Il nous arrive parfois d'être témoin d'évènements dont nous ne pourrions admettre la véracité si nos yeux n'avaient pas vu et nos oreilles n'avaient pas entendu. Peut-être est-ce cela magie de Venise... J'ai souvent pensé que l'air y est traversé d'ondes mystérieuses, des sortes de courants invisibles qui permettent une préhension des êtres et des choses bien plus limpide et profonde que partout ailleurs, dans la vie normale. Laissez-moi vous conter une petite anecdote qui est devenue pour nous une sorte de mythe familial...
Un jour de printemps, il y a plus d'une dizaine d’années maintenant, j'étais à Venise avec les plus grands de mes enfants. Il faisait très doux et les glycines embaumaient dans toute la ville. La nôtre était particulièrement plantureuse. Mon fils qui n'avait pas dix ans, jouait sur l'herbe avec des petits soldats. Il n'était plus parmi nous mais quelque part sur une île lointaine que prenait d'assaut la barbaresque. La garnison vénitienne y défendait avec peine l'oriflamme de Saint Marc, attendant avec espoir les galions qui devaient venir à leur secours. Des échos de Lépante et de Morée emplissaient le jardin. Il faisait doux. J'étais assis sur la terrasse, contemplant mon petit bonhomme plein d'imagination. Les concertos brandebourgeois accompagnaient nos deux rêveries.
Soudain un petit oiseau a surgi au milieu des branches fleuries de la glycine. Son ventre brillait d'un joli jaune pâle et le reste de son corps était d'un gris-bleu très distingué. on eut dit qu'il portait une redingote de satin. Sa tête blanche s'ornait d'un bleu sombre qui tirait presque noir au-dessus des yeux. Il n'y avait aucun doute, il s'agissait d'une petite mésange bleue. Présence plutôt inattendue à Venise où elles viennent rarement. Elle semblait vouloir rester là, pour se chauffer au soleil et profiter du merveilleux parfum au milieu de cette débauche de couleurs. Mon fils la regarda. Elle s'immobilisa un instant, tournant la tête dans tous les sens comme un petit clown, puis soudain elle se mit à chanter. Son chant se fit de plus en plus fort, mais jamais criard. Comme l'enfant, cette petite présence jaune et bleue au milieu de toutes ces fleurs parmes m'enchantait. Et là, un de ces miracles dont Venise a le secret s'opéra devant nous : Le chant de l'oiseau et la musique de Bach devinrent une seule et même mélopée. Magique. L'oiseau dont le plumage se gonflait et se dégonflait, exprimait avec le même rythme, dans l'exacte tonalité, les notes qui jaillissaient des hauts-parleurs. Bouche bée je cherchais à déterminer si ce que j'entendais était bien réel ou le fruit de mon imagination quand l'enfant exulta : "papa, papa, l'oiseau chante comme dans le disque !"
Lorsque la musique s'arrêta, la petite mésange se tut à son tour, tournant de nouveau sa jolie tête dans tous les sens puis, visiblement satisfaite de l'effet produit, elle s'envola et disparut derrière les arbres. J'ai su bien plus tard qu'il n'était pas rare autrefois de trouver dans les maisons vénitiennes des passereaux que l'on dressait à chanter les airs à la mode. Ils accompagnaient ainsi les musiciens pour le plus grand bonheur des invités. Cela surprenait à chaque fois les étrangers. C'est ainsi que l'empereur de Chine et le Sultan ottoman n'étant jamais parvenus à faire accomplir ce prodige par leurs dresseurs, se firent construire par dépit de petits automates dont un ingénieux mécanisme parvenait à reproduire le chant des oiseaux. Notre petite mésange avait peut-être traversé le temps pour retrouver la glycine parfumée de notre petit jardin de Dorsoduro...
A Venise, je vous l'assure, on ne sait jamais où se termine la réalité et où commence le rêve...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vos commentaires :