04 février 2021

Venise Citybooks N°1 : Les impressions de Cees Nooteboom

Tramezzinimag a beaucoup de lecteurs en Belgique et aux Pays-Bas. C'est par le biais de ces abonnés fous de Venise, que nous avons découvert l'écrivain Cees Nooteboom, il y a quelques années. L'auteur a publié en 2013 dans la très belle revue belge Septentrion, des extraits de son Citybook sur Venise. Il y livre ses impressions après quelques jours passés en résidence dans l'île de San Giorgio, à la Fondation Cini. Tramezzinimag vous en livre à son tour quelques extraits :
 
I

J’ai acheté une immense carte de la lagune de Venise pour essayer de ramener la ville à sa juste proportion. Curieux exercice. Je sais que j’arriverai par avion demain mais, cette fois, c’est par la mer que j’aborderai cette ville que j’ai si souvent visitée. Sur la carte, le rapport entre l’eau et la ville est de l’ordre de mille pour un et, dans ce bleu infini, la ville est devenue village, petit poing serré posé sur un grand drap, si bien que tout ce vide semble avoir engendré, dans un moment de colère, la ville qui plus tard allait le dominer. L’auteure mexicaine Valeria Luiselli voit au lieu de mon poing une rotule brisée et, à mieux y regarder, je crois qu’elle a raison. Depuis les hauteurs de Google Earth, l’analogie est encore plus évidente, le Grand Canal est la fracture du genou ; le labyrinthe granuleux désagrégé tout autour représente l’os de la ville où je vais me perdre demain comme tous ceux qui viennent de l’extérieur doivent s’y perdre : c’est la seule manière d’apprendre à la connaître.

J’ai séjourné à plusieurs adresses en ce lieu, parfois dans de vieux hôtels, la plupart du temps dans d’étroites ruelles obscures, dans des parties de palais qui n’évoquaient jamais un palais, des cages d’escaliers en piteux état, des petites chambres avec tout juste une fenêtre donnant sur l’arrière d’une maison qui paraissait inhabitée, alors que dehors étaient pourtant suspendues à un fil à linge précaire deux culottes gelées, dans le froid glacial et silencieux. Parfois aussi une vue sur l’eau d’un canal latéral inconnu où, tous les jours à la même heure, un bateau passait, chargé de fruits et de légumes. Cette fois, ce n’est pas l’hiver, nous sommes en septembre, et tout rêve d’une ville déserte s’est volatilisé dès mon arrivée : Venise appartient au monde entier, et le monde entier est au rendez-vous. S’il y a un Proust ou un Thomas Mann, un Brodsky ou un Hippolyte Taine parmi eux, ils se cachent bien. Des armées entières montent en ligne à cette époque de l’année, l’armée chinoise, l’armée japonaise, l’armée russe. Pour découvrir sa Venise, il va falloir faire preuve d’obstination et d’esprit de décision, revêtir une cuirasse invisible, et se dire humblement que pour tous les autres, on fait tout simplement partie de ceux qui se mettent en travers de leur chemin et se serrent désagréablement contre eux dans la partie ouverte du vaporetto où il n’y a rien pour se tenir.

Mais je n’en suis pas encore là. Je viens tout juste d’arriver et mon voyage associe déjà trois des quatre éléments : l’air, car j’ai traversé le ciel pour venir ici, la terre que j’ai foulée à mon arrivée, et l’eau au bord de laquelle je viens de m’arrêter et où scintille la lumière, tandis que j’attends un taxi sur un appontement. Quant au quatrième élément, le feu, je ne m’y risquerai pas, même si le soleil flamboie dans l’eau ondoyante. L’art contemporain de la description a en effet ses limites, liées à la patience du nouveau lecteur. J’ai acheté avant mon départ un livre d’Hippolyte Taine datant de 1858. J’y ai marqué d’une croix des passages évoquant l’éclat du mouvement de l’eau. C’est là une autre leçon d’humilité, car il rend par sa description l’eau véritablement éclatante, elle aussi. Maintenant que je suis ici, je constate à quel point il est difficile de se livrer à un exercice qui se pratiquait encore au 19e siècle sans aucune gêne : décrire minutieusement, dans les moindres détails, de façon impressionniste, ce que l’on voit.

Le taxi interrompt mes réflexions. Il fend l’eau de la vaste lagune, file le long des bittes d’amarrage formant une ligne géométrique sur ce qui doit être le Canale di Tessera et se rue sur la ville. Je vois les silhouettes de tours connues, j’ai l’espace d’un instant le sentiment de rentrer chez moi, nous passons à vive allure à côté de Murano, contournons par le sud l’île des morts de San Michele et entrons dans l’Arsenal, longeant soudain lentement les hauts murs de briques du quai puis traversant en biais le Canale di San Marco en direction de la petite île de San Giorgio où je vais séjourner cette fois. Les cloches de la colossale basilique San Giorgio se mettent aussitôt à sonner, je n’y suis pour rien : il est six heures du soir, c’est l’angélus. J’entends aussi les cloches de la basilique San Marco et de l’église du Redentore, dont le tintement se propage sur l’eau. Pris entre un feu croisé de sons, debout sur la grande place dégagée devant l’église, je vois un homme à genoux qui, muni d’une brosse métallique bien trop petite, frotte les escaliers pour en retirer, centimètre par centimètre, les algues qui y ont poussé juste en dessous de la surface de l’eau, un travail de Sisyphe qui semble plus proche de l’éternité que du monde d’où je suis venu aujourd’hui.

Une heure plus tard, après avoir déposé ma valise dans ma chambre monacale, j’entre dans la gigantesque basilique encore ouverte. Dans ce genre d’espace, on recherche malgré soi les parois latérales : le vide au milieu est dangereux. J’ignore si l’on vient prier ici. On ne décèle pas la moindre trace de cette intimité propre aux églises romanes : c’est une station spatiale pour se rendre sur la planète Mars, un autre Dieu, classique, martial, règne ici, dans cette demeure que Palladio a conçue pour lui. Même les grandes fresques du Tintoret, à peine visibles dans la pénombre, sont intégrées dans un réseau mathématique de lignes implacables. Je sais que, derrière l’imposant maître-autel, doivent se trouver d’extraordinaires stalles flamandes mais, alors que je cherche à m’en approcher, un bruit de voix,le faible murmure plaintif de voix de vieillards, me retient. Le bâtiment était autrefois un monastère bénédictin. Quand les moines en ont été chassés, tout est tombé en ruine. Aujourd’hui s’est implantée sur l’île une fondation où je suis autorisé à passer quelques jours, mais les moines ont quant à eux rejoint leur monastère réduit à une plus petite taille. Ils n’occupent plus que quatre des nombreuses stalles, dans l’obscurité croissante j’ai pris position de façon à pouvoir les observer pendant les vêpres. Leurs voix, qui fredonnent des chants grégoriens, se noient dans l’immensité de la construction. L’opposition entre la magnificence classique environnante et le désarroi émanant des prières chuchotées ne manque pas de pathos ; l’atmosphère est aux adieux irrévocables et, lorsque je quitte la station spatiale sur la pointe des pieds, j’entends derrière moi l’écho toujours plus faible d’une époque à jamais révolue. Dehors, je vois les lumières de la grande place de l’autre côté et les bateaux qui naviguent du quai des Esclavons versla Giudecca. Je suis arrivé.

II

Bateau, sur l’eau, la rivière, la rivière, bateau, sur l’eau, la rivière au bord de l’eau. J’ai enfin osé. Dix séjours à Venise, et me voici pour la première fois dans une gondole. Tôt le matin, quand je bois mon café au coin des Procuratie nuove, ils sont à côté de moi : les gondolieri. En grande conversation à propos du match de la veille dans un dialecte vénitien impossible à suivre. Il fait froid sur l’eau, porter un cappuccio tient chaud. Dehors sont alignés les fins bateaux noirs en forme d’oiseaux, leurs têtes d’oiseau (ce sont des têtes d’oiseau, regardez bien) pointés vers l’île où je loge. Pourquoi n’en ai-je jamais eu envie ? Parce que c’est le cliché absolu de Venise ?

Ce serait puéril. Est-ce dû aux visages des gens dans ces gondoles ? Mais qu’ont-ils donc, ces visages ? Affichent-ils l’insupportable béatitude du but enfin atteint, le sentiment de vivre le baptême vénitien absolu, qui les rattache à jamais à la ville ? En gondole avec Thomas Mann, Marcel Proust, Paul Morand, Henry James, Ezra Pound. Louis Couperus ? Ich bin auch ein Berliner, quelque chose de ce genre ? Ou bien ont-ils cette expression sur leur visage : si nos voisins du Kansas, de Bielefeld, de Wakayama, de Novossibirsk, de Barneveld nous voyaient ? Comme si, en bas au niveau de l’eau, ils s’étaient drapés de toute la ville comme d’un manteau, le temps de cet instant silencieux, ondoyant, de plénitude, de bercement, de chuchotement de l’eau autour de soi sur des canaux plus calmes, avec derrière eux un homme invisible, le passeur, aux mouvements puissants, rythmiques. Pourtant, la plupart des gens n’ont pas la bonne expression sur leur visage, même s’ils font de leur mieux. Cela ne peut s’expliquer que par le fait qu’ils sont conscients qu’ils ne vont nulle part et reviendront, bientôt, à leur point de départ. Quelle expression adopter quand les gens dans le vaporetto, qui eux vont quelque part, vous regardent ?

Jamais je n’avais fait plus que le traghetto,une gondole aussi, mais qui sert seulement à se rendre d’un côté à l’autre du Grand Canal. Monter en chancelant, le bras maintenu par la solide main du passeur, essayer de tenir debout sans perdre l’équilibreou s’asseoir un instant sur la planchette étroite pour ne pas perdre la face. L’équilibre ou la face, voilà de quoi il s’agit. Non, je ne l’avais encore jamais fait. L’an dernier, quand il neigeait à Venise et que nous avions un petit appartement près du Campo San Samuele, à l’arrière, du côté donnant sur une ruelle, de ce qui avait dû être un palazzo autrefois (un lieu sombre, dissimulé derrière des grilles, avec un chien aboyant chaque fois que nous rentrions et à peine une vue sur l’eau), je voyais passer, tôt le matin déjà, des Japonais qui se bousculaient sous des parapluies, de la neige sur leurs chapeaux et leurs bonnets, et qui rayonnaient de joie. Le gondoliere chantait une chanson sur le soleil en essuyant les flocons qui lui tombaient dans les yeux. O sole mio. Je l’admirais. Lentement, la barque passait et je savais que les passagers n’oublieraient jamais cette excursion, j’aurais aimé savoir dire en japonais le mot « jamais ». Quand on n’a jamais pris une gondole, on n’est jamais allé à Venise. Tout le monde prenait une photo de tout le monde : preuve. Au Japon, on achète son voyage avec le tour en gondole compris. Mais était-ce une raison pour moi de m’abstenir ? Des Chinois trempés sous la pluie, des Américains munis d’une bouteille de prosecco ? J’avais essayé de trouver une justification rationnelle à mon attitude absurde, une gondole est un moyen de transport, il faut s’en servir pour aller quelque part, comme cela se faisait autrefois, à l’époque où les vaporettos n’existaient pas encore.Se contenter d’être ballotté au gré des flots, ce n’était pas un objectif en soi, pour moi qui aimes pourtant musarder à travers la ville en me laissant guider par le hasard. Une gondole encore plus noire que d’habitude, transportant un cercueil recouvert d’une étoffe brodée d’or, en route pour l’île des morts de San Michele, voilà qui était authentique, l’essence même du transport. Tout le reste n’était que tourisme, comédie, théâtre, c’était bon pour les autres.

Et maintenant ? Maintenant nous étions nous-mêmes les autres, assis dans une gondole, montés à bord d’un pas mal assuré, pesant en définitive trop lourd, l’embarcation penche, mais la main exercée connaît les corps maladroits, les installe sur un coussin, le voyage peut commencer et, tout d’un coup, le monde a changé, il se déroule au-dessus de vous, sur les quais que vous longez vous n’apercevez pas des visages mais des chaussures, les maisons s’étirent et vous découvrez soudain toutes sortes de choses auxquelles vous n’aviez jamais prêté attention ; une légère houle s’est emparée de la ville, vous voyez les murs comme une peau vivante, lésions, blessures, cicatrices, guérison,vieillesse, histoire, algues noires, algues vertes, le dessous secret des ponts, marbre et maçonnerie, les autres bateaux, la vie sur l’eau d’une ville de pierre et d’eau. À voix basse le gondoliere cite les noms des églises et des grandes bâtisses comme un vieux prêtre récite une litanie qu’on n’a pas besoin d’écouter. J’essaie parfois de suivre sur la carte l’endroit où nous nous trouvons, mais je perds vite la piste. Parfois, quand nous prenons un virage serré, il lance un « Ohé ! » sonore, comme si nous étions en danger de mort, mais j’ai décidé depuis longtemps de m’en remettre à lui, tel un enfant dans l’utérus j’écoute le murmure des eaux et je ne veux plus jamais naître.

III

Un souvenir. Un jour d’hiver. Il a neigé sur la Place Saint-Marc, mais la neige a vite fondu. Sous une des galeries, je regarde la place mouillée, je crois voir les eaux de fonte s’évacuer lentement mais, comme dans le poème de Nijhoff, il en va autrement dans la réalité : je ne vois pas ce que je vois. On dirait qu’une source coule au milieu des dalles de la place, je vois l’eau monter lentement à certains endroits, la ville semble poreuse. Je n’ai pas entendu les sirènes alerter d’un danger de hautes eaux, la situation ne peut donc pas être grave, pourtant je ne parviens pas à détacher mon regard. Il faut tout de même qu’il y ait de la terre en dessous, pas de l’eau, une ville n’est pas un navire. Ou bien si ? Je suis debout sur de la pierre,je ne suis pas le Christ. Mais suis-je bien debout sur de la pierre ? Au loin, je vois des gens coltiner de curieuses planches, je n’ai pas d’autre mot pour les nommer, ce sont de longs rectangles de bois reposant sur quatre pieds métalliques, sur lesquels on peut poursuivre son chemin juste au-dessus de l’eau sans avoir à passer à gué. Les eaux peuvent monter jusqu’à cinquante centimètres. Ces planches servent alors à construire d’étroits chemins sur lesquels se croisent tant bien que mal les piétons. Noire est la boue qui vient du fond de la lagune, les eaux du Léthé, le fleuve de l’oubli, que buvaient les morts. J’ai assisté à des opérations de dragage, une sorte de grappin creuse dans les profondeurs et vomit une boue noire comme de la poix avec divers autres objets de cette même couleur d’eau en deuil, provenant du royaume des morts, de l’anti-ville là-bas, au fond, qui attend son heure.

Quand les eaux sont redescendues, les planches restent, comme pour rappeler que la chance peut tourner, que la pleine lune des tableaux romantiques peut parfois prendre, dans un accès de mauvaise humeur, le commandement des eaux. Et comme depuis la dernière époque glaciaire, il y a dix fois plus d’eau que de terre dans la lagune, les gens se sont tirés d’affaire comme ils ont pu, dans cette région où se livre une lutte entre les fleuves et la mer. La lutte des Pays-Bas contre la mer vient naturellement à l’esprit. Les ramifications du delta du Pô ont charrié du sable depuis les montagnes à l’intérieur des terres, les courants marins ont opposé une résistance, des bancs de sable se sont formés qui ont tenté d’encercler la lagune, les bras du fleuve dans le delta ont dû être déviés pour éviter que les alluvions viennent tout engorger et pour permettre à l’eau douce de se déverser dans la mer par trois ouvertures. Sur une photo aérienne prise de très haut, la lagune ressemble à un organisme vivant, les cours d’eau à des vaisseaux sanguins, les bras du fleuve déplacés au nord et au sud à des artères, les zones industrielles de Mestre et de Porto Marghera à de grosses tumeurs et Venise elle-même à un joyau négligemment jeté et perdu. Les marais qui l’entourent prennent l’aspect d’un manteau pour un roi assis sur un trône branlant fait de grès d’Istrie, pierre salvatrice capable de résister à la voracité des eaux de la mer, de même que les pins, provenant d’Istrie eux aussi, sont profondément enfoncés dans le sable et l’argile, comme à Amsterdam, pour soutenir les maisons et les palais. Quiconque a été capable d’accomplir une telle tâche peut partir à la conquête du monde.

IV 

Trois miniatures

Tiepolo au Palais des Doges
Trois personnages contre un ciel bleu. Le trident indique le dieu dont il est question. Mais il ne tient pas cette arme curieuse qui est son emblème, elle est à moitié posée sur son dos et sur celui d’une jeune femme noire vêtue d’une robe vert foncé, dont la tête est très proche de la sienne. La personne qui tient l’arme est invisible. C’est le portrait le plus humain que je connaisse de lui. Il est grand et fort, à moitié nu, il a de longs cheveux noirs, la barbe hirsute et grise, son œil droit est amoureux, l’autre ne se voit pas, mais ce seul œil suffit, sa peau jeune est hâlée et luisante, quelques poils apparaissent sur sa poitrine, il a des mains de travailleur, d’une couleur plus foncée, comme les agriculteurs et les pêcheurs. Il les tient autour de la corne d’abondance, qu’il déverse devant la femme blonde couronnée en face de lui. Des pièces de monnaie, un morceau de corail rouge vif, des colliers de perles, le tout peint si merveilleusement qu’on croit voir les effigies sur les pièces de monnaie, des figurines dorées et argentées, ce trésor s’écoule le long de son puissant genou et se répand sur la robe de brocart de la femme. Il n’y a aucun doute possible, il ne vient pas payer son tribut par obligation : il le donne par amour et Venise est la femme à qui il offre tout. D’une longue main légère émergeant de l’hermine, elle le montre du doigt et lui lance un regard qui se situe à mi-chemin entre l’étonnement et la peur peut-être. La connotation sexuelle est indéniable, elle est belle, la main gauche avec laquelle elle tient souplement son sceptre repose sur la tête d’un gigantesque chien à la gueule monstrueuse, elle est assise, le buste incliné en arrière, dans toute la splendeur de ses habits, et occupe près des deux tiers du tableau, ce qui donne l’impression qu’il l’approche tel une puissante vague, dieu seul sait ce qui peut encore se produire entre le dieu marin et sa ville favorite. Vu au Palais des Doges, dans la salle des Quatre Portes, qui servait d’antichambre aux ambassadeurs attendant une audience.

Carpaccio au musée Correr
Ruskin a qualifié les deux femmes peintes par Carpaccio de courtisanes, ce qui en dit long sur lui. Femmes de mœurs légères (d’un bon milieu) dit mon dictionnaire français, au cas où j’aurais encore un doute. Pourquoi Ruskin a-t-il pensé qu’il avait en l’occurrence affaire à des prostituées de luxe ? Les vêtements des deux femmes sont vénitiens, somptueux, leurs coiffures raffinées, leurs bijoux pas trop exubérants, quoique bien visibles. Une des femmes a un décolleté généreux, mais cela n’avait rien d’inhabituel. Quelle mouche a piqué Ruskin ? Sa propre pruderie victorienne ? Selon la légende, il avait tellement observé les nus en marbre poli qu’il eut un choc en voyant, lors de sa nuit de noces, les poils pubiens de sa femme. Cette interprétation s’explique cependant, à mon avis, par deux autres éléments de ce fabuleux tableau. Les deux femmes regardent droit devant elles, elles se détournent de l’observateur, toutes deux ont un regard vide, qui ne se pose sur rien. Il se passe certaines choses dans le tableau, pourtant rien ne semble bouger, elles paraissent attendre, une occupation souvent prolongée dont les courtisanes avaient l’habitude.

Que voyons-nous au juste ? Deux colombes, deux chiens, peut-être les pattes d’un de ces chiens ou d’un troisième chien invisible. La femme au décolleté tient dans la main droite une longue tige que le plus gros des chiens serre entre ses dents pointues. Les lois de la perspective ne me permettent pas de savoir si les deux pattes avant, que je vois en bas à gauche du tableau et dont une est posée sur une lettre dépliée impossible à déchiffrer, appartiennent au même chien : d’après la couleur et le pelage du chien, je pense que ce doit être le cas. Dans la main gauche, la femme tient la fine patte droite d’un petit roquet dressé sur son arrière-train, qui me lance un regard insolent. L’autre femme semble avoir enfilé deux énormes chaussons verts bordés de broderie, mais ce sont sans doute des plis dans le bas de sa robe. Ces connaissances relèvent de l’histoire de l’art, comme peut-être la signification de l’oiseau semblable à une corneille qui se tient par terre juste devant elle et qui lève une patte tridactyle dans sa direction. Cette femme aussi a ce regard vide, qui ne fixe rien et que je qualifierai, par facilité, de moderne. Dans la main droite, elle tient une étoffe en lin ou en soie, son coude s’appuie sur une haute balustrade de marbre à côté d’une grenade, symbole d’amour et de fertilité, je me souviens au moins de cela. Rien ne permet de savoir si le garçon, dont la tête ne dépasse pas encore la balustrade, le sait aussi. Quoi qu’il en soit, son attention se concentre sur le paon qu’il aimerait caresser. À côté du paon sont posées deux chaussures de femme, de celles qui étaient à la mode à l’époque et avec lesquelles il était manifestement presque impossible de marcher.

Le tableau est exposé au musée Correr. Si vous avez l’occasion de vous arrêter devant et de l’observer longuement, vous constaterez le calme qui s’installe autour de ces femmes. Selon des théories plus récentes, elles attendent le retour de leurs maris de la chasse, ce qui ne résout pas l’énigme de ce calme. Les vêtements et les objets situent le tableau dans le temps, mais le vide dans le regard et l’arrogance hostile du petit chien ont des relents de mon époque. Ce petit chien en sait trop, et nous nous connaissons.

Guardi
La ville que j’ai quittée il y a quelques semaines est devenue papier. Maintenant que je suis parti, la grande exposition de Guardi est enfin arrivée au musée Correr. Francesco Guardi, qui tout au long de sa vie a dû laisser Canaletto lui passer devant, alors qu’il savait naturellement qu’il avait plus de talent parce qu’il savait donner vie à la ville, libérer les palais de la stasis où l’autre peintre les a figés pour l’éternité, laisser l’eau respirer, rendre audibles les cris de tous ces hommes sur leurs bateaux et parce que ses nuages ressemblaient tant à des personnes se déplaçant au-dessus de l’eau et de la ville qu’on avait envie de leur donner des noms. Un ami qui connaît mes obsessions m’a envoyé une édition d’El País et une page du New York Times qui traitent de l’exposition. J’ai ainsi l’impression d’être encore un peu à Venise.

À travers le blanc et le noir du papier granuleux des journaux, je vois les tableaux comme il ne faudrait pas les voir, ils sont atteints d’une sorte de grisaille incurable, mais j’y ajoute tout de même les couleurs, de mémoire et par nostalgie. Sur le seul portrait que l’on connaît de lui, le peintre est mince, un peu transparent, le pinceau à la main comme s’il devait faire une démonstration à l’aide des couleurs sur sa palette : des traits blancs et foncés, des mains de femme, des yeux clairs qui conserveraient tout ce qu’ils verraient. La ville, la ville et encore la ville, une ville fluide faite d’eau et de bateaux, une ville de pierre faite de palais, mais aussi ce qui se passait derrière tous ces murs fermés, la ville dans la ville, la foire aux vanités du Ridotto, un tourbillon de raffinement et de lubricité autour des tables de jeux, une faible odeur de pourriture annonciatrice d’une lente agonie. Ses tableaux sont rentrés chez eux. Qui sait ? Peut-être avaient-ils la nostalgie de la ville où Guardi, toujours dans l’ombre de Canaletto, tenta autrefois de les écouler sur la Place Saint-Marc. Ils ont été acheminés par avion depuis les quatre coins du monde vers le Correr, quarante musées et institutions les ont prêtés pour plusieurs mois, j’ai hâte de les voir en vrai. À travers le gris du journal devant moi, je regarde la rive de la Giudecca où je marchais encore il y a peu, je vois la petite île où j’ai vécu, prisonnière entre la lumière et l’ombre, une région lointaine, crépusculaire, où je pourrais être un des fantômes qui peuplent ses tableaux. La ville n’a pratiquement pas changé depuis son époque. Aussi ces tableaux donnent-ils l’impression d’abolir le temps qui s’est écoulé. Je ne suis plus là où je suis et, pourtant, j’y suis, j’ai pris la substance de la peinture et je marche là-bas, dans le présent de 1760, où il m’a peint, un homme dans d’étranges vêtements assis sur les marches de l’église devant laquelle je passerai deux siècles plus tard, un Néerlandais dans la république sérénissime.

Traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin

Podcast en français : ICI et en italien : ICI

 

Isabelle Rosselin est traductrice du néerlandais et de l’anglais vers le français depuis vingt-cinq ans. Après avoir étudié l’anglais, notamment à l’université de Groningue aux Pays-Bas, elle a obtenu son diplôme de fin d’études à l’École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs de Paris et un DESS de terminologie à l’Université de Paris III. Avant de se lancer dans la traduction, elle a travaillé comme lexicographe chez Larousse. Elle a travaillé huit ans comme traductrice, rédactrice et responsable du service de traduction à l’hebdomadaire Courrier international, pour lequel elle sélectionnait en outre les articles de la presse belge et néerlandaise. Parallèlement à ses activités de traductrice littéraire, elle a fondé en 1999 sa propre société de traduction, Zaplangues, spécialisée dans l’économie, la finance, le marketing, la communication et la presse. Elle a traduit plus d’une vingtaine d’ouvrages littéraires du néerlandais, notamment d’Anna Enquist, d’Arnon Grünberg, d’Arthur Japin, de Harry Mulisch, de Connie Palmen et de David van Reybrouck (Congo, prix Médicis essai 2012).


La Fondazione Giorgio Cini propose les résidences sur l’Isola di San Giorgio Maggiore : un parc avec une magnifique église, plusieurs expositions et le Centro Internazionale di Studi di Civiltà Ittaliana Vittore Branca. Ce centre abrite une bibliothèque magistrale avec plus de 300.000 livres où des dizaines de chercheurs se livrent à leur travail scientifique en ne se déplaçant qu’à pas feutrés et s’exprimant par chuchotements.

Toute la ville de Venise ainsi que sa lagune est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO Tous ceux qui l'ont visitée savent pourquoi. Venise a probablement autant de surnoms que de ponts. La ville est connue pour beaucoup d'autres choses, mais il ne fait aucun doute que les deux Vénitiens les plus célèbres sont Marco Polo et Casanova. Les villes côtières du sud de l'Europe semblent être une excellente source d'inspiration pour les découvertes et la littérature, comme l'illustrent Venise, mais aussi Lisbonne. Dans le passé, Venise a inspiré de nombreux auteurs. Les Citybooks montrent que c'est toujours le cas aujourd'hui.

A l'automne 2012, Cees Nooteboom, Atte Jongstra, Rebekka de Wit, l’italianophile Luc Devoldere et l'écrivain autrichien Lydia Mischkulnig ont passé quelques jours dans la Ville sur l'eau.  Les citybooks sur la ville sont sortis en néerlandais, en français et en anglais, avec une traduction de courtoisie en italien.

Le photographe Andrea Galiazzo a fait un portrait de Venise en 24 natures mortes. Quand la marée se retirait, Galiazzo récupérait pendant ses promenades des objets que l'eau de la lagune avait charrié et qui jonchaient le sol. Tramezzinimag présentera ce travail très original dans un prochain billet.


12 janvier 2021

Intérieurs vénitiens

© Tramezzinimag / Lorenzo Cittone 2008
Du temps de Picasa, application géniale que Google a supprimé un jour sans qu'on en sache la raison, Tramezzinimag était souvent illustré par des montages de ce genre. celui-ci évoque les maisons où j'ai vécu et où je suis passé tourt au long de ma vie vénitienne. Peut-être une idée à reprendre pour nous faufiler ensemble chez les vénitiens et s'inviter à y prendre un thé ou un verre de vin, dans la douce quiétude d'une vieille maison pleine d'histoire et de souvenirs...
 

Peut-on s'autoriser à claironner en ces temps moroses ?


Cela paraîtra peut-être déplacé à certains que de publier des statistiques reçues d'un aimable lecteur, (l'un des premiers à s'être inscrit en 2005 !) qui a soutenu Tramezzinimag lors du bras de fer contre Google quand, par un triste soir de l'été 2016, un robot, devenu complètement toqué, et devenu aussi pour nous à Tramezzinimag le symbole de tout ce que nous détestons chez les américains, l'arrogance et l'ignorance), a réduit en poussières onze années de travail sur Venise. Je tairai le nom du monsieur mais je dirai simplement qu'il a professionnellement ses entrées chez le mammouth créé par Larry Page et Sergueï Brin.
 
Il avait ainsi tenté plusieurs interventions depuis Paris où il vit et même du côté du siège mais aucune de ses démarches n'avait pu aboutir. Il eut fallu faire intervenir des avocats donc beaucoup d'argent. Mais il n'a jamais baissé les bras. Grâce à lui, j'ai pu réaliser quelques bonnes pêches dans les méandres du Net et récupérer quelques articles, puis d'autres lecteurs se sont joints à lui qui m'ont adressé des pages qu'ils avaient enregistré. Une dame m'a même envoyé un cahier avec plusieurs dizaines de pages manuscrites dans lesquelles elle avait pris l'habitude de recopier les articles qui l'intéressaient le plus, des recettes et des recommandations (Nos très appréciés Coups de Cœur), et par le biais de Wayback Machine, ce sont plusieurs dizaines de billets, des illustrations et des vidéos, sur lesquelles nous avons pu remettre la main. A ce jour, près de 50% des anciennes publications sont disponibles sur le nouveau Tramezzinimag et c'est vraiment grâce à eux ! 

Mais cet abonné fidèle et déterminé m'a aussi adressé un comptage des visiteurs retrouvé par je ne sais quels algorithmes dont ce savant a le secret. Au 10 janvier de l'an de grâce 2021, Tramezzinimag pouvait être fier de comptabiliser presque deux millions de lecteurs parmi un peu plus de huit millions de visiteurs, (venus sur le blog et restés plusieurs minutes, ceux qui lisaient plusieurs pages depuis la même adresse, avant d'aller se promener ailleurs) 1.836.463 personnes exactement ! Soit environ un peu moins d'un quart de l'ensemble des visiteurs (ceux qui ont cliqué sur le titre du blog ou celui d'un billet sans s'éterniser). Bien entendu ce comptage n'inclut pas les clics et visites des webmaistres, vos serviteurs ! 

07 janvier 2021

Tramezzinimag vous souhaite une Bonne et Heureuse Année !

Riva degli Schiavoni  par Konstantin Ivanovich Gorbatov

Les vœux traditionnellement adressés en début d'année ne sont pas vains quand ils donnent l’occasion de réaffirmer des convictions. Tramezzinimag entre avec 2021, dans sa dix-septième année ; l'âge de l'adolescence raisonnée. La mode des blogs est loin derrière nous, ces temps où plusieurs milliers de personnes, chaque jour, venaient se promener dans nos pages. Les plus fidèles sont toujours là, plus silencieux qu'avant, mais que nous savons jamais lassés par la ligne éditoriale qui fit notre succès et à laquelle nous continuons de croire.

 
 

C'est là notre première conviction : exprimer notre reconnaissance envers tous nos lecteurs, mais aussi à tous ceux qui collaborent ou ont collaboré avec nous depuis 2005 contribuant à faire de Tramezzinimag la première revue francophone en ligne consacrée à Venise et aux vénitiens. Une certaine idée de Venise,  une manière de la voir et de la comprendre, au-delà des modes et des clichés, rappelant ce qu'elle fut et ce que nous avons été avec elle sans être figés dans la nostalgie ou le regret d'un passé révolu.

Cela nous amène à notre deuxième conviction :  Rester fidèles tout en faisant nôtre la nécessité d'évoluer dans la forme, sans trahir, entendre les nouveaux modes de pensée et de raisonnement mais refuser de nous borner à nos idées et nos savoirs ; enrichir nos pages des pensers nouveaux sans nous engouffrer dans aucun phénomène de mode ; résister aux mauvais vents putrides qui s'emparent des réseaux médiatiques et détournent trop souvent la presse du fond et du vrai, pour donner la priorité à l'émotion et au sensationnel.  L'indignation systématique et le déboulonnement des statues n'est pas notre credo. Tramezzinimag veut « persévérer dans son être» comme d'autres supports culturels de grande notoriété dont nous réclamons la parenté intellectuelle, nos aînés et parfois nos cadets. 

Ainsi, nous continuerons d'œuvrer en faveur d’une information et d'une réflexion au contact avec le réel, libre et volontaire pour exprimer nos opinions et défendre l'art, la littérature à travers la défense et l'illustration de l'esprit de la Sérénissime ! Bonne année 2021à tous quoi qu'il advienne !

03 janvier 2021

Venise toujours en péril : que seront les mois à venir ?

L'eau, cet élément fondamental de la vie au même titre que l'air et la lumière, continue de préoccuper les esprits. Combien de philosophes se sont penchés sur sa symbolique, combien de poètes l'ont chantée, combien de peintres l'ont-ils représentée... 

Herbert List, St Heinrich, Munich, 1950 - Coll. Particulière
Avec les dernières heures de cette annus horribilis que l'Humanité vient de vivre, nous pourrions faire le choix du pessimisme, de la tristesse voire même de la peur et du découragement. De nombreuses portions de la planète manquent d'eau, la sécheresse force des millions d'êtres à quitter leurs terres où plus rien ne pousse, ailleurs les nappes phréatiques quand elles ne s'amenuisent pas sont polluées et dangereuses, avec le réchauffement climatique, les glaciers fondent gonflant mers et océans. 

Cette montée des eaux est une menace dans bien des points du monde. Venise est particulièrement menacée, ce n'est pas une nouveauté. C'est de cette fragilité originelle qu'elle est née, c'est avec ce danger connu et calculé qu'elle a construit sa puissance et pu préserver pendant plus de mille ans son indépendance. La gloire de Venise procède des Eaux, force mythique qu'elle a longtemps su respecter et apprivoiser.  

Ainsi depuis quelques jours et certainement encore pour une bonne partie des premières semaines de janvier les marées seront hautes et les risques d'acqua alta quotidiens. Heureusement le MOse est là dont nous n'avions pas cru et dont dans ces colonnes même nous nous étions gaussé. Le système de blocage des eaux fonctionne et c'est tant mieux. Nous nous sommes trompés, en dépit des retards, des exactions, des scandales et du coût de sa construction, MOse est utile et, du moins avec les amplitudes actuelles, il fonctionne et joue pleinement son rôle. Trop souvent nous avons hurlé avec les loups, participant sans prendre le temps de la réflexion au refus systématique de tout progrès. On ne peut cependant pas s'empêcher de frissonner lorsque on reçoit le bulletin de prévision adressé par mail aux résidents, comme celui du matin du dernier jour de l'an passé... Pire est d'entendre la sirène annonçant la montée des eaux quand on est chez soi. Mais le frisson est moindre désormais et pour les plus jeunes, le souvenir de la terrible inondation de 1966 n'est qu'une histoire que racontent leurs parents et grands-parents. Heureusement, MOse est à l’œuvre et sauve Venise des eaux !

Previsione delle ore 06:30 del giorno 31 dicembre 
Giovedì 31 dicembre previsto un massimo di marea di 110cm alle ore 11:00.
Possibile azionamento del sistema MOSE.
Si segnala la possibilità di fenomeni mareali fino al giorno 4 gennaio. 
Si invita la cittadinanza a seguire gli aggiornamenti

D'une manière pragmatique les ingénieurs qui l'ont conçu pensaient aux nécessités immédiates et ont envisagé le meilleur système en adéquation avec la montée croissante des eaux. En cela, ils ont réfléchi avec les mêmes attendus que leurs ancêtres du Moyen-Âge quand il fallu trouver une solution déjà aux inondations dévastatrices pour la lagune et ce qu'on appelait pas encore son écosystème. Il faudra certes un jour quelque chose d'encore plus lourds et coûteux pour préserver l'existence même de la cité lagunaire et de son environnement mais aucun de nous ne sera là pour l'envisager. L'idée en reviendra aux savants et aux ingénieurs des générations futures. 

Mais ce que nous pouvons faire d'ores et déjà, n'est-ce pas de tenter de préserver avec toute notre énergie l'existant, panser les blessures infligées par l'humain à la nature, la flore, la faune, soigner la qualité des eaux, limiter les désagréments du mode de vie moderne, lutter contre les abus, la profanation des océans en général et de la lagune en particulier, de son sous-sol, de ses eaux, de toutes les vies animales, végétales, minérales qui y prolifèrent ; tenter de débrancher la folie humaine du toujours plus, du profit et du lucre, ces fondamentaux d'un mode de pensée insoutenable responsable de l'état - grave - dans lequel se retrouve notre planète terre. 

Gageons que l'Humanité prenne enfin conscience du danger et que celui-ci est pour demain si nous ne nous bougeons pas les fesses !



18 décembre 2020

"Mascherata à Venise", non pas le titre d'une comédie, mais le récit en image d'un nouveau quotidien...

Her Gracious Majesty porte avec autant d'élégance le masque obligé et contraint que sa couronne. Comme la reine, des milliards d'êtres humains sont ainsi affublés d'un morceau de tissu plus ou moins esthétique et ce depuis des mois maintenant. Si nous parlions des masques justement ?

Qui l'aurait dit il y a un an ? Nous étions nombreux à nous gausser des asiatiques portant ces masques de protection dans les rues de leurs villes mais aussi chez nous, quand ils venaient visiter les trésors de notre civilisation. une autre culture disait-on, mi-moqueurs, mi-admiratifs. Voilà l'humanité entière ou presque affublée du matin au soir (et pour certains du soir au matin), on aura même entendu certains hauts responsables conseiller le port du masque jusque chez soi, sait-on jamais... La mascarade s'est ainsi répandue partout pour devenir une pose commune à tous. Mais j'entends déjà certains de mes lecteurs imaginer que mes propos sont ironiques et critiques. Donc, avant tout, regardons de plus près le ou les sens du mot qui nous vient de l'italien mascherata. L'Académie Française, dans son dictionnaire nous livre les définitions suivantes :

MASCARADE (nom féminin), XVIe siècle. Emprunté de l’italien mascherata, 1.(Anciennement). Divertissement d’origine italienne où des personnages masqués jouaient une sorte de comédie-ballet ; pièce de vers composée pour un tel divertissement. 2. Divertissement dont les participants sont costumés et masqués. Les mascarades du carnaval.Par métonymie : Troupe ou défilé de gens déguisés et masqués. Regarder passer une joyeuse mascarade. 3.Fig. et péj. Se dit d’une chose, d’un évènement dont on entend dénoncer le caractère fallacieux, le ridicule, qui est une grossière imposture. Ce procès ne fut qu’une mascarade.

Ainsi les trois sens donnés en France au mot mascarade (et peu ou prou en italien) conviennent bien à cette nouvelle tendance un tantinet forcée par nos dirigeants par prudence. Mascarade, les premiers discours qui prétendaient que le masque était inutile voire même dangereux... N'envisageaient-ils pas à l'époque d'en interdire l'usage et de sévir les contrevenants... Après tout, la loi dans la plupart des pays d'occident et notamment en France et en Italie, interdit depuis longtemps le port d'un masque dans les lieux publics où la sécurité de tous oblige à se montrer à visage découvert. Ambiguïté...

Puis l'évidence (et la pression des scientifiques consultés et bien en cour) a fait changé le discours et tout le monde s'est mis au masque. Cela a relancé l'activité de milliers de petits ateliers de couture qui nous permettent de croiser de biens jolis masques dans de superbes tissus, d'autres d'assez mauvais goûts hélas aussi. On ne se refait pas. En France on en vend jusque sur le site de la Poste qui n'est plus un service public comme chacun le sait mais une entreprise privée obligée de déployer mille idées pour faire rentrer de l'argent. Tiens voilà le mot lâché, l'argent a quelque chose à voir avec le port du masque... Certes on ne peut que regretter de devoir deviner si derrière la toile, il y a un joli minois qui désormais ne se montre que dans la sphère privée. Droits réservés pour quelques privilégiés. De quoi satisfaire finalement les religieux, adeptes - ou partisans - des corps que l'on cache aux yeux de tous. Aux yeux des autres... Comment s'en prendre aux femmes voilées maintenant que tous, sans distinction d'âge et de sexe, arpente la vie le visage à moitié caché ? Nulle hypocrisie en revanche dans cette manière de sortir masqué. 

On peut choisir de voir les choses différemment (et dans la bonne humeur) : ce masque fait travailler l'imagination, et puis, il nous oblige à mieux regarder la partie restée offerte : le haut du visage. Front, regard, toute une partie toujours très belle et qui nous ferait tomber amoureux de toutes les personnes croisées dans la rue, de 6 heures à 20 heures bien sûr pour ne pas être en effraction.

 

Mon amie, la photographe Catherine Hédouin, que beaucoup d'entre vous connaissent, m'avait envoyé quelques clichés pris au hasard de ses promenades. «Bloquée» à Venise pour son plus grand bonheur depuis février dernier, elle a eu tout le temps d'observer les vénitiens puis, avec le retour d'une semi-liberté démocratique, les quelques touristes qui parvenaient à passer le pont de la Liberté pour arpenter de nouveau en masse (réduite) calle e campi de la Sérénissime. Depuis la fin du confinement qui fut long et rigoureux à Venise, voici un aperçu de la sfilata delle mascherine, un nouvel accessoire vestimentaire. Appelons cette exposition virtuelle, «le défilé des masques». Régalez-vous de ces impromptus de vie quotidienne à Venise :

Mes propos ne visent pas à imposer à mes lecteurs (dubitatifs derrière leur masque quant à la manière d'interpréter mes propos), l'une ou l'autre des définitions que donne au mot mascarade la vénérable Académie. Certainement pas la troisième. Du moins, il est trop tôt pour faire ce genre de constat et seul le temps montrera qui avait raison. Les adeptes du masque parmi ceux qui nous dirigent s'y sont soumis finalement de bonne grâce quand d'autres demeurent sceptiques d'autres encore rétifs et braqués, mais puisqu'il s'agit de la santé pour tous et de la vie pour quelques uns, le sujet est politique. Pour être au pouvoir et s'y maintenir, il vaut mieux éviter de perdre trop d'électeurs et puis faire voter les morts n'est plus vraiment une méthode à la mode. Mediapart veille... Mais ce qui compte dans ces temps bizarroïdes où la morosité se répand partout et commence de faire des dégâts chez certains esprits fragiles, c'est d'essayer de voir ce qu'il y a de positif dans ces temps. Le masque justement : ne trouvez vous pas qu'en transformant l'apparence de chacun, il pimente un peu le quotidien et pour peu qu'on y réfléchisse, il peut ensoleiller nos jours. Masqués, nous sommes tous attirants. jeunes ou vieux, beaux ou laids, le peu qu'il nous est donné de voir de l'autre est désormais toujours agréable. Faites-en l'expérience la prochaine fois que vous serez dans la rue : Le haut du visage est rarement repoussant, jamais hideux. Comme un jeu, l'imagination se déploie et on imagine un visage parfait, la beauté absolue dont on rêve sans jamais l'avoir jamais trouvée encore. On remarque mieux la beauté d'un oeil qui s'éclaire pour sourire ou saluer. C'est tout de suite sympathique. On se sent apaisé et on rêve. Bien sûr, parfois quand le masque tombe, il y a souvent déception, mais parfois non et c'est bon. 

Il vous faut trouver là le pourquoi du comment qui présida à l'idée de ce billet. Juste un prétexte pour justifier la diffusion sur Tramezzinimag de tous ces visages masqués que Catherine a surpris au fil des rues et des ponts où elle s'est promenée pendant ses mois de séjour forcé à Venise (je ne la plains pas bien que je comprenne sa joie d'avoir pu finalement rentrer en France). Assumer ce goût pour un certain voyeurisme qu'à Venise nous pratiquons tous, di solito(*), depuis les terrasses des cafés, sur les Zattere, ou sur la Riva dei Schiavoni, depuis un banc le long de la promenade qui jouxte le palais royal ou du côté des Giardini, ce plaisir innocent qui nous fait regarder les passants... Aujourd'hui, les cafés fermés et le terrasses interdites, ces visages masqués que nous croisons, sont une bien jolie mascarade, merveilleuse boîte à rêves pour nous aider à patienter, jusqu'à des jours meilleurs...

(*) : d'habitude















Photographies de © Catherine Hedouin - Venise 2020 - Tous Droits Réservés.

03 décembre 2020

Soyons solidaires !


Cette année 2020 n'aura été pour personne une période ordinaire. La crise sanitaire nous a presque tous amenés à réfléchir sur nos vies, nos priorités, nos contraintes, celles qu'on assume et celles qui nous pèsent. Cette introspection obligée pendant les périodes de confinement nous aura permis de revoir la liste de nos désirs, de passer en revue notre quotidien et de comprendre les manques, les blocages, les errements liés à un monde de plus en plus pressé, superficiel, oublieux.

Le Tramezzinimag que vous aimez, vous qui chaque jour, êtes plus de 300 à venir le feuilleter, n'aurait pas repris forme si des personnes avisées n'avaient pas inventé un système d'archivage automatique, la Wayback Machine. Une véritable librairie digitale qui conserve des milliards de données.

En effet, l'épisode dramatique de l'été 2016 où sans raison - plusieurs hypothèses existent mais rien n'a jamais pu être confirmé - le site originel, créé en 2005 a été supprimé par Google, emportant avec lui des milliers de photographies, des vidéos, des archives sonores et de nombreux textes, en même temps que mon adresse Gmail de l'époque... Oui, j'avais tout chez Google en qui, comme des millions de gens, j'avais une confiance totale...Cette catastrophe faillit bien avoir raison du site et de ma détermination à faire connaître Venise autrement.

Brewster Kahle, le fondateur de Wayback machine

La Wayback Machine, véritable librairie digitale fondée par Brewster Kahle changea le destin de Tramezzinimag. Un certain nombre de lecteurs qui avaient des archives en copie me les adressèrent spontanément, d'autres contribuèrent aux démarches entreprises auprès de Google pour avoir gain de cause. Je leur en suis très reconnaissant.

Mais sans les archives de Wayback Machine, nous n'aurions pu reconstituer la quasi totalité des 2800 articles parus entre mai 21005 et le jour fatal de juillet 2016 ! A titre d'information, le nouveau Tramezzinimag n'en compte que 1502. Près de 1300 manquent encore ! Les rechercher puis les charger sur le nouveau site prend énormément de temps et il y a pas mal de manipulations Html pour éviter les erreurs. Grâce à la Wayback Machine, presque tout l'ancien contenu pourra bientôt être de nouveau en ligne.

Mais la crise sanitaire n'épargne pas tous ces sites qui sont devenus indispensable, comme celui dont je vous parle et à qui Tramezzinimag et ses lecteurs doivent beaucoup, comme Wikipedia et d'autres. J'ai trouvé évident de relayer la demande de Brewster Kahle de contribuer à maintenir son site.

Chers lecteurs, je vous le demande comme pour Tramezzinimag : faites un don, apportez votre contribution à leur travail. Si chacun des lecteurs du blog versait 5€, cela ferait une jolie petite contribution qui permettrait à Internet archive de demeurer gratuit et libre de publicités, davantage permettrait de continuer à archiver des ouvrages et d'autres milliers de page internet qui sans eux seraient à jamais perdus. Pour contribuer, c'est ICI. Les lecteurs de Tramezzinimag qui nous enverront par mail leur adresse postale et une preuve de leur contribution recevront une surprise pour les remercier !

Et si le lien ne fonctionne pas, il vous suffit de copier l'adresse suivante et de la coller sur la fenêtre de votre moteur de recherche : 

https://archive.org/donate/?amt=5&contrib_type=one-time&coverFees=true&origin=DonateBanner-EOY%20Campaign%20Launch%20(112F30%2F20)-WBLaunchBannerDefault&referer=ctx=wb;uid=e30ade39357b459bd2bc543fddfbddb8

Merci pour eux !

29 novembre 2020

Tramezzinimag invite l'écrivain Mustapha Dahleb :

J'ai le plaisir de livrer à votre appréciation ce petit texte qu’un ami dominicain m’avait fait connaître quelques jours après le début du premier confinement. Publié par un écrivain arabe et médecin, dans la Tribune Juive le 20 mars 2020, il nous appelle à la sagesse et à prendre du recul. Je l'avais lu avec délices. Et si, avec le temps, "le petit machin" a continué de tout bousculer, il n'a pas entamé - il ne doit pas entamer - l'Espérance et la Joie, ces deux vertus lumineuses qui aident à résister à la peur, résister à la colère et à sa fille dévoyée, la haine, à résister au désespoir. Gardons notre ardeur en ce premier jour de l'Avent !

Gustav Klimt. Hope. II. 1907-1908. Détail. MOMA. NY

L’humanité effondrée et la société ébranlée par "un petit machin"   

par Mustapha Dahleb*

Un petit machin microscopique appelé coronavirus bouleverse la planète. Quelque chose d’invisible est venu pour faire sa loi. Il remet tout en question et chamboule l’ordre établi. Tout se remet en place, autrement, différemment. 

Ce que les grandes puissances occidentales n’ont pu obtenir en Syrie, en Lybie, au Yemen, ce petit machin l’a obtenu : cessez-le-feu, trêve... Ce que l’armée algérienne n’a pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu (le Hirak a pris fin). Ce que les opposants politiques n’ont pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu (report des échéances électorales... Ce que les entreprises n’ont pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu : remise d’impôts, exonérations, crédits à taux zéro, fonds d’investissement, baisse des cours des matières premières stratégiques... Ce que les gilets jaunes et les syndicats n’ont pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu : baisse de prix à la pompe, protection sociale renforcée... 

Soudain, on observe dans le monde occidental le carburant a baissé, la pollution a baissé, les gens ont commencé à avoir du temps, tellement de temps qu’ils ne savent même pas quoi en faire. Les parents apprennent à connaître leurs enfants, les enfants apprennent à rester en famille, le travail n’est plus une priorité, les voyages et les loisirs ne sont plus la norme d’une vie réussie. Soudain, en silence, nous nous retournons en nous-mêmes et comprenons la valeur des mots solidarité et vulnérabilité. Soudain, nous réalisons que nous sommes tous embarqués dans le même bateau, riches et pauvres. Nous réalisons que nous avions dévalisé ensemble les étagères des magasins et constatons ensemble que les hôpitaux sont pleins et que l’argent n’a aucune importance. Que nous avons tous la même identité humaine face au coronavirus. Nous réalisons que dans les garages, les voitures haut de gamme sont arrêtées juste parce que personne ne peut sortir. Quelques jours seulement ont suffi à l’univers pour établir l’égalité sociale qui était impossible à imaginer. 

La peur a envahi tout le monde. Elle a changé de camp. Elle a quitté les pauvres pour aller habiter les riches et les puissants. Elle leur a rappelé leur humanité et leur a révélé leur humanisme. Puisse cela servir à réaliser la vulnérabilité des êtres humains qui cherchent à aller habiter sur la planète mars et qui se croient forts pour cloner des êtres humains pour espérer vivre éternellement. Puisse cela servir à réaliser la limite de l’intelligence humaine face à la force du ciel. Il a suffi de quelques jours pour que la certitude devienne incertitude, que la force devienne faiblesse, que le pouvoir devienne solidarité et concertation. Il a suffi de quelques jours pour que l’Afrique devienne un continent sûr. Que le songe devienne mensonge. Il a suffi de quelques jours pour que l’humanité prenne conscience qu’elle n’est que souffle et poussière. 

Qui sommes-nous ? Que valons-nous ? Que pouvons-nous face à ce coronavirus ? Rendons-nous à l’évidence en attendant la providence. Interrogeons notre “humanité” dans cette “mondialité” à l’épreuve du coronavirus. Restons chez nous et méditons sur cette pandémie. Aimons-nous vivants !

* Mustapha Dahleb est le nom d’auteur du Docteur Hassan Mahamat Idriss.

© Mustapha Dahleb & Lorenzo Cittone - Tramezzinimag2.blogspot.com - 29/XI/2020 – Tous Droits Réservés