuments. Cacciari mise sur l’art contemporain et la création… Pourquoi
pas, mais on flirte toujours ainsi avec la calcification de la Cité des
Doges : musée ou laboratoire de création, ce n’est pas ce qui fait
vivre une ville et rouvrira boucheries et épiceries…
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Égoïstement,
nous qui avons la chance extraordinaire de pouvoir nous rendre souvent à
Venise, d’y avoir un logement, des amis, des habitudes, nous cherchons à
préserver notre ville et c’est parfois au détriment des vénitiens
eux-mêmes et de la ville après tout. Plus nombreux seront les étrangers à
choisir de vivre quelques mois dans l’année à Venise, à louer ou à
acheter des pieds à terre ici comme d’autres sur la Côte d’Azur ou en
Dordogne, plus difficile sera la recherche de logements pour les
vénitiens de souche. Le problème ne se pose qu’avec ceux qui comme moi
vont et viennent, s’installent quelques semaines et repartent. Le reste
du temps la maison est vide ou au mieux prêtée à des amis ou louée… Si
au moins nous vivions toute l’année à Venise… Peut-être faudrait-il
encourager les forestieri à rester toute l’année. Après tout,
le climat est très bon à Venise. Peu de pollution, une vie calme, les
attraits d’une grande ville et d’un village en même temps. En Périgord,
des villages ont repris vie grâce aux nouveaux colons britanniques ou
hollandais. Cela ne s’est jamais fait sans grincement de dents mais au
moins les maisons sont restaurées, occupées, les écoles rouvertes, des
magasins apparaissent là où il fallait prendre sa voiture et faire
trente kilomètres pour trouver un supermarché… On pourrait envisager
l’obligation pour l’étranger d’apprendre le vénitien et de suivre des
cours de vie vénitienne… On pourrait imposer un quota d’artistes,
d’écrivains, de créateurs et de simples retraités amoureux de la ville
pour ne pas en faire une sorte de Greenwich village artificiel,
ghetto de vieillards ou d’artistes argentés… Et puis, il faut briser le
globe sous lequel on a enfermé la ville. Depuis sa création, elle a
bougé, elle s’est reconstruite, transformée, agrandie… Construisons là
ou il y a de la place - et il y en a - laissons aux jeunes architectes
italiens, (Venise en regorge), la possibilité de s’exprimer et d’innover
en partant des contingences locales certes très prégnantes mais
nécessaires à respecter pour que se pérennise l’idée même de Venise. Le
pont autrichien était déjà une aberration, alors le béton armé, la
brique industrielle ou les structures de verre et de bois ne sont pas
des audaces mais des conneries (pardonnez cet écart de langage). .
La
municipalité de Venise est propriétaire de nombreux bâtiments mais les
aménager en logements salubres coûterait une fortune. En l’état, peu
sont habitables selon les critères d’aujourd’hui. Démolissons ce qui n’a
pas un caractère extraordinaire et majeur pour le patrimoine de
l’humanité. Il y a des friches à Venise, des îles vides, des terrains
vagues. Ne les laissons pas aux spéculateurs de Las Vegas ou de Disney Corporation. Plus de projets d’hôtels de trop grand luxe pour happy few
asiatiques ou américains. Offrons des logements locatifs abordables et
les familles reviendront, les écoles rouvriront, les commerces
réapparaîtront. A l’ère de l’ultra technologique pourquoi ne pas
délocaliser à Venise ? Un statut spécial pour les entreprises italiennes
ou étrangères créatrices d’emploi (je ne sais quelle est la marge
de manœuvre de la municipalité et de la région en Italie en matière de
taxes et d’imposition, mais je sais que n’importe quelle entreprise qui
se verrait offrir 50, 100 ou 200 logements gratis en échange de
l’implantation d’une unité de production ou de bureaux administratifs y
réfléchirait à deux fois). Avoir son siège à Venise, pouvoir loger
ses employés à moindre frais, qui n’en voudrait pas ? Mais je ne suis ni
un élu, ni un économiste et mes idées sont peut-être naïves.
.
Je
vois seulement quand je passe dans les rues combien la ville change.
Rien qu’en sortant de chez moi pour aller acheter le journal quand
j’habitais Cannareggio, Calle del’Aseo, derrière le Cinéma Italia, et que le kiosque de la Lista di Spagna
était fermé, je partais vers la gare, je passais devant trois
coiffeurs, une quincaillerie, un droguiste, cinq épiciers, deux
marchands de fruits et légumes, trois boulangeries, une mercerie, deux
bouchers, un charcutier, quatre boulangers, un marchande de jouets, deux
buralistes (ils vendaient encore du sel à cette époque), un serrurier, deux drapiers, un marchande de bonbons, un grand magasin Standa, quatre pharmacies, un nombre incalculable de petits bars avec des stands de Totocalcio,
un réparateur de radios et télévisions, un négoce de vaisselle et
d’articles ménagers, une salle des vente, six restaurants, un libraire,
deux antiquaires, un parfumeur, un ébéniste, un plombier, trois
bijoutiers, deux pressings, et des magasins de vêtements. Il y avait
certes déjà un marchand de gravures et deux boutiques de souvenirs…
L’énumération est fastidieuse, je sais, mais je voudrais faire
comprendre à celui qui découvre Venise aujourd’hui combien il est triste
de se promener dans des rues figées dans un passé artificiel, vides de
leurs commerces ou remplies de boutiques attrape gogos Made in Taïwan.
Imaginez combien les rues étaient bruissantes, les conversations
animées, la vie bouillonnante partout, et cela depuis un millenaire…
Aucune nostalgie dans ces lignes, je rêve seulement que la vie revienne
dans ces rues et sur ces campi autrement qu’artificiellement avec des
carnavals populaires et des fêtes de luxe pour happy few.
Il
faut des enfants qui courent et nous bousculent, des vieux qui
discutent assis au soleil, des marchands qui apostrophent les ménagères
pour faire remarquer la beauté de leurs fruits et de leurs légumes venus
des îles de la lagune, des pêcheurs qui offrent le produit de leur
pêche, des livreurs qui se faufilent en criant gare… Même le touriste
s’en trouvera bien, rien de tel que la vraie vie pour marquer un voyage
non ? Allez du côté du marché du Rialto un matin vers 11 heures ou bien à
Castello, sur la Viale Garibaldi, devant Santi Apostoli,
et la vie qui fuse sous vos yeux dans ces endroits, c’est la vie et
l’animation qu’on pouvait trouver partout dans Venise autrefois. De même
à l’heure de la passeggiata, à San Luca ou à San Bartolomeo, les campi étaient noirs de gens, tous ou presque avaient moins de vingt ans. A Santo Stefano leurs aînés se retrouvaient, étudiants plus âgés, jeunes ménages. Les familles sortaient à San Polo, Santa Maria Formosa,
ailleurs encore. Une foule innombrable sortait des maisons et se
retrouvait dans un brouhaha tellement chaleureux que le plus agoraphobe
d’entre vous se serait senti comme seul avec des amis ou en famille… La passeggiata existe
encore bien sûr, mais évidemment les figurants sont moins nombreux. La
production n’a plus les mêmes moyens. Imaginez ce que cela sera
lorsqu’on ouvrira le matin les portes de Venise aux hordes... De vrais
figurants ceux-là se mettront en place et comme dans une sorte
d'écomusée, singeront les gestes de leurs ancêtres : gondoliers,
souffleurs de verre, marins, provéditeurs et conseillers en toge,
mitrons portant sur leur tête les paniers remplis de croissants fumants,
les lavandières avec leur panières de linge, les étudiants leurs livres
sous le bras. On peut imaginer à certaines heures, comme la relève de
la garde devant Buckingham Palace, des sortes de ballets comme Broadway ou Las Vegas
savent en créer : gondoliers regagnant leur gondole, apprentis et
serveuses, étudiants et religieuses qui s’agiteront en musique sous le
crépitement des flashes des hordes qui en auront pour leur argent.
Allez, ne vous en faites pas Venise-disneyland , cela pourrait ne pas être dans très longtemps. Parfois, je prie pour qu’Al Gore se soit trompé et que la montée des eaux arrive pour demain et qu’on en finisse avec ce cauchemar !
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Mais soyons résolument optimistes, les autorités cherchent des solutions et parfois proposent de bonnes choses. Les Mulini Stucky qui seront à la fois un hôtel de luxe et des logements sociaux, l'arsenal réorganisé et réexploité, la venue de la collection Pinault au Palais Grassi,
d'autres projets de qualité qui créeront des emplois ailleurs que dans
le tourisme... Et puis que diable, Venise reste toujours aussi belle et
les jeunes qui s'en éloignent sont remplacés par de jeunes vénitiens
d'adoption qui la découvrent : visiteurs ébahis, étudiants déterminés,
certains resteront et formeront la Venise de demain. Je suis certain que
tous, vénitiens d'adoption ou de souche, ils refuseront de devenir des
sortes d'indiens dans une réserve, imbibés d'alcool et d'ennui ! Quant
aux touristes, ils ne seront plus une horde de consommateurs ignares et
pressés, mais des voyageurs informés et bien élevés dont
l'émerveillement sera teinté de respect et de sollicitude.