18 octobre 2012

Même à Venise, la démocratie se délite ou Le Geste d'Hector

Quand j'ai créé ce blog, au retour d'un des derniers voyages avec tous mes enfants réunis, les peuples du continent européen étaient en effervescence. Les élites au pouvoir voulaient à tout prix nous faire accepter leur idée d'une Europe technocratique, celle des banques et du profit, une Europe ultra-libérale. D'instinct les peuples ont dit non pour la plupart, et leur non a été voué aux gémonies par ces lobbies coupés des réalités et incapables d'envisager un autre espace de pensée que le cadre dans lequel leur quotidien à eux évolue. Des années plus tard, il faut être sacrément bouché et malhonnête pour ne pas reconnaître le flair des opposants à cette Europe, la catastrophe étalée sur plusieurs années qui avec l'Euro bouleverse nos sociétés et ruine des millions de gens. En parallèle, se profile à l'horizon, de moins en moins cachée, une tendance autoritariste qui ne laisse présager rien de bon. De là à dire que nos démocraties sont sous surveillance et artificielles, il y a un pas que Tramezzinimag ne saurait franchir. Cependant... Mais laissez-moi vous conter cette petite histoire vénitienne (véridique) à titre d'exemple.

Photographies © Steven Varni - Tous Droits Réservés
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..Il est à Venise une petite librairie indépendante qui fait bien plus que vendre des livres. Elle accueille depuis dix ans un public fidèle, mais aussi les touristes de passage. Lieu de vie, de débats et d'échanges, elle est installée à deux pas de la cour où se dressait autrefois la maison de Marco Polo, au pied du Teatro Malibran. On y pratique la décroissance et l'économie soutenable. 
 
Chaque semaine on peut y récupérer un cageot de fruits et légumes récoltés par des fermiers écologistes. On y trouve sur 30 m² des livres neufs et d'occasion, en italien, en anglais, parfois en français (pas de concurrence avec la sympathique et institutionnelle librairie française de la calle Barbaria delle Tole - de mon temps située à San Barnabà à côté de la mensa étudiante où nous prenions nos repas) et elle vient de fêter (en septembre dernier) son dixième anniversaire, dans la joie et la bonne humeur avec une petite fête comme les vénitiens en ont le secret : Musique in live, bonnes choses à boire et à manger et un public très éclectique fait d'étudiants, de familles venues avec les enfants et de voisins.
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..Mais ces derniers jours, l'humeur n'était plus tellement à la fête. Jugez-en par vous-même : La gouvernance de l'Université de Venise avait choisi le Teatro Malibran, près du Rialto, pour le lancement en grande pompe de la nouvelle année universitaire. De nombreux invités étaient attendus parmi lesquels le ministre de l'éducation du gouvernement Monti, l'ingénieur Francesco Profumo
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Comme le raconte sur son blog (ICI), le libraire, Claudio Moretti, ce 13 octobre était un jour normal à Venise, avec son flot habituel de touristes qui arrivent par vagues à l'assaut de San Marco et du Pont du Rialto. A deux pas de là, de l'autre côté d'un pont et dans la rue menant au théâtre Malibran, se tenaient des étudiants venus manifester leur grogne et, sur le campo du théâtre, à deux pas de l'entrée où se succédaient d'éminents personnages du monde de la culture, des arts, de la politique et de la finance, la petite librairie Marco Polo avait ouvert ses portes comme d'habitude. Entre le théâtre et les étudiants, une masse de policiers (carabiniers, policiers, guardia di Finanza), tous en tenue anti-émeute et armés jusqu'aux dents, formaient un cordon qui rendait impossible l'accès à la boutique et empêchait les gens de passer, sauf les invités. Les policiers et les gendarmes, forts de la supériorité que leur confère l'uniforme, s'amusent à en imposer. Les quelques passants surpris rebroussent chemin. On sent la peur sur les visages. 
 
Cela rappelle de mauvais souvenirs et on ne peut s'empêcher de frémir à l'idée que les forces de l'ordre, qui devraient n'être là que pour protéger le peuple souverain sont désormais, et chaque jour davantage, pareils à des miliciens, les chiens de garde d'un pouvoir technocratique et déshumanisé,  définitivement noyauté par les banques et les puissances industrielles. Dieu sait que je ne suis pas un révolutionnaire. Seulement un démocrate légaliste et légitimiste. Or, la seule légitimité que je reconnais est celle du Peuple. Nos ancêtres qui se sont battus pour sa souveraineté et pour la liberté doivent pleurer dans leurs tombes... Car l'histoire ne s'arrête pas là.
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Le campo del Teatro, les rues adjacentes, tout le périmètre jusqu'à l'église San Giovanni Crisostomo est envahi par les forces de l'ordre. C'est un peu surréaliste cet imposant déploiement pour quelques étudiants pas vraiment méchants et pas vraiment partis pour tout casser et attenter à la sécurité du ministre. Avec un cordon de molosses en tenue de combat, les passants ne trainaient pas et encore moins les clients potentiels de la librairie.

Un policier s'était même permis, peu avant l'arrivée des officiels, de prendre à partie la libraire qui était en train de placarder avec application des tracts sur la vitrine. Rien de bien méchant ni de dangereux pour les institutions. Acte militant accompli en toute liberté et sans atteinte à la loi... Comme elle refusait d’obtempérer,  il lui ordonna de le suivre. Ce qu'elle refusa de faire... Quelques minutes plus tard, un policier en civil vint pour excuser ce policier trop zélé. Excuses acceptées. Après tout, on sentait une vraie tension chez les forces de l'ordre, l'homme avait seulement voulu faire son travail...
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Un peu plus loin sur la campo San Bartolomeo, plusieurs centaines d'étudiants manifestaient. Sur la vitrines des banques, des affichettes « No Banks ». Soudain ce fut la bagarre. Des projectiles lancés sur les policiers décidèrent de l'assaut. Venise rejouait les barricades du Quartier Latin en 68. Inattendu. Ce fut assez violent. Surréaliste toujours. Quelle histoire. Pendant ce temps, les invités écoutaient le recteur de l'Université et le ministre. Les alentours étaient bouclés, le quartier transformé en camp retranché !
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Dans la soirée, après que le cortège des officiels se soit dispersé, le policier en civil revint à la librairie. Il s'adressa à la libraire :
- Comment ça va ? demanda-t-il.
- J'ai connu des journées meilleures, celle-ci ne fut pas extraordinaire. Pour vous non plus j'imagine.
- C'est clair. Ce fut vraiment lourd. Mais c'est vrai que ces étudiants ont raison finalement et la population aussi. Je n'avais pas compris la teneur de vos tracts. On m'a expliqué. Ce n'est pas possible de donner tout cet argent à ceux qui en ont déjà. les gens ont raison de se mettre en colère», dit le policier. Et il s'éloigna.
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Sur son blog, le libraire conclut le journal du 13 octobre  par ces mots « Voilà peut-être la seule justification d'être resté à la librairie même sans un seul client : se dire que l'on a pu ouvrir une brèche...»
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La multiplication des interventions musclées des forces de l'ordre donne à réfléchir. Quand il s'agit de réprimer la délinquance, de mettre fin à des trafics ignobles et à une violence inacceptable, l'imposant corps de la police joue pleinement son rôle. Quand il s'agit juste de défendre une élite de privilégiés qui s'enferre dans ses erreurs et mène les peuples vers le gouffre, d'empêcher les jeunes et la population en général de crier son désarroi et sa colère, il y a un problème. A Venise ce 13 octobre, les étudiants ont mis une fois encore le doigt là où ça fait mal, prouvant s'il en était besoin, combien nos démocraties sont malades.


Le titre fait allusion à l'ouvrage de l'italien Luigi Zoja, « Il gesto di Ettore, preistoria, storia, attualità e scomparsa del padre », (Torino, Editions Bollato Boringhieri, 2001), qu'une cliente de Claudio Moretti était venue lui demander la veille. Allusion à la confusion qui semble se généraliser quant aux rôles dévolus à chacun dans notre société en crise, où la répression prend peu à peu la place du dialogue, où de plus en plus d'incidents révèlent l'inévitable confrontation entre ceux qui subissent les effets de la crise et ceux qui exercent le pouvoir réputé responsable de la situation, incapables de répondre aux attentes des peuples au nom de qui ils sont censés gouverner, confirmant en quelque sorte l'effondrement du rôle et de l'image du père dans notre société, et le désarroi général qui en découle.

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