Il y a 
dans les rues de Venise, des voyageurs pas comme les autres. Arrivés on 
ne sait comment de leurs pays en proie à la guerre ou à la misère, ils 
errent dans les rues sans but précis. Au
 début, on ne les remarque pas. Sauf les tenues des femmes qui se 
repèrent vite : robes trop longues souvent en tissu synthétique à grosses fleurs, fichus de 
laine sur la tête, ballots... Peu à peu, quand ils n'ont pas trouvé où 
aller, on les voit comme une apparition qui dérange. Hommes mal rasés, tous portent des vêtements élimés et leur pas
 moins sur que les autres passants. La plupart finissent par mendier. Certains basculent dans la
 petite délinquance. 
 

 
 
Tous
 sont marqués par une terrible misère qui n'est pas que matérielle. 
Partout dans nos villes d'Europe on en voit. Ils suscitent la rogne, le 
mépris parfois. Certains vont se mettre à chanter des mélopées sucrées qu'ils 
répètent à satiété contre trois sous. D'autres proposent de curieux 
remugles de marchandises le plus souvent avariées. Ils cherchent à sur-vivre. 
 
A
 Venise, parmi les flots des touristes, ils dénotent encore davantage 
qu'à Paris ou à Londres. Du temps de la Sérénissime, les mendiants 
étaient suivis par les ordres religieux, lavés, habillés et nourris. Le
 plus souvent, ils rentraient dans le système par une voie ou une autre :
 la marine, l'arsenal, les manufactures et les ateliers. Les étrangers 
ne s'aventuraient pas à mendier. La prison (parfois la potence)
 était pour les récidivistes, les malandrins qui prétextaient leur 
pauvreté pour piller et voler le passant la nuit...
 
Ceux qui restaient 
et qu'on croisait parfois (je parle du temps de la Sérénissime pas de l'occupation autrichienne) canne
 et sébille à la main sur les marchés ou devant le porche des églises, 
étaient des attardés mentaux, des aveugles ou de grands infirmes. Ils 
faisaient partie du paysage urbain et si les enfants parfois les 
chahutaient, ils étaient respectés par la population. 
 
Aujourd'hui,
 ils sont de plus en plus nombreux, venus des côtes dalmates, de plus 
loin encore, attirés par les lumières de notre occident plantureux. Ils 
ne cherchent pas à s'intégrer. Ils veulent juste manger. Survivre. Cette 
régression qui nous renvoie à des époques barbares me choque beaucoup 
mais qu'y pouvons-nous dans le fond ? Le système est ainsi fait qui broie
 les faibles et les laissés pour compte. Les forts ont trop peur de la 
contagion. L'égoïsme de nos pays bien nourris n'est qu'une forme 
d'auto-protection mais comment cela va-t-il finir ?
Le constat le 
plus terrible est de se dire que rien n'a vraiment changé : On a cru 
dans les belles années d'après-guerre en avoir fini avec la misère. Mais
 regardez bien cet homme. Il me rappelle les images des malheureux qu'on
 déplaçait pendant les horribles conflits qui ont embrasé par deux fois 
le monde au XXe siècle, sans parler de ceux qui montèrent dans des 
wagons plombés... Il ressemble aussi à ces migrants entassés dans les 
soutes et sur les ponts des cargos qui partaient pour l'Amérique, ces 
pauvres qui erraient dans les rues de Moscou après la guerre de 14 quand
 tout s'était écroulé en Russie... La photo a pourtant été prise il y a 
peu de temps, à Venise... Elle donne envie de pleurer.