En parcourant l'excellentissime e-Venise.com de Luca et Daniela, j'ai trouvé cette vue du rio delle Toreselle, à Dorsoduro, qui fut pendant plusieurs années l'épicentre de ma vie vénitienne. A gauche sur la Fondamenta Venier dei Leoni, la boutique devant laquelle passe un couple de touristes était alors la galerie de Bobbo Ferruzzi où je travaillais. C'est maintenant la Fondation Guggenheim qui y a installé sa boutique et les oeuvres du peintre sont présentées en face, juste à côté du magasin d'antiquités de Roberto Ferruzzi (junior), son fils. En face de ce qui fut la galerie existait un petit bar tranquille, où je m'installais dès la bonne saison.
Les tables de la terrasse n'étaient autres que celles du Florian qui furent changées dans les années 60. Attablé devant un caffé macchiato,
je pouvais bouquiner tout en surveillant la galerie. Dès qu'un visiteur
semblait intéressé et cherchait où pouvait bien être la personne qui s'occupait de la galerie, je
l'appelais et selon le degré d'intérêt, je traversais (le pont est tout près sur la gauche, de là où a été prise la photo).
Un jour, un client avait l'air un peu agacé de ne voir personne dans la galerie. Un client du bar était arrivé avec un sandolo qu'il avait amarré contre une des barques que les riverains laissent le long de la fondamenta, voyant la situation, me proposa gentiment de me servir de la petite embarcation comme d'un traghetto,
et en quelques secondes j'étais de l'autre côté. Le client était un
jeune homme d'une vingtaine d'années. Britannique, il servait alors dans un
régiment de la reine à Berlin. Tombé fou amoureux des peintures
de Ferruzzi, il m'acheta plusieurs petites toiles. Peintes sur bois, faciles à transporter, elles étaient alors
à des prix encore abordables. Nous avons conclu l'affaire au petit bar après avoir
traversé le rio dans l'autre sens, buvant un'ombra avec le propriétaire du bateau, Alessandro
- qui allait devenir un ami et travaillerait à ma place à la galerie
quelques années plus tard - et le patron du bar, aujourd'hui disparu.
Sous le grand immeuble à gauche s'ouvre un sottoportego. C'est dans cette ruelle, à droite que s'installa l'écrivain Dachine Rainer
dont mes lecteurs ont déjà entendu parler. C'est dans ce bel
appartement - où je rêvais de m'installer comme je rêvais de me faire
embaucher par la dame comme
factotum-majordome-secrétaire-et-tutti-quanti - qu'elle écrivit son Giornale di Venezia. Elle se rendait tous les jours de l'autre côté (à droite sur la photo) sur le campiello du rio tera san Vio, près de là où je vivais (j'habitais alors calle Navarro), pour voir les chats orphelins qu'une mammagatta
nourrissait et abritait dans l'androne d'un vieux palais décati, au
grand dam des voisins que l'odeur parfois un peu forte dérangeait. Quand
elle quitta Venise, elle me chargea de remettre à la dame aux chats une
assez forte somme d'argent, pour l'aider à nourrir les pauvres bêtes
fort nombreuses en ce temps-là.
Mille autre souvenirs sont liés à cette fondamenta dans ma mémoire. La galerie de Baci Baïk, tenue aujourd'hui par son fils, où régnait alors Denise, l'épouse anglaise du peintre avec qui j'aimais prendre le thé. Et puis, Peggy Guggenheim
quelques mois avant sa mort. Encore aujourd'hui, quand je franchis la
grille du jardin, je revois l'agencement de la table garnie de bonnes
choses, les salons débordant d’œuvres contemporaines, de livres d'art,
de fleurs, les autres invités assis sur des chaises longues, les chiens
de la maîtresse de maison et cette femme toute petite, somptueuse et
très affable.
Je
me souviens aussi de l'étrange aventure dont je fus le témoin un matin.
Je venais à peine d'ouvrir la galerie et les lumières n'étaient pas
encore allumées quand un tapage inhabituel me fit ressortir dans la rue.
Un attroupement s'était formé d'où fusaient des rires et des cris de
surprise. Un énorme cygne au plumage écarlate volait et nageait en même
temps, poursuivant avec fureur un chien qui avait sauté dans l'eau du rio,
certainement pour essayer de l'attraper ou pour jouer avec lui.
Battements d'ailes, aboiements, l'eau qui giclait tellement le volatile
s'énervait, frappait l'eau de ses ailes et remuait ses pattes pour tenter de régler son
compte au pauvre chien. Un molosse pourtant mais qui dans l'eau n'en
menait pas large. Et le maître qui s'énervait, hurlant à son chien de
sortir de l'eau, les passants qui s'en mêlaient, les enfants qui
riaient... Le cygne finit par s'envoler et disparut au-dessus du jardin
Guggenheim. Le chien en sortant de l'eau s'ébroua en éclaboussant les passants.
D'autres chiens aboyèrent, sans doute pour féliciter leur héros. C'était un jeune et beau
chien de chasse que son maître promenait chaque matin sur la fondamenta. Après cette mésaventure maître et chien ne passèrent plus par là. Je les ai croisé souvent sur les Zattere. Quant au cygne, personne ne
le revit jamais et sa présence ce matin-là à cet endroit reste un
mystère.
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La galerie Ferruzzi dans les années 80
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