La
sagesse veut que l'on soit de son temps. La nostalgie n'apporte jamais
rien de bon, sauf aux poètes qui savent en extraire une substance
magique pour nous transporter au-delà des réalités. Venise n'est pas
seulement un des hauts lieux de la Beauté, une vitrine géante où
s'exposent quelques unes des plus belles créations esthétiques de
l'homme. C'est un symbole. Quand partout ailleurs les villes par
nécessité, se sont adaptées à la vie moderne, aux contingences imposées
par des rythmes nouveaux, et où les vestiges du passé ne sont plus que
des vestiges plus ou moins respectés, entretenus ou mis en valeur,
Venise a gardé l'infrastructure, l'organisation, l'environnement d'il y a
deux cents, trois cents ou cinq cents ans. C'est l'homme urbain - et
le visiteur - qui jusqu'à présent s'est adapté à la ville et non pas le
contraire.
Ce qui fascine à Venise, ce n'est pas seulement ce qu'elle
est physiquement, ses canaux à la place des rues, ses bateaux à la
place des voitures. C'est qu'on s'y retrouve comme propulsé dans le
passé. Non pas dans un univers révolu et figé. Bien au contraire. On y
vit comme cinq ou dix générations avant nous on y vivait. D'autres ont
bien mieux dit cela que moi. Des peintres, des poètes, des architectes -
et pas des moindres. Ce rythme unique qu'impose au passant les ponts
et les méandres des ruelles, cette lenteur qui vient de la proximité de
l'eau calme des canaux, cet environnement sonore qui n'est jamais
stressant comme ailleurs à Paris, New York, Berlin ou Milan. On y
respire comme à la campagne et cette vie de village est additionnée en
permanence d'une vie sociale très internationale. Venise depuis
toujours mélange les genres, les mondes, les milieux, les cultures et
les spiritualités. Ce fut son fonds de commerce en quelque sorte. Tout
cela fascine et attire, et c'est bien.
Malheureusement l'essentiel
aujourd'hui tend à disparaître : la vie quotidienne n'est pratiquement
plus rythmée que par le continuel va et vient des hordes de touristes.
Le vénitien, suite à un tas de difficultés dont nous avons souvent
parlé, s'exile. Les entreprises qui avaient leur siège dans le centre
historique déménagent et il n'y a pratiquement plus d'emploi qui ne
soit dévolu au tourisme. Pourquoi pas ? Mais quitte à passer pour un
indécrottable râleur, je ne pourrais jamais me faire à ces comportements
bouffis d'incivilité qui déjà quand j'étais étudiant horripilaient les
vénitiens et qui nous faisaient préciser partout où nous allions «NON SONO UN FORESTIERO, VIVO QUÀ» sono un forestiero, vivo quà» (je ne suis pas un étranger, je vis ici !). Quelques exemples récents et flagrants :
Doit-on se plaindre qu'à Venise aussi la déliquescence des mœurs, la décadence
et la vulgarité prennent le pas sur le respect et la bonne éducation ?
J'avoue ne plus trop savoir. Le maire Orsoni effaré par les comportement de moins en moins respectueux des visiteurs réclame davantage de policiers sur la Piazza...
Un vieil arrêté municipal interdit tout véhicule à roue à San Marco
sous peine d'amende... Y pique-niquer comme désormais nourrir les
pigeons sont interdits. Mais rien ne semble fait pour remettre un peu
d'ordre . Le touriste a tous les droits. Et je défie quiconque de me
contredire quand je décris le ras-le-bol des vénitiens dont les enfants
ne peuvent jouer au ballon ou s'amuser avec leurs petits vélos sur les campi sans
se faire gourmander par les policiers... Mais c'est certainement
ringard et trop politiquement incorrect que de refuser que la plus belle
ville du monde souffre ainsi. Peu importe, il faut continuer là-aussi
de s'indigner !
Pourtant, il faut rester optimiste. A force
d'éducation, de messages et d'information, les barbares se civilisent toujours.
La beauté de Venise transforme et sidère. Ne minimisons pas le pouvoir
de la beauté. N'est-ce pas elle qui sauvera le monde ?