"Et la lumière se divise à l'arc-en-ciel rompu des pleurs
Car nulle part comme à Venise on ne sait déchirer les fleurs
Nulle part le cœur ne se brise comme à Venise la douleur
Chante la beauté de Venise afin d'y taire tes malheurs"
Ces vers d'Aragon, ils me viennent sur les lèvres à chaque fois qu'on évoque l'acqua alta et les risques qu'elle représente pour la Sérénissime, qu'elle blesse un peu plus à chacune des marées trop fortes et des tempêtes qui semblent devoir se produire bien plus souvent qu'avant. J'y songe aussi lorsque, les deux premiers jours de novembre, les bateaux pour San Michele, l'île des morts sont bondés et que leur silhouette alourdie par la foule de vénitiens qui se rendent sur la tombe des leurs, les bras chargés de fleurs. Il y a toujours quelque chose de pathétique dans cette vision. Une île lumineuse et noire où le blanc des pierres de l'église, le rouge des briques du mur d'enceinte et la masse obscure des cyprès se reflètent dans l'eau toujours agitée par les marées et le vent.
Cette année, pour la première fois depuis longtemps, un pont flottant a été érigé qui permettait aux vénitiens de se rendre au campo santo comme en pèlerinage. Le
pathétique demeure quand, sous un ciel bas et tristement grisâtre, les
remous de l'eau d'un vert de vase, le vent glacé, on regardait toutes
ces silhouettes avançant silencieusement vers l'île.
Rien en dépit du mauvais temps ne semblait présager que la Sérénissime allait frôler une catastrophe identique ou pire que celle de 1966. Rien n'annonçait encore l'immonde acqua granda de ces derniers jours. Rien ne laissait présager ce triste retour à une réalité que le monde ignore et que les vénitiens éloignent de leurs pensées.
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La Chiesa di San Michele in isola. Huile de Roger de Montebello. © Roger de Montebello |
L'union de l'esprit et du sensible
La terreur de sombrer est pourtant bien présente. A l'image du peuple chinois d'aujourd'hui que leurs maîtres ont choisi d'asservir avec un nouvel opium, l'argent à tout prix, dès le lendemain de la répression de 1989, les balles, les baïonnettes et les chars d'assaut, les emprisonnements - les vénitiens se sont un peu laissés porter pour la plupart. La protection de l'Unesco, la renommée universelle de leur ville, l'afflux de millions de portefeuilles en même temps que le chantier pharaonique du MOSE (1) qui allait protéger définitivement la lagune et ses îles du déluge et nous en sommes là. Novembre 2019, Venise n'est pas encore sûre de pouvoir être épargnée et définitivement coulée...
Ce fut hélas un joli rêve ce MOSE qui sauverait la lagune à tout jamais de l'invasion des eaux, car aujourd'hui, le barrage n'ayant jamais été terminé à ce jour (1), il semblerait que rien ne pourra arrêter les flots destructeurs, si une malheureuse conjonction de fortes marées, de vents violents et de fortes pluies déferlait sur la lagune, identique ou supérieure à cette acqua granda de 1966 qui faillit emporter l'essentiel de la cité des doges comme elle faillit détruire Florence et alerta le monde entier. De nombreux experts firent part de leur doute bien avant le début des travaux et les voix ne se sont jamais taries pour critiquer au mieux l'insuffisance du modèle choisi, au pire son inefficacité qui semble évidente.
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© open online. 17/11/19 |
Le philosophe Massimo Cacciari, lors maire de Venise, fut de ceux-là Carlo Giupponi, professeur d'économie de l'environnement à l'Université de Venise est clair : "Avec l'accélération du changement climatique, la capacité d'adaptation de la ville est mise à dure épreuve !". Répondant aux questions d'un journaliste, l'universitaire qui est aussi recteur de l’Université internationale de Venise de San Servolo, est un expert internationalement en science et gestion du changement climatique, il détaille ses objections qui laissent dubitatif :
Au fil des siècles, explique le professeur Giuponni à
Francesca Venturi, dans sa chronique de ce jour sur le site de l'AGI, "Venise s’est toujours adaptée aux phénomènes naturels auxquels elle a été exposée, et notamment ce phénomène de montée du niveau de la lagune sur laquelle elle a été construite il y a plus de mille ans, mais maintenant, avec l’accélération des phénomènes, son adaptabilité est mise à rude épreuve et même le projet MOSE, pourtant conçu il y a moins de vingt ans ne sera pas capable de faire face aux changements climatiques actuels."
Déjà il y a 350 ans, l'ingénieur en hydraulique Benedetto Castelli, appelé par le doge à étudier les phénomènes de marée pour protéger Venise des hautes eaux, expliquait combien barrer la route aux fortes marées était une tâche difficile qui ne suffirait pas toujours. Auteur du fameux traité "De la mesure des eaux vives" - un
ouvrage paru en 1628, qui initia la science hydraulique moderne -, il
avait déclaré au sénat et au doge qu'il fallait s'en remettre à la
nature plutôt qu'à croire pouvoir la contrer.
"Les vents seront toujours sourds, la mer sera constante dans son inconstance, les rivières seront très têtues..."
L'alluvion du 12 novembre avec ses 187 centimètres, presque aussi forte qu'en 1966 était-il exceptionnel ? demandait le journaliste. La réponse du professeur Giupponi est édifiante :
"Les événements extrêmes sont de plus en plus fréquents. La situation de ces derniers jours à Venise est similaire à celle qui a provoqué l'an dernier la tempête Vaia (qui, fin octobre, a frappé l'Italie, avec de graves dégâts en Vénétie, ndlr) : fortes précipitations associées à un fort vent de sirocco. Si, en mille ans, un phénomène comme celui-ci a pu se produire plusieurs fois, le fait que cela se produise deux années de suite est significatif. "
Au cours de la conversation chez lui à Venise, Carlo Giupponi montre la photo de la porte d'un édifice médiéval dont les marches se perdent dans l'eau du canal, soulignant la marque que la lagune a laissée sur le mur, au moins dix centimètres plus haut que le niveau de l'époque où le bâtiment a été construit. Mais qu'est ce que cela signifie ? interroge le journaliste :
"Ce la signifie qu'au-delà des données objectives que nous sommes capables de mesurer aujourd'hui, nous avons une idée de la hausse du niveau de l'eau et de la capacité d'adaptation de Venise à s'y adapter en comparant les images actuelles avec celles des peintures anciennes. Au cours des dernières décennies, l’eau a augmenté en moyenne de 5,6 millilitres par an. Au phénomène global d'élévation du niveau de la mer s'ajoutent à Venise des phénomènes naturels spécifiques à sa lagune ainsi que le résultat d'actions humaines, telles que l'excavation des canaux et l'exploitation de la nappe phréatique. La ville s’est toujours adaptée aux changements naturels, mais cette capacité a une limite : elle risque de ne plus pouvoir suivre l’accélération des phénomènes. "
Sur la différence entre l'acqua alta de ces derniers jours et celle d’il y a 53 ans, il ajoute :
"Celle de 1966 était due à la superposition de deux marées combinées au Sirocco, ce qui était une combinaison très rare à l'époque. Maintenant, au lieu de cela, cette conjonction de différents facteurs se produit de plus en plus souvent, mettant à l'épreuve la capacité de Venise à faire face à l'urgence ".
Qu'en sera-t-il avec l'achèvement de Moïse, la situation sera-t-elle sous contrôle ?
"C’est un projet particulièrement rigide qui a été conçu dans un contexte environnemental différent d'aujourd'hui. Ainsi, il risque de ne pas pouvoir s'adapter aux changements en cours. En particulier, il ne prend pas suffisamment en compte le facteur vent qui accroit désormais l’effet du phénomène. De plus, les travaux effectués pour la construction du MOSE ont à leur tour provoqué un changement sur les marées affectant le Lido qui sont maintenant plus rapides, montent plus vite avec des courants plus forts. Tout cela rend beaucoup plus difficiles les prévisions dont la ville a besoin pour se préparer et se mettre à l'abri "
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Les panneaux du MOSE |
Pourquoi beaucoup de Vénitiens ne croient pas en l'efficacité du projet MOSE ?
"Les Vénitiens ont une dent contre le MOSE parce que ce projet a absorbé la plupart des fonds qui auraient normalement dû servir à assurer la propreté des canaux et à mettre en place tout ce qui aurait permis à la ville d'affronter l'acqua alta. Depuis une vingtaine d'années, l’entretien ordinaire des canaux financé jusqu'alors par les sommes versées à la suite de la Loi Spéciale adoptée juste après novembre 1966, n’est plus effectué."
En tant qu'expert du changement climatique, pensez-vous que nous pouvons encore être optimistes quant à l'avenir ? s'aventure à demander le journaliste.
"Tous les graphiques sur les phénomènes économiques, sociaux et même naturels montrent une accélération générale au cours des dernières décennies. Ce qui était valable dans le passé en terme de prévisions, n’est plus valable. Dans un tel contexte, si vous voulez être pessimiste, vous en toutes les raisons.
Mais si vous voulez rester optimiste, vous devez alors vous concentrer sur la définition de notre époque géologique, l'Anthropocène (NDT : voir note 3). Cela signifie que l'homme est l'un des principaux facteurs de l'évolution géologique et que notre capacité à contrôler les problèmes est plus grande que par le passé. D'un côté, nous avons créé ces problèmes, de l'autre nous ne sommes plus à leur merci. Nous avons donc besoin de plus de conscience et de responsabilité. Tout le monde peut faire sa part. D'une part, la science déclenche des alarmes, que le politique n'écoute généralement pas, car l'horizon temporel des scientifiques est trop long pour intéresser les politiciens qui se concentrent sur les prochaines élections.
Par ailleurs, pour cette même raison, les citoyens peuvent influer considérablement sur les choix des responsables politiques, dans la mesure où ils votent pour eux. Il existe un lien direct. C'est pourquoi le rôle de mouvements tels que les "Vendredis pour l'avenir" et la très critiquée Greta Thunberg me semble important. "
à suivre...
Remerciements à Francesca Venturi et à l'AGI.
1- Le MOSE (acronyme de MOdulo Sperimentale Elettromeccanico) est un barrage mouvant qui permettra de fermer les ouvertures de la lagune sur l'Adriatique et devrait contenir les eaux des grandes marées. Depuis l'origine le projet est réputé inadapté et insuffisant au vu de la montée générale des eaux avec la fonte extrêmement rapide des glaciers et de la calotte glaciaire.
2- A l'image de nombreux projets souvent imposés par des politiciens alléchés par la manne financière pour leur parti ou pour leur profit personnel dont on découvre la trace un peu partout dans la péninsule.
3- L'Anthropocène est un néologisme
construit à partir du grec ancien ἄνθρωπος (anthropos, être humain)
et καινός (kainos, nouveau, suffixe relatif à une époque
géologique), en référence à une nouvelle période où l'activité humaine
est devenue la contrainte géologique dominante devant toutes les autres
forces géologiques et naturelles qui avaient prévalu jusque-là.
Selon Wikipedia, il s'agirait de "la période durant laquelle l'influence de l'être humain sur la biosphère a atteint un tel niveau qu'elle est devenue une « force géologique » majeure capable de marquer la lithosphère. La période la plus récente de l'anthropocène est parfois dite la grande accélération, car de nombreux indicateurs y présentent des courbes de type exponentielle. [...] Les activités humaines ont la capacité de provoquer des modifications importantes de l'environnement terrestre, notamment via l'agriculture intensive et la surpêche, la déforestation et les forêts artificielles, les industries et les transports, l'évolution de la démographie et l'urbanisation, la fragmentation écologique, la réduction ou destruction des habitats, la pollution, non plus seulement ses formes locales et transitoires (ex : les marées noires) mais surtout des formes globalisées à caractère pérenne (composition atmosphérique ; omniprésence des microplastiques, pesticides et perturbateurs endocriniens ; etc.), l'augmentation exponentielle de la consommation et donc de l'extraction des ressources fossiles ou minérales (charbon, pétrole, gaz naturel, uranium, etc.), le changement de cycle de certains éléments (azote, phosphore, soufre), l'exploitation du nucléaire comme énergie ou comme arme, etc.