Un fidèle lecteur nous a signalé cet article d'Aldo Cazzulo paru dans le Corriere della Sera publié par Courrier International,
 le 12 avril dernier. Point de vue réaliste certes mais assez pessimiste
 traduisant bien la situation actuelle de la Sérénissime, réalisé à 
partir d'un entretien avec l'ancien maire, le philosophe Massimo Cacciari,
 adepte du pragmatisme dont l'administration est aujourd'hui très 
controversée. Sa vision en tout cas s'avère juste et la réflexion de 
l'auteur, une bonne base pour les dbats actuels sur l'avenir de la 
Sérénissime.
 
 
                                                      
Boutique de souvenirs à Venise. © spirosk. 
 
        
Chaque
 année, des centaines d’habitants fuient la lagune,  l’abandonnant aux 
multinationales et aux spéculateurs de l’art et la  transformant en 
ville fantôme. Les tentatives pour raviver son économie  se heurtent au 
manque de fonds publics et au fatalisme de ceux qui sont  restés. 
                                                     
Pour
  Massimo Cacciari, son ancien maire, Venise est sous  l’emprise de deux
  malédictions :  les comtesses qui s’agitent pour la  sauver; et le  
caractère de ses habitants. “Venise se meurt !” déplorent  les  
aristocrates et les Vénitiens.
 
En 
réalité, Venise est déjà morte. Elle a  ressuscité, et est devenue  une 
vitrine. Le  jour, Venise n’a rien de triste, ni même de  mélancolique. 
Au contraire,  elle n’a jamais été aussi belle, aussi  vivante. Jamais 
autant d’argent  n’a conflué vers elle, du Nord-Est, de  Milan, de 
l'Europe, de  l'Amérique. Mais c’est de l’argent privé. Celui  des 
marchands, et pas  celui des mécènes . Partout fleurissent les  
restaurations et les  fondations.
 
L’exemple
  le plus éclatant est celui de Pinault, qui a acheté un  morceau de  
Venise  –  la merveilleuse Punta della Dogana, face à la  place 
Saint-Marc,  pour y exposer les artistes de sa collection  qu’ensuite il
 vendra dans  sa maison d’enchères. 
 
Des rats qui courent dans tous les sens
 
Aujourd’hui,
 la polémique enfle à propos du  Fontego dei Tedeschi,  acheté par les 
Benetton sur lequel Rem Koolhaas, la  grande star  hollandaise de 
l’architecture, a dessiné une terrasse controversée avec  vue sur le 
Pont du Rialto. Il est vrai aussi que personne  n’avait plus  mis les 
pieds dans la Punta della Dogana depuis des  décennies. 
 
La
  nuit, Venise redevient elle-même : une ville dépeuplée, comme  
d’autres  centres historiques. Mais ici, entouré par la beauté, le  
spectacle de  volets fermés et des boutiques closes, des lumières  
éteintes, du  silence, est plus triste, tandis que le flux des Vénitiens
  “de  l’extérieur” et des touristes désargentés se déplace vers la 
terre   ferme. Seuls restent animés les endroits où se retrouvent les   
étudiants : le Campo santa Margherita, San Giacomo dell'Orio,  le marché
   du Rialto. Mais les résidents se sont plaints et la municipalité a   
imposé le couvre-feu à minuit.
 
Massimo  Cacciari raconte :
 "Vous n’avez pas idée de ce que j’ai  trouvé à  l’intérieur de la Punta
 della Dogana ! Des rats qui couraient  dans tous  les sens, des 
employés reclus dans leurs petits bureaux. Dans  la tour  qui fait face à
 San Marco, peut-être le plus bel endroit du  monde,  quelqu’un s’était 
même discrètement taillé un appartement. Le  jour où  les travaux 
devaient commencer, on a trouvé dans les remises un  dépôt de  vieilles 
planches. J'ai dit : enlevez-les. On m'a répondu que  ce n’était pas  
possible, que c’était du ressort de la Surintendance  [équivalent de la 
 Direction du Patrimoine]. J’ai alors appelé la  Surintendance pour 
qu'elle vienne les reprendre. On m'a répondu que ce  n’était pas 
possible car il s'agissait des restes  d’un ancien plancher.  A ce 
moment là, je me suis mis à hurler. Une scène  hystérique. Je suis  
devenu fou”. 
 
La
  même chose s’est produite pour le piazzale Roma, où se dressera  le  
nouveau palais de Justice, dont le prix a triplé depuis le devis   
initial. "Des terrains  contaminés. Des chantiers retardés. Et des  
obstacles de toutes sortes,  dont celui-ci : les travaux sont sur le  
point de commencer quand on  m’annonce une découverte sensationnelle.  
Des caisses pleines d’os  d’animaux. J'explique alors que la chose est  
pourtant bien connue : jusqu’au XIXe  siècle c‘était là qu’étaient  
installés les abattoirs. On me répond que  l’affaire est de la plus  
haute importance puisqu'on va pouvoir reconstituer  toute la chaîne  
alimentaire de Venise au XVIIIe  siècle. J’y vais et on me montre un os 
 de chèvre, de veau, de bœuf…  Cette fois encore, je me suis mis à 
crier.  Une autre scène d’hystérie. A  nouveau, je suis devenu fou : "Si
 les  travaux ne commencent pas tout de  suite, je prends un marteau et 
je  détruit tous ces os, un par un !”.
 
Les écœurantes pleurnicheries sur Venise
 
Massimo  Cacciari explique qu’il ne supporte plus les  "écoeurantes  pleurnicheries” sur Venise, les jérémiades que répandent "ces maudits  snobs”
  et un peuple qui aime tant se plaindre. Il rappelle ce qui a  été fait
  ces vingt dernière années : le nouvel Arsenal avec le centre de   
recherches Thetis ; la reconstruction du théâtre la Fenice  –  en dépit 
  de toutes les péripéties ; la restauration de Ca' Giustinian, siège de
   la Biennale d’art. 
 
Le
  problème, c’est que la municipalité n’a plus un sou. Les deux  sources
  historiques qui l’alimentaient se sont taries : la loi spéciale  et 
les  casinos. L’Etat a diminué sa subvention et tout l’argent part  dans
 le  projet Mose : la plus grande réalisation d’ingénierie  hydraulique 
au  monde, censée protéger Venise de la montée des eaux de  la lagune. 
Cinq  milliards d’euros y ont déjà été engloutis et il reste  encore 
deux  années de travaux.
 
L'autre
  coffre-fort, c’est le casino. Autrefois les smoking blancs  des 
joueurs  de chemin de fer accourraient au Lido, aujourd’hui ce sont  les
 Chinois  qui, a Ca'Noghera, sur la terre ferme, se pressent autour  des
 machines à  sous. Entre la crise et la concurrence de l’Etat avec  les 
jeux d’argent  en ligne, cette manne qui était de 200 millions  d’euros 
par an n’est  plus, ces dernières années, que de 145, dont il  faut 
soustraire 100  millions de coûts fixes. Les revenus de la ville se  
sont écroulés.
 
La longue hémorragie
 
Aujourd’hui,
 Venise doit faire face à deux grands défis : le   dépeuplement du 
centre historique et le destin de la plus grande zone   industrielle 
d’Europe, Marghera. Le  compteur numérique de la pharmacie  Morelli sur 
le campo San Bartolomeo,  rappelle aux passants la longue  hémorragie de
 Venise qui ne compte plus  aujourd’hui que 58 855  résidents. 
 
Le
 problème, c’est que les Vénitiens  ne veulent plus vivre à Venise,  non
 seulement parce que les appartements  dans les étages élevés sont  
extrêmement chers, et que personne ne veut  de ceux qui sont au niveau  
de l’eau, trop humides, ni de ceux qui sont  sous les toits, surchauffés
  en été.
 
 Les Vénitiens veulent comme nous  tous : avoir leur voiture en bas  de 
chez eux [et non pas dans les  immenses parking du Piazzale Roma]. La  
mairie possède 6 000  appartements, pour la plupart loués aux Vénitiens 
 modestes. C’est la  classe moyenne qui fait défaut, les bourgeois qui  
habitaient entre  l’étage noble et les mansardes.
 
Les
  Vénitiens partent vivre sur le continent, à Mestre, la ville la  plus 
 laide d’Italie, du moins jusqu’à ces dernières années. On a  récemment 
 transformé la piazza Ferretto en espace piéton, planté des  bois aux  
abords de la ville, transformé en parc paysager la décharge de  San  
Giuliano, doté l’agglomération de l’Internet à haut débit et  bientôt  
s’ouvrira le chantier du futur pôle culturel de Mestre, le M9. 
 
Pierre
  Cardin, qui en réalité s’appelle Pietro Cardin est né à  Sant'Andrea  
di Barbarana (près de Trévise), voudrait avant de mourir  ériger à  
Marghera, la "Tour Lumière", un bâtiment d‘un milliard et demi  d’euros,
  de 240 mètres de haut et de soixante étages qui abritera  l'université
 de  la mode. La mairie ne s’y oppose pas.
 
Certes
  Venise demeure une destination privilégiée pour les voyages  de noces,
  et pour beaucoup la basilique Saint-Marc est le plus bel  édifice du  
monde. Il suffit, pour s’en convaincre, d’admirer la coupole  de la  
Création, la Genèse des analphabètes où Dieu pose la main d’Adam  sur la
  tête du lion pour signifier la primauté de l’homme sur les  animaux ; 
le  même lion qui, sur la mosaïque voisine sort de l’arche de  Noé et, 
après  des mois d’inertie, étire ses pattes avant de se mettre à  
courir. 
 
C’est
  cela que Venise devrait faire, se remettre dans la course,  malgré le 
 poids d’un tâche immense : préserver toute cette beauté et  faire  
renaître une ville autour d’elle.
Aldo Cazzulo
Traduction : Françoise Liffran