Rarement un lieu n'a autant stimulé la création. Grands artistes et amateurs anonymes, chacun y va de son crayon ou de sa plume. Combien de ces petits chefs-d’œuvre sont parvenus jusqu'à nous ? Certains sont émouvants, parfois drôles, toujours beaux comme peut l'être le témoignage d'une époque révolue...
J'ai découvert récemment ces dessins de la fin du XVIIIème siècle, réalisée au crépuscule de la République, quand Venise n'était déjà plus que l'ombre d'elle-même mais demeurait encore la Sérénissime...
Il faut imaginer ainsi cette Elizabeth, venue d'Angleterre, qui se promenait dans les rues de la cité où sur ses canaux, en octobre 1795. Poètesse au joli coup de crayon, elle annonce les voyageurs du XIXème qui vont sillonner la ville pendant tout le siècle pour en retirer le meilleur et nous l'offrir en mémoire...
une autre Elisabeth, la célèbre Madame Vigée-Lebrun a écrit un texte découvert dans une anthologie publiée en 1996 par Sébastien Lapaque aux Éditions sortilèges-Les Belles Lettres, Histoires de Venise. Je ne résiste pas à l'envie de vous en faire découvrir un court extrait:
"Je brûlais du désir de voir Venise. J'y arrivai la veille de l'ascension. Quoi qu'il m'eût été dit jusqu'alors sur l'aspect extraordinaire de cette ville, mes yeux seuls m'en donnèrent la juste idée, et j'avoue que son aspect me surprit autant qu'i l me charma. A la première vue on croit n'apercevoir qu'une ville submergée; mais bientôt ses superbes palais, bâtis dans le style gothique, et dont ses beaux canaux baignent les murs, offrent l'effet le plus grandiose et le plus ravissant par son originalité. J'admirai beaucoup le pont de Rialto, qui est une seule arche à quatre-vingt-neuf-pieds de longueur, et je me souviens qu'en passant dessus, je vis un pauvre homme, bien vieux, raclant sur un mauvais violon, et faisant chanter un petit garçon de cinq ou six ans qui sanglotait. Peut-être ce pauvre enfant mourait-il de faim; aussi je m'empressai de lui donner une petite somme ; car, sous ce beau ciel et dans cette belle ville, je voulais que tout le monde chantât gaiement. Je fus quelque temps sans m'accoutumer à cette quantité de barques noires qui remplacent les voitures, et dans lesquelles on s'embarque et l'on débarque continuellement à la porte de toutes les maisons. J'aurais voulu que leur couleur fût moins triste: mais les ambassadeurs seuls ont des barques de toutes les couleurs... Dès le lendemain, jour de l'Asension, il me conduisit sur le canal où se faisait le mariage du doge avec la mer. Le doge et tous les membres du sénat étaient sur un bâtiment doré en dedans et en dehors, appelé le Bucentaure ; mille barques, dont plusieurs portaient des musiciens, l'entouraient. Le dogé et les sénateurs étaient vêtus de noir et coiffés de perruques blanches à trois marteaux. Lorsque le Bucentaure fut arrivé au lieu fixé pour la célébration du mariage, le doge tira de son doigt un anneau qu'il jeta dans la mer, et, dans le même instant, mille coups de canon instruisirent la ville et ses environs de cet hymen solennel, qui se termina par une messe"...
Ce texte a été écrit au début de la révolution, avant le drame qui coûta la vie à des millions de personnes à travers l'Europe et n'en finit pas de faire retomber ses scories sur l'humanité. Madame Vigée-Lebrun partit de France dès 1789 et séjourna en Italie quelques années. Elle exécuta à Venise plusieurs portraits. Elle y vécut la chute de la République et l'abdication du dernier doge.
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