En
parcourant les centaines de pages de mes carnets vénitiens à la
recherche de souvenirs oubliés, je me suis rendu compte que le palais
qui abritait il y a peu de temps encore les postes et
Télécommunications italiennes, est cité chaqué année trois ou quatre
fois...
Il
pleut sur la ville ce matin. Mais le temps est moins froid.
Tristesse du départ. Jour de deuil en mon cœur... Dans quelques
heures, l'animation de ces lieux ne sera plus qu'un souvenir qui
viendra s'ajouter à tous ceux que mes journées ici ont fabriqué...
En-bas, dans la cour, un franciscain encapuchonné bavarde avec une
religieuse et un adolescent vêtu de rouge. Ses longs cheveux et son
pantalon blanc, étroit comme un fuseau me rappellent les personnages
de Carpaccio sur lesquels je travaille depuis plusieurs mois. La vera di pozzo
sur laquelle le moine s'appuie, le décor de cette scène, tout me
transporte quatre cents ans en arrière... Dehors les reflets sur l'eau,
la lumière verte sur le grand canal... Demain, la France, le retour
vers la vie ordinaire. Je crois que je m'y fais de moins en moins et
que peu à peu, le poison de Venise opère en moi cette transformation
qui me rend l'éloignement douloureux et le retour nécessaire.
...
Fondaco dei Tedeschi, 18 février 1982
Le
soleil réchauffe un peu la ville. On a cru qu'il allait neiger ce
matin. Le brouillard en disparaissant avait laissé un ciel très gris,
très bas. Finalement le soleil est là. Les
pavés de la cour brillent sous la grande verrière, et j'observe les
gens qui passent, en attendant de pouvoir accéder au guichet. Une
très vieille femme presque pliée en deux sur sa canne demande un
renseignement à deux jeunes gens très élégants. L'un est assis sur la
margelle, l'autre, la main posée sur le bord du puits tient à la main un
parapluie multicolore. Est-ce la lumière presque métallique, mais
ces personnages ressortent comme s'ils étaient sous un projecteur.
Les couleurs qui les animent en font les protagonistes d'une scène de théâtre, muette. J'aime ce lieu, vers midi.
...
Fondaco des Tedeschi, 2 novembre 1984
J'enrage
de ne pouvoir téléphoner en France, les fonctionnaires de la poste
sont en grève. Pour retirer un colis venu de France, j'ai dû passer
par trois guichets et attendre que l'employé, bougon, mette quatre ou
cinq tampons sur trois ou quatre feuillets administratifs... La
bureaucratie italienne n'a été inventée que pour faire enrager les
jeunes français trop pressés. Mais le colis tant désiré contenait
tellement de merveilles que mon attente en valait la peine : un pullover, de la confiture de poires - ma préférée, des livres, un disque,
un pot de foie gras et du confit, des biscuits anglais, du papier d’Arménie et du chocolat. De quoi tenir pendant quelques soirées.
L'hiver s'annonce finalement et il risque d'être rigoureux. Il a gelé
cette nuit.
...
Le
bâtiment des Postes est en cours de rénovation. Les locaux vont être
complètement restructurés et la grande cour que j'aime tant va
retrouver son aspect originel. Je ne pourrais donc pas voir cette
année le grand puits sous la verrière où se sont déroulés tant de
scènes dont j'ai été témoin et qui ont nourris certains de mes textes.
Je me souviens d'un matin de printemps où trois chats se
prélassaient sur le puits. A les voir, on eut dit trois hommes
d'affaires en plein discussion. Au bout d'un moment, l'un d'entre eux
est parti, sans se retourner. Celui qui s'était installé sur les
marches l'a regardé un instant puis lui a tourné le dos, comme par
dépit et le troisième, juché sur la margelle semblait ricaner...
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