Dialogue avec une mouette.
Je ne l'avais pas vraiment remarquée en poussant la double porte de verre qui sépare le hall des Crociferi (1) de la terrasse du café où je m’apprêtais à passer un moment pour lire le journal. Un matin ensoleillé, idéal pour ce début de semaine, Un ciel très bleu, l'air sec gorgé de senteurs iodées et à l'horizon les montagnes enneigées qui se détachent sur l'eau de la lagune. Je me régalais d'avance du macchiato fumant et des croissants achetés au passage (un détour) chez Rosa Salva, le pâtissier du campo San Giovanni e Paolo. La température extérieure en dépit du soleil et l'heure matinale m'offraient l'opportunité de prendre mon café seul et en toute quiétude.
La terrasse en bois, accolée à la façade de ce qui fut le couvent des Crociferi puis siège de la Compagnie de Jésus à Venise, donne directement sur le canal. Officiellement dénommé rio dei Gesuiti mais aussi, pour les vieux vénitiens, le rio di Crosiechieri, c'est ne large voie d'eau assez fréquentée qui permet l'accès au centre de Venise. C'est par là que passent les barques de marchandises destinées au marché du Rialto, les livreurs et les taxis qui font la liaison avec l'aéroport. Mais le lundi, il y a peu de livraisons et le bruit des moteurs qui parfois rappelle le fatras sonore des villes en proie à la circulation automobile, se fait plus que discret. A gauche, comme un portique d'entrée dans la ville, le ponte Donà du nom de la famille patricienne des Donà delle Rose dont l'énorme palais qui déploie sa façade sur les Zattere depuis les début du XVIIe siècle fut construit par le doge Leonardo (2).
J'étais donc décidé à passer un moment d'agréable solitude, au soleil, dans la quiétude des lieux vides de touristes (les Crociferi sont devenus depuis quelques années une agréable résidence d'étudiants ouverte aussi aux touristes, dotée d'un restaurant, d'un bar à vins et d'un café, mais aussi d'une bibliothèque et de salles d'études). En général, je m'installe à une table contre le mur qui renvoient la chaleur du soleil et réduisent les effets agaçants du vent qui souffle assez souvent sur ce canal. Quoi de plus casse-pieds que le souffle têtu de la brise qui semble vouloir nous empêcher de lire en soulevant les pages. On dirait parfois qu'un angelot joufflu comme on en voit dans certaines peintures s'amuse à souffler sur le Gazzettino ou le livre qu'on tient ouvert devant soi dont il réussit à faire tourner trente pages d'un coup. Cela doit être le but du jeu, les petits vents ici sont facétieux, cousins de celui, très urbanisé mais tout aussi blagueur, qui joue à soulever les jupons des vedettes de cinéma de l'autre côté de l'Atlantique !).
Les fantômes, le souvenir de ceux d'antan qui tous sont devant moi partout où je porte mon regard.
21 janvier.
Ma mère aurait cent ans aujourd'hui. La marquise Rapazzini de Buzzacarini aura 90 ans dans quelques jours. L'occasion pour moi - enfin je l'espère - de revoir son fils Francesco qui vit à Paris pourtant, mais que je rencontre que très peu alors que nous étions inséparables du temps de ma vie estudiantine ici. Notre dernière rencontre date de l'année dernière ! Il avait été invité à présenter son dernier livre, un roman autobiographique qui enchanta la critique et racontait les années d'apprentissage d'un Werther vénitien. Le livre se termine à peu près au moment où nous nous sommes rencontrés. Nous pourrions nous amuser à en écrire ensemble le récit. Pour cela, il faudrait nous voir plus souvent. Peut-être pourrions-nous transcrire des pages de nos journaux respectifs, nos lettres échangées pour faire revivre cette période insouciante et solaire dans une Venise bien éloignée de ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Comme un témoignage du quotidien d'alors mais aussi d'une belle amitié.