Tribute to Anno Birkin.
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Il
ne parvenait pas à dormir. La chaleur accumulée dans la journée
enveloppait la chambre d'une moiteur pesante. Dehors, pas un souffle
d'air. Il faisait nuit noire. Les étoiles étaient cachées par une couche
épaisse de nuages sombres qui menaçaient mais l'orage ne venait pas. Philippe
se rhabilla très vite. Il sortit. Le silence s'était fait sur la ville.
Les ombres dans les rues rendaient terriblement mystérieuses les
façades des maisons. Philippe
mit les écouteurs sur ses oreilles et soudain, avec la musique, il lui
sembla soudain qu'une fraîcheur divine se répandait en lui. Le "Gloria" de Vivaldi, son disque préféré illuminait cette nuit lourde et suffocante. Il prit la direction de San Alvise, puis dans le dédale de ruelles de ce quartier retiré, il déboucha sur les Fondamente nuove.
Les réverbères éclairaient les berges. La lagune ressemblait à une
immense tâche d'huile. Pas un bruit, nul clapotis qui eut pu donner une
impression même vague de fraîcheur. Tout était immobile. Il était près
de deux heures. Un chien errant passa très vite, frôlant Philippe
au passage. Il eut un frisson mais rien qui pu le rafraîchir. Il
marchait. Pourtant seulement vêtu d'un jean et d'une chemise au col
largement ouvert, il transpirait. Après de longues minutes de marche le
long de ce quai un peu pouilleux, passant devant les débarcadères
immobiles, les pompes à essence, il arriva au pied de la petite
passerelle de métal qui enjambe le canal de l'Arsenal.
Il n'avait jamais été au-delà. On disait les terrains vagues situés de
l'autre côté de la zone militaire mal fréquentés. Surtout la nuit.
Peu
éclairé, le chemin se fit sinueux. Les odeurs changèrent. Après ces
parfums caractéristiques de la lagune, mélange d'odeurs de vase et
d'herbes pourries, l'air sentait l'herbe coupée et la terre. Comme à la
campagne. Un petit vent s'était levé. Moyennement rassuré, Philippe
hésitait à poursuivre. Le bruissement des feuilles donnait l'illusion
d'un peu de fraîcheur. Les nuages noirs semblaient s'éloigner et un
rayon de lune éclaira la berge. Au fond, près d'un entrepôt en ruine, Philippe
aperçut soudain un feu. Des silhouettes s'animaient autour. En se
rapprochant, il discerna des rires, le son d'une guitare. Un groupe de
jeunes s'était réuni là, près du terrain qui servait aux enfants du
voisinage pour jouer au ballon. Un chien grogna. Philippe
se sentait attiré par le feu. Soudain deux garçons surgirent derrière
lui, ils couraient en riant et le bousculèrent. Ils étaient trempés. Ils
étaient tous venus se baigner dans cette partie de la lagune toujours
plus fraîche qu'ailleurs, parce que moins ensoleillée pendant la
journée. Une jeune fille brune - elle se nommait Grazia - l'invita à se joindre à eux. On lui fit une place près du feu. "Salve" répondirent-ils à son salut. Le garçon qui grattait sa guitare se nommait Stefano.
Roux, les cheveux frisés, il n'était vêtu que d'un short. On lui offrit
du vin. Ce fut sa première rencontre avec des jeunes vénitiens de son
âge. Ce fut aussi son premier bain dans la lagune. Nus, ils s'élançaient
tous les uns après les autres dans l'eau noire. Toute cette liberté
était nouvelle pour le jeune homme.
Ses
yeux habitués à l'obscurité discernèrent peu à peu les lieux, les
visages, les corps. Il ne regretta pas de n'avoir pas pu dormir cette nuit-là.
Ils étaient tellement accueillants. Tous se mouvaient avec une aisance
et une simplicités stupéfiantes. Un couple s'était éloigné avec des sacs
de couchage, sous les lazzi du groupe. Stefano et Grazia avaient longtemps parlé avec Philippe.
La jeune fille s'était finalement endormie entre eux deux, la tête sur
les genoux du garçon roux. Il joua longtemps sur sa guitare cet air
tellement nostalgique de Bob Dylan, "it's all over now baby blue".
Vers six heures, ils étaient encore tous là, endormis, quand des
carabiniers accostèrent leur vedette au ponton voisin. Le chien aboya.
Les policiers étaient sympathiques. Les jeunes polis. Avant de remonter
dans leur bateau, Il fallut montrer les papiers et répondre à quelques
questions. "Vous ne vous êtes pas baignés évidemment" dit l'un d'eux, "vous savez bien sûr que c'est interdit et dangereux". "Ah oui, bien sûr, ne vous inquiétez pas Monsieur" répondit Stefano,
sans obséquiosité, avec un sourire resplendissant. Les policiers
saluèrent et repartirent. Quand la vedette bleue et blanche fut assez
loin, Stefano retourna se baigner. Philippe
le suivit. L'eau était enfin fraîche. Délicieusement. Les premières
lueurs du jour éclairèrent les berges. il ressentit une incroyable
sensation de bien-être en nageant, avec autour de lui la lagune, les palli qui marquent les chenaux, les îles au loin. Ce paysage extraordinaire où il avait choisi de vivre.
Un vaporetto
passa non loin d'eux. Quand ils revinrent au bord, le jour était
complètement levé, des cloches sonnaient. La rumeur de la ville qui se
réveillait parvenait jusqu'à eux. Ils rangèrent leurs affaires, se
rhabillèrent. Certains repartirent vers San Elena. Stefano et Grazia proposèrent à Philippe de le ramener en barque jusqu'à chez lui. Ce fut sa première promenade en sandolo. Assis au milieu du bateau, il regardait ses deux nouveaux amis ramer. Debout, parfaitement assurés sur leurs jambes écartées, ils enfonçaient leur rame en cadence dans l'eau. Le sandolo avançait sans à-coups. Philippe avait l'impression de glisser sur l'eau. Le temps était plus doux que la veille, le ciel sans nuage. Quand il se quittèrent, Grazia et Stefano l'embrassèrent chacun sur une joue. Il rougit un peu. L'orage s'était éloigné vers les côtes dalmates. Il allait faire beau.
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