D'instinct et de culture, Tramezzinimag préférera toujours à la terriblement vulgaire Tea Party moderne des populistes américains déchaînés, la très distinguée Café Society dont les membres, qui cherchaient, parfois avec arrogance, à faire de leur vie - à faire de chaque instant de leur vie - un chef-d'œuvre. Ces «bright young things» comme
les appelait la presse mondaine de l'époque, étaient souvent de très vieille
naissance, d'autres récemment hissés jusqu'aux très hauts sommets de la High Society; On a parlé ensuite de la Jet Set,
par le génie d'un cavalier d'industrie dont ils se contentaient de
dépenser l'immense fortune, inventaient sans cesse de nouveaux loisirs
et d'innovants plaisirs.
Peut-être est-ce le côté désuet des images qu'on en garde, les noms célèbres qui y sont associés, mais ces «Beautiful People» n'avaient rien à voir, à quelques exceptions près, avec ces nantis parvenus et Bling-bling qui se bousculent de nos jours au Fouquet's, les soirs d'élection présidentielle, se retrouvent dans à Saint-Tropez, au Cap-Ferret désormais ou à Aspen... Employée pour la première fois en 1915 par le chroniqueur Maury Henry Biddle Paul, L'expression désignait ce milieu mondain et cosmopolite qui évolua dans au gré des saisons à New York, Paris, Londres, mais aussi Venise et Capri entre les deux-guerres. La littérature, le théâtre puis le cinéma rendirent à la mode cet univers de jeunes (et moins jeunes) gens très privilégiés qui faisait rêver les foules.
Sans ordre chronologique, Jean Lorrain, Marcel Proust comme Cocteau en furent, la duchesse de Gramont, Charles et Marie-Laure de Noailles, Elsa Schiaparelli, Cecil Beaton, plus tard le duc et la duchesse de Windsor, l'Aga Khan, Christian Dior et Jacques Fath, Peggy Guggenheim et Pablo Picasso, Salvador Dali et Winston Churchill, le baron Alexis de Rédé, et tant d'autres encore.
L'un d'entre eux, célèbre pour son goût, sa fortune et son sens de l'hospitalité a marqué la deuxième partie du XXe siècle. Charles de Beistegui, qui se faisait appeler Don Carlos n'était pas noble. Fils de diplomate, il descendait d'un émigré basque qui fit fortune au Mexique
dans les mines d'argent. Dans un monde à peine sorti de l'épouvantable
cataclysme que fut la seconde guerre mondiale, il décida un jour de
recevoir tout ce qui comptait dans le Who's Who à Venise, dans le palais Labia qu'il venait de faire restaurer à grands frais.
Ce fut le «Bal du Siècle». Le neveu de Don Carlos raconta il y a quelques années « Mon oncle souhaitait fêter la restauration de son palais. Il a choisi
ses invités parmi les gens qu'il aimait. Tout était inouï et très
naturel. C'était très exactement une “pendaison de crémaillère”,il n'y
avait rien de publicitaire !», et de citer la
perfide Louise de Vilmorin: « Ce fut le dernier bal où l'on n'invitait
pas ses fournisseurs.»
Ce
3 septembre 1951 est donc resté dans les mémoires. Parce que ce fut une fête
incroyablement belle, parce que le monde entier en entendit parler,
parce qu'au lendemain de ce gigantesque carnaval privé qui renoua pour
un soir avec les somptueuses fêtes de la Sérénissime, l'excentrique
milliardaire mexicain d'origine basque, quitta Venise. Cette fête pharaonique célébrait la fin des travaux que Beistegui
avait engagés. Une pendaison de crémaillère en quelque sorte comme le suggére Juan de Beistegui...
Les années passèrent. Presque ruiné, il vendit à l'encan en 1964, le palais et tout ce qu'il contenait par l'intermédiaire de Maurice Rheims, alors jeune commissaire-priseur à la RAI qui en fit son siège régional net le restaura entièrement.
En 1970, Beistegui mourait presque oublié et abandonné, seul au milieu de ses valets, dans le merveilleux château de Groussay, près de Versailles,
qui est maintenant ouvert au public. On parla de moins en moins de ce
fameux bal au fur et à mesure que s'éteignaient ceux qui en furent les
vedettes : Orson Welles, la comtesse Mocenigo, l'Aga Khan III, le marquis de Cuevas, Elsa Maxwell, Maria Callas, Jacqueline de Ribes, les Polignac, les Rosthchild, Paul Morand, Leonor Fini... Mais il demeure le plus grand évènement mondain du XXe siècle, le parangon de la fête, sans vulgarité, toute de grâce et d'esthétique, de beauté et de joie, comme on imagine que furent les fêtes de Versailles, de Vienne ou de Petersbourg, jusqu'à la barbarie...
En tout 1.500 invités tous costumés. Le maître de maison refusa la présence des journalistes. On raconte qu'il refusa huit millions de dollars à une chaîne de télévision amricaine qui voulait filmer l'évènement... Il demanda à Doisneau, alors photographe chez Vogue, et à Cecil Beaton, le cousin de la reine d'Angleterre ainsi qu'à André Ostier, d'immortaliser les costumes presque tous signés par les plus grands noms de la mode. Le russe Alexandre Serebriakoff fut chargé de peindre les scènes les plus marquantes de la soirée. C'est pour cela qu'il existe peu d'images de cette mémorable soirée.
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L'arrivée du couturier Jacques Faith et de son épouse, elle en Reine de la Nuit et lui en Roi Soleil
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J'ai eu le privilège, lors d'un dîner au Palais Decazes,
tandis que l'on servait le traditionnel tilleul provenant de les arbres de la
propriété girondine du Duc, de pouvoir entendre le
prince de Faucigny-Lucinge, témoin de cette mirifique soirée. Devenu très âgé - et un peu sourd, du moins quand cela l'arrangeait - raconter à notre groupe de jeunes gens, la mémorable soirée. Il en parla dans son livre de souvenirs. *
« Beistegui décida de donner la Fête des Fêtes sur le thème
le plus logique en ces lieux : la Venise de Longhi et de Casanova, et de lui
réserver l'ampleur d'un spectacle de cour. Il en fut ce qu'il espérait. […] Les
invités étaient venus de tous les coins de l'Europe, de Lady Clementine
Churchill au vieil Aga Khan, en passant par les plus belles princesses romaines
ou napolitaines. […] Car Carlos de Beistegui tenait aux références : nom,
talent, beauté, notoriété, et — j'ajoute — amitié, car c'était un ami très
fidèle. »
Paul Morand qui naturellement y était, parle du bal dans Venises et Jean Cocteau en a bien évidemment tiré quelques jolis mots
«Notre
fastueux ami Beistegui avait décidé de tenir tête au temps ; reconstituer un
palais, c'est dire non au gouffre, c'est comme d’écrire Le Temps Perdu.
Son œuvre terminée, Beistegui s'en désintéressait».
Christian Dior non plus ne tarissait pas d'éloges en se souvenant de ce somptueux bal : « Ce fut la plus belle soirée que je vis et verrai jamais. La splendeur
des costumes égalait presque les atours triomphants des personnages de
Tiepolo peints à fresque sur les murs. Toute la profondeur de la nuit
italienne plaçait ce spectacle nocturne hors du temps […]. Les fêtes de
cet ordre sont de véritables oeuvres d'art. »
Mais, chut, faufilons-nous le long de la fondamenta et allons admirer le spectacle...
à Suivre...
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4 commentaires:
Lorenzo
a dit…
Merci Elza Jazz et bienvenue parmi les Fous de Venise de Tramezzinimag.
Votre blog est splendide. Merci.