Aucun des bruits
caractéristiques du monde moderne ne vient troubler le silence des eaux.
Le glissement des barques, la rame qui s'enfonce dans l'eau, le vent
dans les herbes... C'est un bonheur extraordinaire qui se renouvelle à
chaque fois. Parfois, lorsque nous faisons halte au beau milieu de nulle
part, le vent nous porte des senteurs incroyables, d'herbe et de terre,
de fleurs et de vase. Je n'ai jamais retrouvé cela ailleurs, sauf
parfois en hiver sur le Bassin d'Arcachon.
Ces émotions esthétiques
creusent l'appétit. L'humeur exacerbée par tant de sensations, la beauté
des lieux, la fatigue aussi, suscitent vers le milieu du jour une
ferveur venue de très loin en nous. On est pris soudain d'une envie de
nourritures roboratives. Heureux hasard : certains plats traditionnels,
mitonnés à l'ancienne, nous attendent à chaque fois. Pasta e fagioli bien sûr, mais aussi Guazzetto de foie de volaille et de champignons, Anguilles marinées,Bigoli au ragoût de canard sauvage, Fritelle et Torta di mandorla...
Souvent, nous déjeunions dans une de ces baraques de bois et de
briques, bâties sur des îlots il y a longtemps pour la chasse.
Toutes en
rondeurs avec la cheminée au centre, elles se dressent au milieu de
nulle part. Une vieille cuisinière à bois ronronnait doucement et, très
jeune, j'imaginais que le retour d'une expédition polaire, quand
l'équipage regagnait l'igloo où attendaient chaleur et nourriture,
devait ressembler à cela. Plus tard, à la lecture du festin que l'ami Fritz organise pour ses amis dans le roman d'Erkmann-Chatrian,
je ressentais le même plaisir, cette sensation qui vous prend tout
entier, réchauffe et apaise. Ces petits riens qui font la vie bonne et
le bonheur tranquille. Mais il serait cruel de vous parler de ces plats
délicieux sans vous en communiquer la recette. C'est aujourd'hui
dimanche, jour où l'on peut s'arrêter un peu et laisser de côté les
préoccupations qui nous assaillent et nous empêchent de vivre. Alors,
aux fourneaux !
Guazzetto de ma grand-mère
Ce plat est très ancien. A l'origine, il était mijoté dans les familles modestes pour utiliser les foies de volailles qui se perdent vite. A l'automne, on utilise les funghi porcini
qu'on trouve dans les forêts de Vénétie, il en existe plusieurs
variétés toutes très parfumées. Peu à peu, ce plat s'est ennobli, on
trouve même des recettes utilisant des truffes blanches, autre produit
des forêts de la Sérénissime. Je sers ce plat avec de la polenta. Avant
la découverte du maïs, on faisait de la bouillie d'épeautre, de millet
ou de pois chiche pour aller avec.
Il faut : 4 à 6 foies de volaille
(canard ou autre), 1 gros oignon, 250 à 300 grammes. de cèpes frais ou
séchés), 1 gousse d'ail, du persil, du sel et du poivre et de l'huile d'olive et du beurre frais.
Préparer
la polenta, la réservez au chaud. Hacher l'ail et le persil. Tailler
les champignons en lamelles au couteau, les faire revenir pendant 5
minutes à la poêle préalablement nappée d'une à deux cuillères d'huile
d'olive avec l'ail et le persil. Saler et poivrer. Il faut veiller à ce
que les cèpes n'attachent pas et puissent dorer tout en restant mous.
Couvrir et réserver au chaud. Découper les foies en lamelles assez
fines. Éplucher un oignon. Le mettre à fondre dans une poêle avec un
mélange d'huile et de beurre, puis ajouter les lamelles de foie. Saler
et poivrer.
Bien surveiller, et remuer souvent, pour que obtenir un mélange rissolé
et non pas grillé. Ajouter ensuite les foies rissolées avec les oignons
dans la poêle des cèpes en mélangeant jusqu'à obtenir un ensemble
homogène. vérifier la température et s'il le faut remettre à chauffer à
feu doux tout en remuant. Le mélange doit être crémeux avec de la sauce.
Vérifier l'assaisonnement et servir sur un lit de polenta en purée.
décorer avec le reste de persil et d'ail haché. On peut aussi présenter
le plat d'une manière plus rustique avec des losanges ou des lanières de
polenta grillée et le ragoût à côté. J'ai parfois ajouté de la grappa ou du cognac dans la cuisson des foies, cela donne bien mais ce n'est plus le guazzetto traditionnel.
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Bigoli au ragoût de canard
C'est
un des plats les plus raffinés qu'il m'est été donné de goûter à
Venise. A ma connaissance un seul restaurant (clandestin ou privé
devrais-je dire) le réalisait il y a encore quelques années comme on le faisait chez moi. D'abord parce qu'il faut de l'anatra, la femelle du canard sauvage, à la chair plus tendre que celle du papero, le mâle, toujours plus gras, et que ce gibier se fait plus rare. Et puis parce que les bigoli,
cette sorte de spaghetti plus petits et plus épais, ne sont vraiment
bons que fabriqués à la maison. Ce sont des pâtes à base d'œuf
contrairement aux véritables spaghetti. Pour 700 g de farine, il faut deux œufs, du sel et 10 cl d'eau de source. Comme les vénitiens, j'utilise pour les fabriquer un torchio, appelé aussi communément bigolaro. C'est une sorte d'emporte-pièce muni d'un poussoir-manivelle en bois. Une
machine à pâtes pourra faire l'affaire mais la taille sera différente.
Autrefois à Venise comme dans les campagnes, tout le monde ne possédait
pas cet engin. Les femmes se réunissaient alors chez l'heureux
propriétaire de la machine et tout se terminait par un repas festif pris
en commun. C'est pour cela que chez les très vieux vénitiens (il en
reste encore), les bigoli sont toujours comme un appel à la fête.
Il
faut : (pour six à huit personnes), un canard, 1 kg de bigoli, ,2
oignons, 2 gousses d'ail, du romarin frais, du laurier, du persil, du parmesan fraîchement râpé, 25 cl de bon vin blanc, de l'huile d'olive, du sel et du poivre.
Il
faut tout d'abord préparer le canard. On ne conserve ni la peau ni le
gras. Ouvrir dans la longueur par le ventre et détacher la chair de la
carcasse. Tailler les morceaux
obtenus en petits dés (environ 5 mm de côté). Hacher l'ail, l'oignon,
le romarin et le persil. Faire chauffer deux bonnes cuillères à soupe
d'huile d'olive, ajouter le hachis ail-oignon-persil. Faire fondre puis
ajouter le romarin haché. Mélanger et laisser revenir. Quand le mélange
est vert transparent, ajouter les dés de viande et faire revenir en
remuant souvent pendant un quart d'heure. Il ne doit plus y avoir de
liquide. Quand la viande a pris une jolie couleur , ajouter le vin
blanc. Saler et poivrer au moulin. Laisser mijoter quelques minutes en
remuant. On reconnaît que le mélange est prêt à la délicieuse odeur qui
se répand dans la cuisine. Réservez au chaud. Mettre les bigoli dans un
grand faitout d'eau bouillante salée. laisser cuire 10 minutes environ.
Prélever les pâtes sans trop les égoutter et les ajouter au ragoût.
Mélanger. Ajouter le parmesan râpé et servir aussitôt. Ce plat se mange
très chaud.
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Anguilles marinées
Voilà
un autre plat typique de la lagune qui se retrouve aujourd'hui sur les
meilleures tables de Vénétie. C'est je crois l'un des premiers poissons
que j'ai goûté à Venise. Auparavant, je ne connaissais que les truites des Pyrénées (encore le souvenir de Fritz Kobus), les soles des brasseries Noailles ou Dubern
de mon enfance à Bordeaux. Le souvenir de la mort de ces pauvres bêtes
m'horrifiait car elles possèdent une grande force et sont capables de
sauter hors du panier toutes seules et continuent longtemps de s'agiter
même quand on leur a tranché la tête. Car l'anguille ne se conserve pas
plus de 24 heures et elle n'est vraiment goûteuse que cuisinée
aussitôt après sa mort. Pauvres bêtes, elles sont tellement délicieuses
que leur sacrifice est vite oublié.
Il faut : 1 kg d'anguilles
vivantes, une branche de céleri, une gousse d'ail, des oignons, du
laurier, 500 g de tomates bien mûres, du vin blanc, de l'huile d'olive,
sel et poivre.
La veille de la préparation, enlever la peau des
anguilles, les couper en tronçons de 6 à 8 centimètres de long. mettre à
mariner le poisson dans un plat creux avec le céleri taillé en
bâtonnets, un oignon, l'ail en lamelles, des grains de poivres noir et
du
vin blanc. Laisser au frais pendant 24 heures. Le lendemain, saler les
morceaux et les mettre à dorer dans une grande poêle avec de l'huile
d'olive très chaude. Compter environ 10 à 15 minutes. Couvrir et réserver au chaud. Faire revenir ensuite les oignons hachés à feu très vif avec les tomates coupées en lanières et les feuilles de laurier. Bien remuer pour éviter que le mélange n'attache. Délayer avec un peu d'eau et une cuillère à soupe de vin blanc. Saler et poivrer. Laisser cuire à feu moyen pendant 5 minutes. Passer la sauce au chinois. Disposer dans un plat creux la purée de tomates ainsi obtenue sur le plat, déposer dessus les morceaux d'anguilles, garnir les côtés de carrés ou losanges de polenta
bien chaude couverte de beurre et de parmesan râpé, arroser avec la
sauce. Un délice !