C’est un humaniste comme il n’en existe plus, un homme qui croit en l’Europe et parle presque toutes ses langues, un écrivain curieux de tout, et dont l’érudition donne le tournis. A 87 ans, le Néerlandais Cees Nooteboom est l’auteur inclassable d’une œuvre qui ne l’est pas moins, une quarantaine de livres traduits en français, allant des romans philosophiques aux essais sur l’art, en passant par un volumineux corpus poétique qu'enfin on commence de découvrir en France. Sans oublier de très nombreux récits de voyages, car Cees Nooteboom a toujours eu des fourmis dans les jambes. Du Spitzberg à La Havane, de Minorque au Japon, il a passé sa vie à quadriller la planète, hanté par les grandes questions métaphysiques, toujours en quête d’ailleurs. Lorsqu'on pénètre dans son univers, il est impossible de se lasser de sa vision des lieux et des choses.
Cette fois, c'est en compagnie de la photographe Simone Sassen, sa compagne, qu'il précise pour nous ce qu'en lecteurs attentifs nous subodorions depuis longtemps : en nous entraînant sur les pas de Casanova, d’Henry James, de Thomas Mann ou d’Ernest Hemingway, il déclare officiellement sa passion pour Venise et ses îles. Bien que nomade impénitent, il y retourne sans cesse depuis plus d'un demi-siècle. Qui s'en étonnerait à Tramezzinimag. Ces colonnes ne sont pas vraiment le lieu où la question se pose? tant nous avons depuis longtemps la réponse, mais comme le demande Fabien Ribery dans son blog :
«Pourquoi lui, l’Amstellodamois, l’homme de l’eau et des canaux, est-il aimanté par cette autre cité de « chemins liquides », cette autre « absurde combinaison de puissance, d’argent, de génie et d’art supérieur » ? D’où vient cette allégresse qui s’empare de lui à la vue de « cette eau noire, frottée de mort, polie comme le marbre d’un tombeau » ? Ce mélange de « ravissement et de trouble » qui jamais ne se dissipe ? Ce sont les questions auxquelles il tente de répondre dans «Venise, le lion, la ville et l’eau, pieux hommage à la Sérénissime ».
Nous avions présenté lors de sa parution en français, son recueil Lettres à Poséidon, (ICI) puis (ICI). Il n'y avait aucun doute, Cees Nooteboom remplissait son cœur, ses bronches, ses yeux de l'univers de la Sérénissime. plusieurs textes glanés de ci de là et tous décrivant des images autant que les sentiments de l'auteur à leur souvenir, renforcèrent vite l'idée que l'auteur était vénitien dans son âme comme dans son cœur. Ce que confirme son nouvel opus. Ponctué de photographies de sa compagne, l'ouvrage est un régal. Nombreux sont les livres consacrés à Venise.
Récemment, il y eut l’excellent «Venise à double tour», de Jean-Paul Kauffmann (Les Equateurs, 2019), fine enquête sur les églises fermées de la Sérénissime, et voici donc ce «Venise, le lion, la ville et l’eau» qui rejoint les rayonnages consacrés à la Sérénissime. De nombreux passages auraient pu trouver leur place dans «Venise» l'ouvrage-anthologie des universitaires Delphine Gachet et Alessandro Scarsella paru chez Bouquins en 2016. Bien que beaucoup traduit, l’œuvre de Cees Nooteboom reste encore méconnue en France et c'est dommage.
Nous, à Tramezzinimag, nous lisons systématiquement tout ce qu'il publie. Les «Lettres à Poséïdon» d'abord découvertes en anglais puis relues dans l'excellente traduction de Philippe Noble, et mais aussi «Le livre des jours», récit des nombreux séjours de l'auteur dans l'île de Minorque, au milieu de vestiges archéologiques...
Lu dans le blog du critique d'art Thierry Guinghut, ces propos très justes : « Le plus difficile à Venise est de retrouver les sensations et impressions intenses de la premières fois.
Chaque nouvel ouvrage est ainsi lu dans cet espoir de virginité nouvelle, avant le déflorement, mais aussi comme un approfondissement et une relance de ce qui nous a tant ému.
Des ruelles, des points de vue, des égarements, des noms de peintres, d’écrivains, de musiciens, des plats, des parcours, des anecdotes uniques et finalement communes ». Ainsi du livre de Nooteboom où il propose une double lecture de la ville, en mots et en images.
Le néerlandais est poète et ses mots pour qui aime et connait Venise sont réellement un chant d'amour, lucide et joyeux. Une obsession heureuse que nous sommes nombreux à partager. Ainsi du constat d'apparence anodin qu'il fait en marchant sur la Piazza :
« Sur la place je cherche l’endroit, d’où, la première fois, j’ai aperçu le campanile et la basilique. C’était il y a longtemps, mais l’instant reste inoubliable. Le soleil ricochait sur la place, sur toutes les formes rondes et féminines des arches et des coupoles, le monde basculait d’un quart de tour et la tête me tournait. Ici, des hommes avaient fait une chose impossible, sur ces quelques lambeaux de terre marécageuse ils avaient inventé un antidote, une formule magique contre tout ce qu’il y avait de laid au monde. »
Mais pourquoi ne pas laisser la parole à Thierry qui exprime parfaitement les particularités de Venise que met en page l'auteur. La citation est longue mais c'est bien de passion dont il s'agit n'est-ce pas et nous ne sommes pas obligés de suivre la mode du digest et du court à tout prix. Prenons donc notre temps :
« Comment arrive-t-on à Venise ? par le train ? par les airs ? par la mer ? Le choix du mode de transport est capital. Si Venise est une géographie très singulière, sa forme préservant le secret et exaltant l’esprit, elle est aussi un ensemble de noms majeurs et un lexique, que l’on apprend voyage après voyage, que l’on enrichit, que l’on se plaît à retenir, à approfondir, à faire sien. Lisant Nooteboom, je le retrouve, je le note, sans me lasser. Monteverdi, McCarthy, Proust, Brodsky, Wagner, Montaigne, Couperus, Casanova, Goldoni, Da Ponte, James, Montale, Morand, Ruskin, Vivaldi, Haendel, Alejo Carpentier, Rilke, Stravisnky, Diaghilev, Byron, Pound, Goethe, Pétrarque, Taine, Scarpa, Marco Polo, Donna Leon, Hemingway, Kafka, Sollers… Venelle, pont, altana, labyrinthe, lagune, marangona, quai des Esclavons, Giudecca, Arsenale, Zattere, pointe de la Douane, Grand Canal, piazza San Marco, Piazetta, Ca’ Rezzonico, Accademia, Rialto, doge, Pescheria, Fondamenta Nuove, isola San Michele, Burano, Murano, Torcello, traghetto, gondola, vaporetto, Chioggia, Lido, Pellestrina, campanile, espresso, Procuratie Nuove, museo Correr, tramezzino, palazzo, campo, aqua alta, pierre d’Istrie, bora, Ridotto, Castello, Il Gazzettino, Ca’ d’Oro, Palanca, Redentore, Zittele, ghetto, Lunga de San Barnaba… Bellini, Carpaccio, Tintoret, Véronèse, Titien, Palladio, Tiepolo, Guardi, Canaletto, Cima da Conegliano, Palma, Giorgione… Santa Maria dei Miracoli, San Giorgio Maggiore, Ospedalle della Pietà, San Rocco, Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, San Zaccaria, Frari, San Pietro, San Giovanni e Paolo, Santa Maria del Giglio, San Samuele, Santa Madonna dell’Orto… »« On comprend bien que chacun de ces termes, bien connus des amoureux de Venise, contient un monde qui en contient d’autres, et que ce vertige, s’il a lieu sans cesse, partout, se vit au suprême ici, là-haut (Casanova), « dans la ville où les récits n’ont pas de fin » (Cees Nooteboom), et qu’il est très doux de les retrouver, comme une effervescence de mémoire. C’est une Venise hivernale ou à peine printanière que nous révèle ici l’auteur. On y arrive en train, en avion, en voiture. On s’installe avec lui à l’hôtel puis dans des lieux culturels comme dans de modestes appartements à l’écart du centre. Ainsi, depuis son premier voyage en 1964, la vie vénitienne s’égrène au fil de ces cinquante dernières années.»« Dès lors s’opère la magie de Nooteboom, ce vagabondage qui le caractérise, littéraire, historique et philosophique, au gré de sa mémoire, de sa culture, de son humeur. Comme toujours ses compagnons de déambulation sont des historiens mais aussi des peintres, Carpaccio, le Tintoret, Tiepolo, Guardi, Véronèse, Giorgione, Canaletto. Et toujours des écrivains, Casanova, Ruskin, Mann, Borges, Pound, Montale, Brodsky et tant d’autres. Mais le charme de ce livre ne s’explique pas seulement par l’érudition généreuse et solaire de l’auteur. Il provient de son extraordinaire capacité à mobiliser sa réflexion et sa créativité à partir de ce que le hasard lui propose. Et de son insatiable curiosité qui l’amène à prendre des chemins de traverse pour explorer l’envers du décor...»
Tout est dit avec style. Ce qui au passage me permet de vous recommander les billets de Thierry Guinghut, toujours bien pensés et joliment écrits.
«Écrire, c’est formuler des réponses à d'impossibles questions. Nooteboom va chercher les siennes dans des lieux connus, qu’il explore comme personne, en entomologiste érudit de la beauté, sans pour autant négliger l’immatérialité des regards et des gestes transmis par des générations d’autochtones. (…) Venise peut remercier cet écrivain venu d’autres canaux : Covid ou pas, la voilà de nouveau terriblement désirable.» a écrit Élisabeth Barillé dans le Figaro Magazine.
Placé sous l’égide du lion de Saint-Marc, Venise. Le lion, la ville et l’eau est le délicieux complément d'une pléthore de trop froids guides de voyage ; mieux, il a la liberté du flâneur et la méditation d’un écrivain scrupuleux, entre canaux et lagune, entre ruelles et palais, entre chambres désuètes et musées flamboyants, entre iconographie chrétienne et païenne. C'est beaucoup plus qu’un livre de voyage, c’est
un livre où une incroyable jeunesse d’esprit s’allie à une totale
liberté de forme. La phrase de Nooteboom incarne par son mouvement, ses
rebonds, son bercement, sa sonorité, sa plastique, l’essence même de la
chose décrite : du grand art.
Cees Nooteboom
Venise Le lion, la ville et l’eau
photographies de Simone Sassen
240 pages. Actes Sud
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