Curieux comme certains grands esprits ne parviennent pas
à comprendre Venise et ne sont touchés par rien de ce qui nous émeut.
Je lis en ce moment les "mémoires" de Boni de Castellane, célèbre dandy,
figure emblématique de la société parisienne de la Belle-Époque.
Cet
aristocrate brillant et cultivé, plusieurs fois député, éditorialiste,
aux moyens longtemps illimités, passa à Venise un mouchoir sur le nez,
ne relevant de son passage que quelques peintures qu'il trouva à son
goût. Il ne songea jamais à y acquérir une maison, comme le firent de
son temps les Polignac et d'autres grands aristocrates. Le Palais Rose
qu'il fit construire à Paris, avenue Foch, fut certainement la dernière
construction de cette ampleur jamais construite par un particulier. On y
trouvait la copie conforme de l'escalier des Ambassadeurs de Versailles
construit sous Louis XIV, et démoli sous le règne suivant. Mais il ne vit des constructions vénitiennes que leur côté sale et décrépi.
Voilà ce qu'il dit de Venise, visitée à l'occasion d'une croisière en Méditerranée qu'il fit avec sa femme, Anna Gould,
la première milliardaire américaine à avoir épousé un aristocrate, en
compagnie d'un groupe d'amis. C'est extrait de son livre «l'Art d'être pauvre» qui vient d'être réédité aux Editions Tallandier, dans la collection Texto :
« Après
le classicisme de la Grèce, Venise me semble anarchique. Tout y est
absurde : les demeures sont édifiées sur l'eau: les bâtiments sont ornés
à leur base et surmontés de grands murs pleins, ce qui est contraire à
toute logique; les trognons de choux, les chats morts, les moustiques
règnent en maîtres; l'odeur est celle de l'égout et des pommes de terre
frites.
Et pourtant Venise est comme
le mal : elle est essentiellement attrayante. Dans les pays d'Orient, on
admire l'architecture, la sculpture; à Venise, on ne remarque que la
couleur. En Égypte et en Grèce, le sentiment religieux est à la base de
toutes les conceptions; à Venise, les Tintoretto, les Tiepolo, et même
les Carpaccio sont des décorateurs de palais plutôt que des mystiques ou
des penseurs.
Venise n'est pas la
ville de l'amour, tandis que la passion doit y jouer un grand rôle. On y
entrevoit George Sand et lord Byron, mais non Juliette, Aricie ou
Chloé.
Venise devrait être habitée
avec somptuosité et luxe. Il faudrait que les gondoles fussent dorées,
que des objets d'art remplissent les palais. Or, elle se trouve
aujourd'hui la proie des décavés qui trouvent là des appartements moins
chers qu'à Paris et pour lesquels l'originalité de l'endroit tient lieu
de beauté véritable et d'art.
Une
chose toutefois y est incomparable et rend belles toutes ces anomalies :
c'est l'atmosphère. La ville semble faite en or et l'on croit toujours
la voir à travers un saphir clair.
Les gens qui y vont se croient obligés d'y éprouver de grandes sensations.
Moi
aussi, j'ai subi son charme, mais surtout à travers Guardi, Longhi et
Canaletto. Ma raison s'y révoltait. L'équivoque seule domine dans ce
bijou de l'Adriatique.»
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