A Mazzorbo, longtemps avant la découverte de l'Amérique, vivait un riche
marchand descendant d'une des plus vieilles familles de la lagune. Ce
brave homme n'avait qu'une fille prénommée Fiora. A Venise, on la surnommait
Fiorellina di Magiurbo. Elle était très belle à ce qu'on raconte. Elle
passait ses journées dans le magnifique jardin de la maison de son père
ou sur la terrasse ombragée par une tonnelle qui surplombe le canal menant à Murano.
Un
matin de printemps, un jeune homme passa sous les treilles parfumées du
balcon. Entendant de la musique il leva les yeux et son cœur fondit en
un instant pour la belle jeune fille qu'il aperçut au milieu des fleurs.
Il se nommait Jacopo Barbaro et allait chez un maître verrier prendre
un chargement précieux, destiné à un potentat oriental, en affaires avec
sa famille. En ce temps-là, Mazzorbo que les Vénitiens prononçaient
Magiurbo, était une petite bourgade très peuplée où se traitaient les
plus importantes affaires commerciales de la République. Le Rivo Alto
n'était qu'un village, le palais du doge ressemblait à un château fort
et l’évêque résidait à Torcello.
Fiora était très belle. Le jeune
homme tomba éperdument amoureux d'elle. Revenu de son voyage en Orient,
il se promenait souvent dans les vignes et les vergers qui entouraient
la propriété de la belle Fiora. Il aimait cueillir des fleurs, en rêvant
de pouvoir les lui offrir un jour. Un matin, alors qu'il s'apprêtait à
regagner Venise, triste de n'avoir toujours pas pu aborder la jeune
fille, il se retrouva face à elle. Fiora était sortie se promener avec
une jeune domestique qui la suivait partout. Le jeune patricien,
richement vêtu, fort bien constitué, ne pouvait laisser la belle
indifférente. Elle accepta le bouquet de fleurs qu'il lui tendit. Ils
parlèrent. Elle rit. Ils furent vite bons amis. Les préséances
autorisèrent le soupirant à revenir souvent faire sa cour. Le père,
d'abord méfiant, s'étant renseigné sur la famille du beau jeune homme et
rassuré sur sa fortune, voyait d'un assez bon oeil l'idylle qui peu à
peu s'épanouissait sous ses yeux. Le garçon revenait chaque jour. Il
apportait un cadeau chaque fois différent, un oiseau dans une cage
dorée, un bouquet de lys dans un vase de verre coloré, un livre
enluminé, des soieries, un singe, des pâtisseries. Fiora l'attendait
dans la cour de sa maison, assise sur un banc de pierre, au pied d'un
cerisier centenaire. Il faisait accoster sa barque devant l'entrée
principale et passait par le jardin comme pour la surprendre. Leurs jeux
devinrent des rites. Les mois passèrent. Ils s'aimaient.
Mais un
matin, alors que le printemps s'acheminait doucement vers l'été, les
cloches se mirent à sonner à toute volée. Le tocsin. C'était la guerre.
Les Turcs venaient de s'emparer d'un comptoir de la Sérénissime. Les
jeunes gens devaient partir défendre les avoirs de la mère patrie.
Jacopo ne revint pas. Des mois passèrent. Des années. Fiora attendait
toujours et descendait chaque matin dans la cour. Elle s'asseyait sur le
banc, au pied de vieux cerisier et elle attendait. Mais personne ne
franchissait plus la petite porte du jardin. Fiora pleura longtemps.
Elle pleura tellement qu'un matin ses yeux ne virent plus la lumière.
Elle se réveilla aveugle et tout Mazzorbo la surnomma Fiorellina
l'aveugle. Elle ne descendait plus dans la cour et restait des heures
sur le balcon, les yeux vides, le cœur triste. Son père désespérait de
pouvoir la marier un jour et il fut décidé qu'elle entrerait au couvent
s'il venait à mourir. Des années passèrent. Quand le vieux marchand
mourut, Fiora entra au couvent des Ursulines de Santa Croce. Elle y fut
très aimée pour sa douceur et sa tristesse touchait tous ceux qui
l'approchaient. Elle aimait toujours autant prendre le frais les soirs
d'été et on l'autorisa à conserver son luth. Elle chantait
délicieusement.
Un jour, cinq ans exactement après qu'elle fut
devenue aveugle, un navire accosta sur les Schiavoni, près du broglio.
Une foule de curieux l'attendait. C'était un galion maltais qui ramenait
à Venise les blessés et les prisonniers rescapés des geôles turques. La
Sérénissime venait de procéder à un échange, évitant ainsi que ses
enfants ne soient vendus comme esclaves en Egypte ou au Soudan. Parmi
eux se trouvait le beau jeune homme amoureux de Fiora. A peine débarqué,
il courut chez lui, embrassa ses parents médusés de le voir revenir
vivant, et se fit conduire à Mazzorbo. Il trouva la maison déserte, le
jardin envahi par de hautes herbes. Il rentra à Venise regrettant de
n'être pas mort à la guerre...
Les mois passèrent. Un jour qu'il
revenait d'une virée dans une de ces maisons tenues par d'éminentes et
efficaces courtisanes, Jacopo entendit un air de luth. Il leva les yeux
et vit une jeune nonne qui chantait. Son visage émacié, ses yeux vides,
sa pâleur ne lui permirent pas de reconnaître en elle la jolie
Forellina. Charmé par la voix, il jeta aux pieds de la jeune religieuse
le bouquet de fleurs qu'il avait à la main. Fiora le ramassa, le sentit
et aussitôt se mit à pleurer. Le jeune homme lui demanda la raison de
son chagrin. Elle répondit que ces fleurs lui rappelaient bien des
souvenirs heureux. Du temps où un jeune homme épris d'elle, pour lui
dire sa flamme, la couvrait de fleurs chaque jour. Jacopo demanda ce
qu'il était advenu du garçon. Fiora répondit que tous le croyaient mort.
Il raconta à son tour l'amour qu'il portait à une belle princesse
rencontrée par hasard au milieu d'un merveilleux jardin dans une île. Il
était revenu pour la chercher, mais elle avait disparu... Jacopo prit
congé de la jeune religieuse. Ils se saluèrent avec courtoisie. Ni l'un
ni l'autre ne surent se reconnaître.
La nuit était tombée. Fiora posa
le bouquet près de son lit. Elle pria. Au moment d'aller se coucher
elle reprit le bouquet de fleurs et l'approcha de son visage. Une
émotion inattendue l'étreignit. Elle sentit des larmes couler. Quand
elle ouvrit les yeux, elle voyait de nouveau. Avec ses yeux, mais aussi
avec son cœur. Le jeune homme qui lui avait donné ces fleurs ne pouvait
être que Jacopo. il n'était donc pas mort. Elle allait enfin être avec
lui et pour toujours. C'est avec ces douces pensées qu'elle s'endormit
cette nuit-là. Jacopo, rentré chez lui, se sentait troublé. Les années
passées dans les prisons du Sultan avaient endurci son cœur blessé. Il
ne pouvait rester à Venise, si près de ces lieux où il avait rêvé d'être
heureux avec celle qu'il aimait. La belle avait disparu, il ne la
reverrait plus. Il décida de s'embarquer sur le premier navire et partit
à l'aube. On ne le revit jamais.
Fiora se réveilla de bon matin et
courut à l'office en criant qu'elle voyait. Dans tout le couvent on crut
au miracle et l'évêque fut prévenu. Elle expliqua à la mère abbesse que
Jacopo était revenu. Qu'il fallait qu'elle le retrouve. Le testament de
son père avait été clair, elle resterait religieuse et prononcerait ses
vœux définitifs si Jacopo Barbaro ne revenait pas pour l'épouser. On
envoya un messager au palais Barbaro, sur le grand canal. Il revint
porteur de la triste nouvelle, Jacopo était parti pour ne plus revenir.
Fiora
prononça ses vœux quelques semaines plus tard. Devenue mère abbesse à
son tour, elle dirigea le couvent pendant près de trente ans. On dit à
Venise qu'elle pleura chaque jour jusqu'à son dernier soupir.