Alexandrine
 de Mun porte un joli nom historique. Elle est française. Elle écrit. A 
vingt ans, elle est partie à Venise 
et y est restée. Depuis elle n'a cessé d'écrire et elle écrit bien. 
Curieuse et passionnée, elle sait transmettre à ses lecteurs la joie de 
ses découvertes et de ses rencontres. Son humour, sa culture, la 
simplicité avec laquelle elle énonce - et explique - les choses font de 
la lecture de ses pages une sorte de compagnonnage comme il s'en crée en
 voyage. Des rencontres imprévues, anodines qui pourtant peuvent parfois
 changer nos vies ou du moins l'idée que nous nous faisons de nos vies. 
Ce texte, paru sur le site de l'auteur, trouve naturellement sa place 
dans la collection "Lo Spirito del Viaggiatore" :
Venise est en fête et les touristes abondent dans les ruelles : c'est le premier dimanche de septembre, jour de la Regata storica. 
C'est un moment joyeux, coloré par le défilé des embarcations  fastueuses qui glissent sur l'eau. L'air résonne du son des tambours et  des 
acclamations du public massé sur les quais et les ponts.
Les Vénitiens ouvrent leurs maisons à grands battants et la lumière  de la fin d'été entre à flot par les fenêtres. Les invités se pressent dans les salons richement décorés de stucs: les tendres roses, verts, gris, bleus se marient aux reflets des cadres dorés où habitent  d'austères personnalités. Le croisement de langues, de générations, de  genres sont les caractéristiques de cette société éclectique qui prend ses racines dans l'histoire même de la Sérénissime, une ville de  commerces 
culturels et économiques administrée avec rigueur et  humanisme. 
C'est la deuxième fois que j'assiste à la Regata storica et  la première était en 1977... dans ce palais même où, accoudée au balcon, je tombai sous le charme de mon futur mari ! Le Temps joue des
 tours...
 

 
Michele Sammartini est un Vénitien dune soixante d'années. Ses  ancêtres sont arrivés avec les templiers de Saint Martin et se sont  établis à Belluno pour descendre à Venise au début du siècle dernier. Nous ne nous connaissons que de nom. C'est un homme grand et mince,  distingué et sympathique. Nous engageons une conversation sur la  situation actuelle de Venise. Son regard d'expatrié sur sa ville natale  m'intéresse particulièrement. Il me raconte comment, en 2009, il a  décidé de partir :
 
-
 Quand je pense à la République de Venise et à son empire  dune richesse
 inouïe autant en Orient qu'en Occident, richesse  d'échanges à tous 
niveaux, je ne peux qu'être profondément déprimé par  ces dernières 
décennies. Qu'en reste-t-il ? Son habitat, ses palais,  encore que bien 
malmenés.  La beauté de cette ville n'est pas le fruit  dune politique 
architecturale  le mélange des styles raconte bien une  expansion sur 
plusieurs siècles  c'est le résultat d'un art de vivre. Lorsqu'un 
habitant de Venise construisait sa demeure,  il suivait deux  critères: 
elle devait être adaptée à l'activité de la famille et digne  de la ville
 qui l'accueillait. Regarde le Palazzo Pisani [vi] sur le campo Santo 
Stefano, un mastodonte somptueux et la petite maison jaune à côté, avec 
son fogher [vii], ils vont très bien ensemble !
 
|  | 
| Conservatorio Benedetto Marcello. © Alexandrine de Mun | 
A 
la différence d'aujourd'hui, Venise pratiquait une culture  humaniste.  
Par exemple, le pont de la Constitution, quatrième pont sur  le Grand 
Canal,  fait l'objet d'un procès à l'encontre de l'architecte  espagnol 
Calatrava pour constat de non-exécution et dommages, sans  parler du 
coût financier qui est un scandale en soi. Le rajout dune  cabine, le 
long de la rampe du pont, pour faire traverser les personnes  à mobilité
 réduite, est absurde. Il suffisait de proposer de monter sur  le vaporetto
 gratuitement !  Ceci illustre bien le manque de  bon sens et de respect
 pour le denier public avec lequel les autorités  gouvernent la ville. 
Jadis, la République de Venise était menée par des  hommes de poigne qui
 assumaient leurs charges politiques sans être  rémunérés car ils 
tiraient leurs revenus de leurs affaires propres. Ils  constituaient 
l'aristocratie vénitienne,  les Patrizii, qui n'avaient qu'un seul titre, celui de Nobil Homo
  qu'ils ne recevaient que sils avaient rendu service à la Sérénissime.  
Le sens civique, l'éducation était un des piliers de cette civilisation. 
 L'amour pour la ville nourrissait littéralement Venise. 
C'est ainsi que  
nous avons hérité de joyaux, fruits du travail  d'artisans fortement  
engagés.  Aujourd'hui Venise n'est administrée qu'en fonction du 
gain quelle rapporte à Mestre [viii]   ce qui a bien évidement un impact
 dévastateur sur l'équilibre fragile  de cette ville. Venise est l'œuvre 
dun génie humain qui la depuis  longtemps désertée. Le canal dei petroli
 [ix],  pour ne prendre qu'un exemple, qui relie le port de Marghera à la
 Bocca  di porto qui s'ouvre sur la mer Adriatique,  n'existait pas 
lorsque  j'étais enfant et je n'ai jamais perdu un jour d'école pour l'acqua alta !
  Si, sauf en 1951, lors de l'alluvion extraordinaire du Po qui a porté  
le niveau de l'eau à 1,50m,  simplement parce que la mer n'arrivait pas à 
 se retirer. Aujourd'hui, l'acqua alta est en moyenne de 1.40m  et 
se présente plus ou moins quatre fois par an. On vous dit que ça a  
toujours existé mais c'est absolument faux ! Le passage des pétroliers  
et paquebots creusent le canal ce qui fait entrer la mer dans la lagune.
  Il n'y a tout simplement pas de volonté politique de préserver  
l'écosystème lagunaire.
 
 
Le document de l'Unesco
 de janvier 2014 sur la situation de Venise,  dénonce les impacts du 
tourisme de masse et des paquebots sur la ville  et les changements de 
l'écosystème lagunaire. Trois des grandes menaces  sont ainsi posées par 
une autorité suprême en matière de conservation.  Mais la situation 
actuelle évolue à grande vitesse et demande des  actions concrètes pour 
enrayer une dynamique qui menace sans retour la  vie même de Venise. Par
 ailleurs, ce que rapporte l'Unesco est issu des  comptes rendus des 
différentes autorités qui gèrent la ville (état,  province, région, 
ville, port, lagune) et il en ressort un tableau  flouté des 
problématiques de la ville. Les vénitiens (sans distinguer  ceux de 
souche ou d'adoption) vivent au jour le jour la dégradation  dune réalité
 urbaine et lagunaire dont la richesse culturelle sans  pareil avait 
tissé sa gloire. 
C'est bien ce que me raconte Michele en  évoquant la 
Venise des années 60 et son tissu urbain au maillage serré  fait de 
solidarité. A l'entendre, je vois la ville comme une grande  maison aux 
nombreuses pièces, chacun se connaît, vit sa vie, tout se  sait mais on 
n'y entre pas sans y être invité. Les générations et les  classes 
sociales se confondaient, le voisinage était enrichissant et  formateur.
 Le mot connivence prenait du sens dans le labyrinthe  physique et mental qu'est Venise. Michele me raconte :
 
- 
 J'ai fondé une famille alors que javais 25 ans, nous  revenions de nuit
 avec les enfants,  chargés comme des baudets alors  qu'il n'y avait pas 
encore de vaporetto nocturne et cela n'a  diminué en rien le plaisir de 
vivre à Venise. Pourtant,  à cette époque,  de nombreux jeunes couples 
ont préféré la commodité, le super-marché,  la voiture et son garage.  
Il y a eu une rupture entre les vénitiens et  la ville, entre l'âme de 
Venise et ses pierres. La première rupture  historique a lieu en 1797, lorsque le traité de Campoformio signe la  mort de la République de 
Venise,  ce qui correspond à la fin dune  gestion salutaire de la 
ville,  à cela s'ajoute la dissolution de la  société vénitienne qui n'est
 plus suffisamment compacte et forte pour  alimenter un lien solide avec
 son milieu urbain. 
Aujourd'hui il n'y a  plus que 57 000 résidents, dont 
une faible part de Vénitiens de souche [x].
  J'ai un souvenir qui illustre bien le désengagement des Vénitiens par  
rapport à leur ville. C'était l'été de mes seize ans et je descendais du  
vaporetto devant l'église de La Salute. Un Français,  par inadvertance, 
marcha sur le pied d'un Italien  et ce dernier lui  répondit 
grossièrement. Un homme d'un certain âge s'approcha de  l'Italien, lui tapa
 sur l'épaule et lui dit :
 
     -  
 Tu vois le panneau, là, lis ce qu'il y a décrit ; il dit que la 
restauration de la basilique de La Salute est  financée par les Français
 donc tu ne peux plus te fâcher avec eux.  Cette ville n'est plus la 
tienne, ce sont les étrangers qui  l'entretiennent.
 
Ce monsieur avait raison ; C'est une question de dignité. Où est passée la fierté de ces Vénitiens, gardiens à l'Accademia, qui ont répondu à ma question "dove sono i quadri ?" [xi], alors que je visitais les magnifiques espaces rénovés mais dont bien des salles sont vides : "no ghe xè i schei par tacarli! "[xii].
  Mais enfin, invente n'importe quoi ! Dis que les tableaux sont en train
  d'être restaurés et sauve la face.  Venise ne peut exister si ses  
propres habitants ne sen chargent pas, si le Vénitien ne s'identifie  pas
 à sa ville. L'excuse du manque de moyens financiers  n'en est pas  une.  
Le Casino [xiii]  avait levé des milliards mais Venise n'en a pas 
profité et cet état de  fait est dû en grande partie à l'incompétence et 
l'inconscience de ceux  qui exercent le pouvoir. Il y eut même une époque
 où, pour des raisons  politiques, l'Administration a appelé les palais 
des contenitori [xiv],  mot qui en italien est utilisé pour toutes
 sortes d'emballages. Ainsi  ces demeures historiques, parce quelles 
abritaient des  familles patriciennes, ont été déchues de leur 
désignation légitime.
 
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| Punta della dogana et canal de la Giudecca - © Alexandrine de Mun | 
 
Prenons le canal de la Giudecca. Le long des Zattere,
  pour diminuer l'impact du remous des paquebots qui passent, une digue  
de ciment a été pratiquement construite sur des poteaux implantés à  
dix-huit mètres de profondeur ; Venise est construite sur des couches de
  terre glaise, quatre-vingt-quatre types d'argile différents,  qui, si  
elle n'est pas constamment humidifiée devient comme de la poudre. A ce  
stade, les maisons ne sont plus ancrées solidement et sont très  
gravement menacées. Les autorités ont investi des sommes colossales  
dans ce projet conçu par des ingénieurs hautement qualifiés. N'aurait-il 
 pas été plus intelligent de débarquer les touristes sur la terre ferme 
 pour leur faire visiter Venise sur de petites embarcations ?   
Probablement les touristes apprécieraient bien davantage que de voir  
défiler la ville du haut des ponts de ces monstres marins. Que  
m'apportent ces paquebots et leurs touristes, à moi, Vénitien qui  
dépense des milliers d'euros chaque année pour entretenir un palais?  
Rien. Bien au contraire, les contribuables payent très cher la propreté 
 de Venise. Elle est réduite à dépotoir après chaque passage des hordes 
 d'excursionnistes qui représentent 80% du flux touristique et sont  
ballottés d'un endroit à l'autre, inconscients des trésors qu'ils  
côtoient. Quant aux autres touristes, ceux qui s'arrêtent, prennent leur 
 temps et apprécient la culture de ce site unique, ils ne sont pas reçus
  comme il se devrait, on leur présente des notes injustifiées. On vous 
 répond : "Ah, oui, mais les touristes prennent la ville d'assaut, sont  dépenaillés, ne savent pas se tenir alors on leur fait payer !".
 En fin  de compte, c'est bien de notre faute si on accepte cette 
situation.  Aucun travail de sensibilisation n'est fait à aucun niveau. 
Un certain  art de vivre, lié au profond sens de la diplomatie qui était
 un des  apanages de la République, a disparu ;  Ceci a dénaturé la vie 
locale.  L'intelligence entre Venise et ses habitants est interrompue.
 
La
 rue à Venise, c'était la vie.  Le sentiment d'appartenir à une  
communauté s'est altéré.  Aujourd'hui, entre la chute démographique, le  
vieillissement de la population, les flux touristiques[xv],  les 
appartements vides, le manque d'éducation qui fait que rares sont  ceux 
qui se saluent,  la disparition de tous les petits commerces et des  
artisans, tous porteur de culture,  tout cela fait qu'il n'y a pas plus  
d'échange que sur un trottoir de Milan. Quand j'étais enfant le contact  
avec la rue se faisait par le biais des commerçants, les gondoliers  
nous renvoyaient le ballon qui était tombé à l'eau, les disputes étaient 
 sans conséquences, elles tenaient plus du jeu que de la violence. Plus 
 tard, quand je rentrais à la maison et que je n'y trouvais pas les  
garçons, la petite vieille de l'autre côté de la rue me disait : "varda, che i go visti andar par la !
 "[xvi] ;  Ce n'était pas une question de s'occuper des affaires des 
autres. Comme  elle n'avait rien à faire,  elle regardait par la fenêtre 
et me rendait  tout simplement service. Tout le monde se connaissait. 
Venise est  devenue la ville de personne et son spectacle est 
avilissant. Les rues  sont mal tenues, même le Canal Grande est 
impraticable : la circulation y  est devenue dense et sauvage.  Il n'y a 
pas de quoi s'étonner quand il y  a des accidents ![xvii]
 
 
La
 tentative d'identifier un des majeurs responsables dune telle  défaite, 
nous mène au manque de volonté politique pour un projet porteur  de sens
 pour Venise et ses habitants. Le seul plan lisible  actuellement, est 
celui dune Venise-musée à ciel ouvert, une  exploitation outrancière de 
son patrimoine matériel qui constitue la  perte irrémédiable de son 
patrimoine immatériel.  En fait, il s'agit  d'un mixte de banditisme et 
d'ignorance qui épuise la poule aux œufs  d'or qui ne sen remettra pas.  
Soit dit en passant qu'aucune pitié pour  les générations futures ne 
rentre en ligne de compte.  
Je demande à  Michele s(il pense que le 
 regard international  peut encore inverser  le sens de la marche.
 
- Hélas,
 non. Les investisseurs étrangers sont de plus en plus  frileux lorsqu'il
 s'agit d'engager des capitaux dans un pays dont la  pesanteur 
administrative paralyse toute activité, où les lois en matière  de 
sauvegarde du patrimoine sont obsolètes et la taxation ne favorise  pas 
le mécénat. Quand je reviens par avion et que l'on survole  l'archipel,  
je suis saisi par ce spectacle extraordinaire mais aussi  envahi 
d'amertume.  La lagune, si riche autrefois, nourrissait des  familles. Leur savoir-faire se transmettait de générations en  générations. 
Aujourd'hui, abandonnée après avoir été mal traitée,  elle  est 
pratiquement désertique.  Je pense à l'esprit d'entreprise de la  région 
du Veneto, à l'éducation au travail de tant de  générations, à 
l'ingéniosité dont ont fait preuve ses habitants depuis  tant de 
siècles.  Tout en constatant cette incapacité dans laquelle nous  nous 
trouvons, je conserve l'espoir que la mémoire de cette excellence  puisse
 être récupérée. Je veux y croire car j'aime Venise, profondément.  
Merveilleuse, unique.  Elle est liquide,  l'eau omniprésente gagne  toute
 chose et opère sa magie par  ses reflets mouvants. C'est l'eau qui  
conduit à Venise, la vraie, celle issue de la perspective marine,  
construite par les puissants qui ne se déplaçaient qu'en bateaux, sur  
les mers et les canaux, seul le petit peuple empruntaient les ruelles.  
En réalité, c'est l'idée de Venise que j'aime. La vraie a perdu son  âme.  
Pourtant à chaque fois que je traverse le ponte della Libertà [xviii], 
  je voudrais ne pas y être né, n'y être jamais venu pour connaître le  
choc de la première rencontre. Quelle émotion ça doit être !
 
 
                                                                                              Alexandrine de Mun
 
Venise, avril 2014
[i]    En portuguais : "Patron, toi tu as une montre, moi j'ai le temps !".
 [ii]   Les Sammartini sont propriétaires terriens.
 [iii]  Autrefois João Belo, capitale de la province de Gaza, au Nord-est de Maputo.
 [iv]  Land grabbing : usurpation de la terre par des investisseurs étrangers.
 cf/ Corriere della Sera du 28/11/12 Le terre usurpate dell'Africa povera.
 [v]   Machamba : campagne.
 [vi]  Le  Palazzo Pisani dont M.Sammartini parle est l'un des plus vastes édifices de Venise et abrite le conservatoire de musique Benedetto Marcello depuis 1940.
 [vii]  Fogher : cheminée.
 [viii] Mestre : Ville de la terre ferme (89 500 habitants) faisant partie de la municipalité de Venise (56 046 habitants au 12/08/2015).
 [ix]   Le Canal dei petroli longe le port industriel de Marghera.
 [x]    Depuis 1950 Venise a perdu plus de 70% de sa population.
 [xi]   En italien : "Et les tableaux ?".
 [xii]  En dialecte vénitien : "Il n'y a pas d'argent pour les accrocher."
 [xiii] Le Casino se trouve sur le Grand Canal,  dans le Palais Vendramin Calergi bâti au XVe, le compositeur Wagner y trouva sa dernière demeure.
 [xiv]  Contenitori = conteneurs.
 [xv]  
  Selon les données CESDOC 2013, la densité touristique de Venise est 
de   9 873 arrivées au km2 sur tout le territoire, îles et eaux 
comprises. En  revanche, elle est de 26 179/km2 si l'on ne compte que les
 îles.
 [xvi]   En dialecte : "Regarde, que je les ai vus partir par là-bas !"
 [xvii] 
 Au mois d'août 2013,  le professeur  Joachim Reinhard Vogel est mort des
 suites d'un accident entre la gondole où il se tenait avec sa famille et
 un vaporetto qui tentait d'éviter d'autres embarcations.
 [xviii] Ponte della Libertà : le pont qui relie Venise à la terre ferme.