Il faisait très froid cette année-là. Un terrible brouillard s'était emparé de la lagune et semblait vouloir noyer de ses effluves la ville entière. La nuit tombait vite et cette humidité qui enveloppait tout, dégorgeant des murs sales, remontant du pavé des ruelles sombres et sales, la faisait frissonner.
Élisabeth ne voyait de sa fenêtre que le gris du ciel et quelques masses informes sur le canal de la Giudecca. Le Palais était en permanence éclairé. Mais l'épouvantable odeur des lampes à pétrole et des becs de gaz l'incommodait. Elle se souvenait de son arrivée à Venise. Le cortège joyeux sur le grand canal. Certes il ne faisait pas aussi chaud qu'à Naples mais le soleil brillait et le ciel n'avait pas cessé d'être bleu depuis le départ de la résidence. L'empereur avait envoyé une énorme gerbe de fleurs roses et blanches, l'impératrice elle-même avait assisté à la cérémonie. La "plus jolie jeune fille de Naples" comme l'appelait Metternich devenait Son Altesse Sérénissime la princesse Edmund von Clary und Aldringen et rentrait, elle la descendante de hobereaux protestants que la révocation de l'édit de Nantes chassa de France, dans l'une des plus grandes familles d'Autriche, arrivée d'Italie au XIVe siècle.
Le marié, grand et beau garçon de douze ans son aîné souhaitait séjourner quelques mois dans le beau Palais Priuli que sa famille avait acquis et somptueusement aménagé en 1808. Ils ne repartirent pour Vienne que très tard dans la saison et prirent l'habitude de passer à Venise les plus beaux mois de l'année. C'est à Venise qu'elle éleva ses enfants, tous nés en Autriche. Les grandes salles magnifiquement décorées que l'on remplissait de fleurs odorantes abritèrent de magnifiques soirées. La dernière datait d'il y a dix ans. Le 27 août 1867, la comtesse Edmée, l'aînée de ses quatre enfants, se mariait avec un gentilhomme chambellan du roi, Charles-Felix Nicolis de Robilant, ambassadeur à Vienne puis à Londres. La fête fut joyeuse, mais Élisabeth restait amère, le comte était aimable, très fortuné, mais il avait plus de quarante ans. Un mariage convenu. Comme son père, ambassadeur d'Autriche auprès de la cour de Naples, ce gendre était diplomate et servait le roi d'Italie auprès de François-Joseph.
Mais plusieurs saisons avaient succédé à cet été 1867. Elle avait commencé de tousser l'année où l'Europe de nouveau s'embrasa. Ses fils servaient la coalition allemande. Elle demeura à Venise toute l'année 1870. Quand son fils Karl-Richard, officier de cavalerie dans la Landwehr du 2e Régiment d'Uhlans autrichiens, lui écrivit de Versailles où l'Allemagne se proclamait impériale, elle frémit devant les conséquences de ces nouvelles convulsions du monde. Elle tenta de se distraire en surveillant de très près la décoration de sa chambre. Les hauts murs de stuc furent lissés et tendus d'une soierie peinte à la chinoise, où des oiseaux, tous différents, s'égayaient sur des branches en fleurs sur un fond d'un vert pâle délicieux. Elle avait fait installer une petite chapelle dans l'épaisseur des murs. Très pieuse, Élisabeth se sentait trop fatiguée dorénavant pour aller jusqu'à l'église voisine où elle distribuait ses aides. Ce goût de sang qu'elle avait toujours dans la bouche, sa pâleur, ce froid qu'elle ressentait à tout moment, cette lassitude, tout la confortait dans son inquiétude. Elle ne vivrait plus très longtemps. Il devait y avoir cette année-là un joli carnaval et tous ses enfants allaient arriver pour fêter l'anniversaire d'Edmund, né en 1813. Les Robilant resteraient quelques semaines avant de repartir pour Vienne en passant par Turin...
Élisabeth ne voyait de sa fenêtre que le gris du ciel et quelques masses informes sur le canal de la Giudecca. Le Palais était en permanence éclairé. Mais l'épouvantable odeur des lampes à pétrole et des becs de gaz l'incommodait. Elle se souvenait de son arrivée à Venise. Le cortège joyeux sur le grand canal. Certes il ne faisait pas aussi chaud qu'à Naples mais le soleil brillait et le ciel n'avait pas cessé d'être bleu depuis le départ de la résidence. L'empereur avait envoyé une énorme gerbe de fleurs roses et blanches, l'impératrice elle-même avait assisté à la cérémonie. La "plus jolie jeune fille de Naples" comme l'appelait Metternich devenait Son Altesse Sérénissime la princesse Edmund von Clary und Aldringen et rentrait, elle la descendante de hobereaux protestants que la révocation de l'édit de Nantes chassa de France, dans l'une des plus grandes familles d'Autriche, arrivée d'Italie au XIVe siècle.
Le marié, grand et beau garçon de douze ans son aîné souhaitait séjourner quelques mois dans le beau Palais Priuli que sa famille avait acquis et somptueusement aménagé en 1808. Ils ne repartirent pour Vienne que très tard dans la saison et prirent l'habitude de passer à Venise les plus beaux mois de l'année. C'est à Venise qu'elle éleva ses enfants, tous nés en Autriche. Les grandes salles magnifiquement décorées que l'on remplissait de fleurs odorantes abritèrent de magnifiques soirées. La dernière datait d'il y a dix ans. Le 27 août 1867, la comtesse Edmée, l'aînée de ses quatre enfants, se mariait avec un gentilhomme chambellan du roi, Charles-Felix Nicolis de Robilant, ambassadeur à Vienne puis à Londres. La fête fut joyeuse, mais Élisabeth restait amère, le comte était aimable, très fortuné, mais il avait plus de quarante ans. Un mariage convenu. Comme son père, ambassadeur d'Autriche auprès de la cour de Naples, ce gendre était diplomate et servait le roi d'Italie auprès de François-Joseph.
Mais plusieurs saisons avaient succédé à cet été 1867. Elle avait commencé de tousser l'année où l'Europe de nouveau s'embrasa. Ses fils servaient la coalition allemande. Elle demeura à Venise toute l'année 1870. Quand son fils Karl-Richard, officier de cavalerie dans la Landwehr du 2e Régiment d'Uhlans autrichiens, lui écrivit de Versailles où l'Allemagne se proclamait impériale, elle frémit devant les conséquences de ces nouvelles convulsions du monde. Elle tenta de se distraire en surveillant de très près la décoration de sa chambre. Les hauts murs de stuc furent lissés et tendus d'une soierie peinte à la chinoise, où des oiseaux, tous différents, s'égayaient sur des branches en fleurs sur un fond d'un vert pâle délicieux. Elle avait fait installer une petite chapelle dans l'épaisseur des murs. Très pieuse, Élisabeth se sentait trop fatiguée dorénavant pour aller jusqu'à l'église voisine où elle distribuait ses aides. Ce goût de sang qu'elle avait toujours dans la bouche, sa pâleur, ce froid qu'elle ressentait à tout moment, cette lassitude, tout la confortait dans son inquiétude. Elle ne vivrait plus très longtemps. Il devait y avoir cette année-là un joli carnaval et tous ses enfants allaient arriver pour fêter l'anniversaire d'Edmund, né en 1813. Les Robilant resteraient quelques semaines avant de repartir pour Vienne en passant par Turin...
Elle regardait par la fenêtre. Un bateau passa. Le ciel semblait s'être tout entier renversé dans l'eau de la lagune. Près d'un réverbère, en bas un mendiant chantait en grattant une mandoline. Une vieille faisait griller des marrons. L'odeur parvenait jusqu'à Élisabeth. Elle se mêlait au parfum des fleurs. Élisabeth avait très froid mais elle aimait regarder par la grande fenêtre. Quand Teresa, la petite femme de chambre entra avec le thé et les médicaments, elle semblait dormir sur le canapé. C'était le 14 février 1878. Le chagrin fut réel parmi la population de Venise. Conformément à ses volontés, l'église de San Trovaso où elle aimait tant prier reçut une importante donation. On lui dédia une chapelle, celle où siège cette magnifique sculpture de la Renaissance vénitienne qu'elle aimait tant. Carlo Lorenzetti réalisa un médaillon représentant la princesse. Quand le cortège funèbre passa la grande porte aux dauphins de bronze, un rayon de soleil, venu percer le brouillard, fit briller un instant les dorures de la gondole funèbre. Le mendiant non loin chantait en s'accompagnant d'une mandoline...
Cent ans plus tard, la grande porte aux dauphins de bronze s'ouvrit en grand pour laisser le passage au cortège funèbre d'une autre princesse Clary, Ludwine, la dernière à avoir vécu au Palais, petite-fille d’Élisabeth, aux amitiés mal choisies qui fut dit-on la maîtresse du Duce.
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Illustrations : Portrait de la princesse Clary par Sargent et vue du monument
à la princesse dans l'église San Trovaso par Stef (le Campiello).
à la princesse dans l'église San Trovaso par Stef (le Campiello).
2 commentaires:
- Merci, Lorenzo; très intéressant, votre récit.
- Encore merci...voici une très belle évocation qui complète admirablement votre réponse à ma précédente question....
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