TraMeZziniMag défend depuis sa création en 2005, la même conception du voyage et par conséquent du voyage à Venise. Nous sommes de ceux qui privilégient le temps et font leurs délices de la lenteur. Nous sommes convaincus que Venise se mérite, qu'il faut beaucoup de temps pour vraiment appréhender ce qu'elle est vraiment. Mais le temps, prendre le temps, avoir le temps, tout cela est un luxe aujourd'hui. Du moins, c'est ce qu'on cherche à nous faire croire. Nous sommes tous devenus des gens pressés - les parisiens surtout...
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Le vrai tempo de Venise
Le temps nous fait peur finalement. Le perdre, ne pas en avoir assez... Autant d'alibis pour cacher l'angoisse humaine face à la conscience de n'être jamais que de passage. Mais nous avons le choix. Laisser cette angoisse s'emparer de notre vie au quotidien et courir, courir sans cesse ou bien le prendre, ce temps, comme il vient, comme il va et l'apprivoiser. Le voyage peut devenir notre allié et nous guérir de la précipitation avec laquelle nous vivons. Séjourner à Venise au rythme qui est le seul à lui convenir, un adagietto qui peut se faire appassionato, andante , et nous laisse le cœur burlando en partant, rempli d'un allegro vivace. Le secret du bonheur : vivace mais jamais furioso...
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Ce qu'il y a de bien avec Venise, c'est que cette création unique que la civilisation occidentale a façonné en plus de mille ans, même endommagée, plus ou moins ruinée, vidée de sa substance originelle, demeure telle que les voyageurs d'autrefois pouvaient la voir. Haut-lieu de toutes les innovations, les inventions, les créations techniques, politiques, sociales, artistiques qui se répandirent à partir d'elle, si elle reste un laboratoire encore aujourd'hui, Venise n'a jamais changé de rythme, pas plus qu'elle n'a changé de couleurs et d'aspect. Pourtant à plusieurs reprises, la catastrophe qui aurait fait d'elle une ville comme toutes les autres, a été proche : Napoléon qui voulait combler les canaux pour permettre la circulation des véhicules à roue et des chevaux, les autrichiens avec le pont de chemin de fer puis le doublement de ce pont pour la circulation automobile.
Aujourd'hui encore le danger guette la Sérénissime, ne veut-on pas dans certaines officines creuser sous la ville des tunnels pour y faire courir un métro ? Un couturier parvenu n'a-t-il pas failli offrir au monde une tour gigantesque de plusieurs centaines de mètres au bord de la lagune ? Il y a quelques années un ministre grotesque depuis enferré dans de multiples scandales financiers, ne prônait-il pas l'organisation à Venise d'une exposition universelle ? Encore aujourd'hui n'y a-t-il pas des fous furieux qui veulent creuser encore plus profond certains chenaux pour permettre l'accès au centre historique des plus gros bateaux du monde au risque de compromettre définitivement l'écosystème lagunaire et tuer toute vie animale et végétale ?
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Venise immuable
Venise et son environnement changent peu. C'est ce qui en fait l'attrait à une époque où tout se transforme comme on cligne des yeux. Pourtant, le voyageur qui a la chance d'approcher de la cité des doges par la voie maritime ne verra jamais tout à fait la même chose. Selon l'heure, la saison, le temps qu'il fait, que l'approche se fasse à l'aube ou à la tombée du jour, vers midi en hiver ou en pleine nuit, sous un ciel brodé d'étoiles, impressions et sensations seront différentes. Une nouvelle histoire se forge à chaque fois, comme sont nouvelles les perspectives qui se découpent entre les lais des ilots qui émergent puis disparaissent, les hautes herbes, les chenaux... Tout dépend de l'état d'âme qui sera celui du voyageur quand il est prêt d'accoster les rives de Venise. Ce sera l'excitation de l'enfant qui part joyeux avec sa classe, laissant derrière lui l'école et sa routine ; ce sera l'apaisement que procure un paysage paisible quand on aura quitté échec et chagrin. L'enchantement est garanti même à l'énième voyage... On pourrait croire cet enchantement évanoui, éventé. Il n'en est rien. Jamais. L'enchantement ne disparait pas, il s'enrichit de tout ce que nous sommes au moment où il nous prend, de ce que nous vivons, pensons, sentons. On peut ressentir cela partout certes, mais à Venise cela se manifeste avec plus d'acuité.Cela marque l'âme plus intensément qu'ailleurs...
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Parmi les statues de sel
A la joie peut succéder la douleur, surtout pour les âmes sensibles. Un peu comme au retour d'une visite à un parent âgé dont la santé décline vite et qu'on sait perdu. Les façades rongées par l'érosion, les sculptures de marbre qui s'effacent sous les attaques de la pollution... Ces dégradations, hélas, n'ont rien à faire de la lenteur et on constate que le processus fait de terribles ravages de jour en jour. Pourtant, cette douleur - remugles des vapeurs romantiques que les écrivains d'un temps ont incrusté dans l'idée qu'on se fait de Venise, a son remède apaisant. Souffrance et mort, abandons et chagrins, l'évocation des héros romantiques qui se sont frottés au Poison de Venise dans ce qu'adolescent j'appelais les années noir & blanc, n'a rien à voir avec la peine qui nous étreint quand ce qu'on aime se délite et se corrompt. Voir les monuments de Venise un jour prochain, comme autant de statues de sel s'effritant au simple regard du passant bouleversé, voir calle et campi envahis par la foule qui consomme chaque mètre carré de la ville comme une armée de cloportes affamés ; voir les hautes flammes qui surgissent des cheminées de Marghera et répandent dans l'air si clair de la lagune leurs gaz empoisonnés ; voir des navires gigantesques couvrir de leur ombre sordide les palais et les églises... N'y aurait-il pas là suffisamment de raisons pour pleurer et fuir ?
Pourtant, il suffit d'une promenade en barque loin des circuits touristiques, dans le silence des eaux que rien ne trouble, au milieu des oiseaux qui jouent à s'envoler à notre passage dans un florilège de cris joyeux et le bruissement coloré de leurs parures, pour n'y plus penser. Il suffit d'un coucher de soleil, d'une aube un peu floue qui révèle l'incroyable harmonie de la ville, la seule restée à "hauteur d'homme". Et la joie nous étreint. Car je défie quiconque qui se voudrait indifférent à la beauté unique de la Sérénissime, de continuer à le prétendre quand se dresse devant lui l'époustouflant spectacle des montagnes enneigées se détachant comme un décor peint sur les eaux blanches et opales de la lagune par un clair matin de décembre, ou les lumières du crépuscule au-dessus de San Giorgio et de la Dogana del Mare après une chaude journée de juillet !
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Venise demeure bien vivante
En dépit de la baisse jamais connue auparavant - même au temps des grandes épidémies - de sa population, en dépit des exactions liées à une soif de lucre à court terme, d'une administration sans imagination ni volonté, de plus en plus dépassée et souvent corrompu, Venise demeure bien vivante. Elle vit bien plus qu'elle ne survit. Par le dynamisme d'inconnus, presque anonymes, qui agissent, inventent, échafaudent des projets joyeux et porteurs d'espoir pour l'avenir. Ces irréductibles sont l'avenir de Venise. Rien à voir avec les excités nostalgiques de l'extrême, xénophobes et incultes qui répandent dans la ville et dans la région la puanteur des années noires et ne savent rien de l'esprit ni de l'histoire véritable de la Sérénissime. Mais n'est-ce pas partout la même chose depuis quelques années ? Face à eux, des groupes se sont créés qui prennent la réalité à bras le corps, inventent de nouvelles solidarités, proposent des solutions et les mettent en place. Ils se battent pour que la vie demeure à Venise et dans sa lagune. Ils ne perdent pas de temps dans les assemblées officielles, ils construisent et recueillent les trésors innombrables disséminés partout ici, sur les ilots à l'abandon, dans les ateliers, les mémoires.
Voir tout ce qui délite et disparait me ferait verser des larmes de désespoir s'il n'y avait pas ces résistants qui se battent pour faire vivre Venise. La liste est longue des initiatives qui d'année en année, font la véritable sauvegarde de Venise, moins tape-à-l’œil que celle, qui participe aussi à la volonté de sauver la cité des doges, entreprise par d'honorables organisations internationales, publiques ou privées. Restauration d'embarcations en voie de disparition, rénovation de lieux abandonnés pour loger des familles vénitiennes et d'autres issues de l'émigration que les instances officielles ne savent pas ou ne veulent pas satisfaire, mise en place de circuits touristiques par des historiens amoureux de leur ville qui montrent une Venise différente, véritable et qui vit, (voir le projet Slow Venice que nous recommandons à ceux qui viennent pour la première fois à Venise et refusent la vision low-cost proposée par les agences de voyage démunies d'imagination et d'esprit autre que de lucre).
Alors, si vous êtes comme nous, très préoccupés, voire émus, devant l'évidence que la situation est grave pour Venise, vous serez heureux de savoir que ces projets sont à l’œuvre et que des centaines de vénitiens ardents font chaque jour ce que État et Administration sont incapables de faire. Sans grands moyens ; lentement, mais sûrement. A notre désespoir succède l'enthousiasme ! TraMeZziniMag défend l'idée depuis toujours, Venise est un laboratoire d'innovation au service de l'humain, de l'art et de la beauté. De tout ce qui compte en vérité. Mais sans la précipitation et la superficialité qui sont trop souvent le lot de notre époque.
Donner du temps au temps
La lenteur est une des caractéristiques de Venise. C'est en cela qu'elle reste à hauteur d'homme. Même digitale et gagnée aux modes et aux usages d'aujourd'hui, la vie quotidienne des vénitiens se fait toujours au rythme de la marche ou de la rame. Cela change et induit bien des choses, devoir aller à pied. "La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place" écrivait Jean-Jacques Rousseau, qui a dû souvent arpenter Venise pendant son séjour comme secrétaire d'Ambassade (*). C'est ainsi, visiteur, que tu dois découvrir ou redécouvrir Venise, avec lenteur et déférence. Ni musée, ni parc d'attractions, la Sérénissime est un monde à part. Un univers matriciel où l'imaginaire et le retour sur soi sont d'excellents remèdes à nos manquements, nos doutes, nos peurs et nos fausses obligations. C'est à Venise autant que sur la Roche de Solutré, que François Mitterrand a forgé sa philosophie, "Donner du temps au temps". Alors, si vous ne pouvez pas tout voir, si vous vous perdez et manquez l'endroit où vous désiriez vous rendre, ne maugréez pas. Peu importe. Le temps ici n'est jamais perdu. Il est passé à vous rendre à vous-même, à vous retrouver. Nulle part ailleurs on peut avec autant d'acuité et de profondeur, réfléchir à ce que nous sommes, envisager nos erreurs et nos chutes, nous rassembler avec nous-même, nous rédimer. Par la lenteur. Par le silence et la beauté qui nous y entourent.
(*) Cité par Bruno Planty, dans son excellent ouvrage, Sur les pas de Jean-jacques Rousseau à Venise" paru au printemps 2016, aux Éditions La Tour verte dans la collection L'Autre Venise (p.104).