La Ve Variation dans le style italien de Johan Sebastian Bach résonne dans l'escalier. Un ritornello guilleret, qui n'est pas sans rappeler Antonio Vivaldi, accompagne
le soleil de cette matinée. Le premier jour de la semaine. Pallier le
manque d'entrain après un dimanche trop court, d'heureux moments trop
vite passés, par la joie du renouveau, la liberté d'une page blanche.
Passer l'aspirateur, faire un brin de poussière - elle revient tellement
vite - sortir la planche à repasser et le panier de linge pour ne plus
remettre à plus tard l'inévitable corvée. La liste des courses qu'on
aurait dû faire samedi. Il faisait tellement beau, l'air était chaud
comme au beau milieu de l'été. Le ciel pourtant n'est plus tout à fait
le même. Le bleu s'est fait plus clair, des nuages se rapprochent. Il
pleuvra sûrement aux alentours de midi. En attendant, par les fenêtres
ouvertes, le vent nous porte les bruits familiers, le chant des oiseaux,
le roucoulement d'une colombe, le bruissement des feuilles, le
bavardage des ménagères en bas dans la rue, le cri du facchino qui pousse son lourd chariot rempli de victuailles...
Le
son des cloches du campanile voisin rappelle à l'ordre. Le temps passe
et nous sommes en Automne. J'aime le terme utilisé par les américains, the Fall
qui est toujours associé dans mon esprit à la beauté de New York quand
les feuilles jaunissent et que la lumière devient plus douce, enrobant
toute la ville de faisceaux dorés que la pluie renforce et embellit. Le
paysage urbain qui s'offre à la vue des passants devient comme une laque
précieuse. Mais je suppose qu'on peut dire cela de toute ville en
automne.
A
Venise, la lumière est belle chaque jour. Avant l'orage quand tout
devient orangé et métallique, sous la pluie, les couleurs se diluent et
c'est presque une vision monochrome qui nous apparait. Quand il neige,
le silence amplifie l'aspect magique des formes immaculées qu'une
silhouette sombre fait irradier par contraste. Il est tellement
difficile de décrire la ville quand on n'est pas peintre soi-même, ou
simplement photographe. C'est vrai qu'ici tout devient différent à cause
du silence. Non pas que Venise puisse être considérée comme une ville
sans bruit. Bien au contraire, mais l'absence de véhicule dans les rues
modifie notre perception de l'espace. Seul parfois, le grand canal et
son trafic peut rappeler la ville moderne avec ces nombreux bateaux de
toute taille et de toute sorte qui vont tous à une allure différente.
Car les gondoles ont exactement l'allure et le rythme des gens qui
marchent. Je ne crois pas qu'il existe au monde une autre ville dont la
vie s'écoule à ce point à une allure unique. Ce rythme commun à tous
influe forcément sur le regard que nous posons sur la ville elle-même.
Cela dérange parfois et je connais de nombreux esthètes qui préfèrent à
Venise l'effervescence de Trieste ou de Florence. Rome, c'est encore
autre chose qui parfois selon moi s'assomiglia à la Sérénissime.
..Le ménage se ralentit. Une altercation en bas dans la rue entre un gondolier et un livreur. Je ne sais pas le motif de leur dispute, mais cela semble fondamental puisque tout le monde s'en mêle. A chaque fenêtre, une tête se penche, parfois quelques uns se mêlent au débat. Les cris ne durent qu'un moment. Le calme revenu, on entend de nouveau le chant des oiseaux et le souffle du vent dans les arbres du jardin. Nous irons déjeuner à la Rosticceria San Bartolomeo, cette tavola calda où j'ai mes habitudes depuis le temps où j'étais étudiant ici. Leurs polpette sont divines. un plat de lasagne et un verre de vin blanc, nous irons ensuite prendre un café sur le campo Santa Maria Formosa, délice toujours renouvelé d'un macchiato pris tranquillement sur la terrasse, si la pluie, bonne fille, veut bien attendre encore un peu. Sinon nous le boirons debout au comptoir ce café. Et si on se laissait tenter par leur grappa. Nous la boirons en l'honneur du vainqueur de Lépante qui vivait là, quelque part au-dessus du bar.
Nous irons ensuite farfouiller dans quelques librairies, mais le meilleur de l'après-midi sera le temps passé à la bibliothèque de Querini Stampalia. L'atmosphère unique de ces lieux si calmes, remplis d'un silence plein de vie. Cette sensation de plénitude, on la ressent bien davantage encore les soirs d'automne, quand la nuit recouvre la ville et que, par les fenêtres ouvertes les odeurs du jardin se répandent dans les grandes salles, se mêlant à l'odeur des livres et au parfum de la cire qui fait briller les sols et les meubles.
L'art
et la beauté sont partout ici. Le dire une fois de plus après les plus
grands poètes semble incongru. Même la laideur de certaines façades
abandonnées, les plus ordinaires bribes de vie prennent une dimension
esthétique que l’œil ne peut manquer de remarquer. Mes
lecteurs le savent bien qui me lisent souvent et savent combien je me
régale de tant de petits riens, parfois drôles, parfois sordides que la
lumière, l'air, le silence ou les bruits de la ville magnifient. Un
couple qui marche dans une ruelle tranquille éveille en moi le souvenir
d'un tableau de Guardi. La
tâche rouge du vêtement de la femme en est certainement l'élément
déclencheur. on trouve souvent dans les petits tableaux que le védutiste réalisait
dans son atelier, pour les touristes de son époque, une tâche rouge qui
donne vie à toute la composition et met en valeur le reste du décor,
fait de bruns, de jaunes et de verts. La cape d'un passant ou le store
pourpre qui pend d'une fenêtre et un joli ciel d'azur nimbé de petits
nuages pommelés se retrouvent souvent.
Penser à Guardi un lundi matin,
avec la musique italienne de Bach fait vagabonder mon esprit. je ne suis
plus dans cet appartement moderne où peu d'objets rappellent la grande
époque de l'art de vivre vénitien. Pourtant, je m'imagine bien vite dans
un salotto du settecento aux parois tendues de velours de
soie - l'annonce d'un certain XIXe avec son goût pour le chaleureux et
l'intime - de grandes fenêtres ornées de ce verre soufflé en forme de
cul de bouteille qui renvoie avec la lumière de fascinants rayons de
toutes les couleurs. De gros meubles en marqueterie, un miroir peint.
Et, près de la cheminée, devant un guéridon d'acajou, une jolie jeune
patricienne qui joue aux cartes avec un vieil abbé ami de la famille. La
jeunette songe au garçon bien fait qui lui fait un brin de cour à la
messe... Là encore, d'autres ont bien mieux que moi su décrire ces
scènes qui s'éveillent en rêves dans nos cœurs rendus fantasques par
l'air qu'on respire à Venise.
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