30 septembre 2009

Notre Dame des Mers Mortes


Il fut longtemps une mode, soigneusement entretenue par une pelletée de snobs précieux et souvent phtisiques,  qui consistait à ne voir de Venise que la part désolée et comme abandonnée. Cette vision maléfique d'une cité à jamais endormie, empuantie de miasmes, déliquescente et pourrie, où tous les vices pouvaient s'assouvir, est à l'origine de l'idée qu'on se fait encore parfois de Venise. Cité des amours perdues, royaume des passions interdites. Venise la morbide... 
 
Ceux qui connaissent la cité des doges, ceux qui y ont vécu, même l'hiver, même dans les années 70 ou 80, quand l'Italie était la proie de démons, noirs, rouges ou bruns, le savent bien : Venise est joie et vie ! Sa lumière à elle seule, même au plus triste des ciels de novembre, est féerie et délice pour les yeux. Les âmes tendres, celles qui ne se repaissent pas de douleur ou de viles passions, le sentent bien : Venise est un monde qui gigote et qui rit. Un bal costumé ou une romance. Pas un hymne funèbre ou un sinistre roulement de tambours...

Je relisais l'autre soir «Notre-Dame des Mers Mortes», un récit de Jacques d'Adelsward-Fersen. Publié en 1902 à Paris, c'est le premier roman du XXe siècle sur Venise. Jean Lorrain, Huysmans ne sont pas loin. On y rencontre des êtres sombres et tragiques, dans un décor de palais décrépis et de haillons. L'ouvrage est élégant, avec sa couverture dessinée par Louis Morin et le portrait du jeune auteur en frontispice. L'écrivain, rendu célèbre jusqu'à nos jours par la biographie très romancée de Roger Peyrefitte, «l'Exilé de Capri», écrivait bien. Certains de ses poèmes publiés chez Messein, l'éditeur de Verlaine, démontrent un réel talent. Une affaire de mœurs dans une période politiquement troublée l'obligea à l'exil. 
 
Si Appolinaire se moqua un jour de ce jeune homme trop esthète, ses vers eurent souvent du succès. Comme d'ailleurs ce roman - qui fut réédité quatre fois. Il est pourtant aujourd'hui terriblement démodé, parfois ampoulé et maniéré, comme on l'était à la Belle époque. Grâce à dieu, les esprits ont évolué et les goûts ont changé. Les amoureux de Venise, (je ne parle pas des hordes qui ne font que passer et ne voient ni ne sentent rien) ont compris ce qu'elle est vraiment, la ville des enfants et des chats, la ville de la lumière et des reflets, la cité de la musique et de la couleur. Non, à Venise le noir ne va pas bien. Notre Dame des mers mortes a soufflé sur les flots, et de jolies vapeurs aux reflets diaphanes projettent son image devant l'univers médusé, attirant des troupes d'esclave qui tentent à son contact de se remplir enfin d'humanité et de beauté...

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Où peut-on se procurer cet ouvrage ?

Lorenzo a dit…

Hélas en bibliothèque seulement. Ou sur le catalogue d'une libraire ou dans une vente aux enchères... J'envisage depuis des années de le rééditer avec un commentaire critique.

Les Zattere à la tombée du jour...




1 commentaire:

Anonyme a dit…

l'heure magique...

France Musique à Venise

La restauration du palais achevée, les dernières touches apportées à la décoration des magnifiques salles, les allées du jardin ratissées et la pelouse bien tondue, tout est prêt pour l'inauguration de ce nouveau lieu culturel vénitien, le Palazzetto Bru Zane, propriété de la fondation du docteur Nicole Bru, héritière des Laboratoires UPSA, née en 2005 et consacrée à la musique romantique française. Parmi les festivités qui font qu'une fois encore, qui s'en plaindrait, octobre à Venise est français, il faut souligner la présence de France Musique en direct et en public.

Si vous êtes sur place, ne manquez pas d'assister aux trois émissions :

Vendredi 2 octobre, de 18 heures à 19 heures, le Magazine de Lionel Esparza qui recevra Nicole Bru, Hervé Niquet du Concert Spirituel, Alexandre Dratwicki, le directeur artistique de la fondation, Benoît Dratwicki qui en est le directeur scientifique, et Olivier Lexa, le directeur général. Puis, en suivant, de 19 à 20 heures, Alex Duthil présentera Open jazz.
Samedi 4 octobre, de 10 heures à midi, François Hudry animera La tribune des critiques de disques, autour des Nuits d'été d'Hector Berlioz.
Pour les amateurs de la musique du XIXe siècle, la Fondation inaugure ses locaux avec un premier festival consacré aux "Sources de la musique romantique française", qui aura lieu du 3 octobre au 7 novembre, et réunira dans différents lieux de la ville, des concerts et des conférences. Le programme détaille de ce festival figure sur le site de la Fondation (voir le lien ci-dessous).
...
Centre de musique romantique française
Palazzetto Bru Zane
Campiello del Forner o del Marangon
San Polo 2368
Tel 041 521 10 05

4 commentaires:

maite a dit…

Sur ce site, il y a une vidéo de la restauration du palais très intéressante. A presto

VenetiaMicio a dit…

Effectivement, j'avais lu dans une revue, en juin dernier, qu'il aurait l'inauguration de ce nouveau lieu de concerts et de spectacles le 4 Octobre...et comme Maïté, j'avais consulté le site internet, à ce moment-là.
Merci Lorenzo pour les informations, si on est à Venise à cette période, c'est une bonne chose de le savoir.
Danielle

Anonyme a dit…

J'ai eu le plaisir d'assister à l'inauguration du Palazzo Bru-Zane : c'est une merveille de finesse et de légèreté. Entendre la musique résonner dans cette magifique salle, comme celà devait se faire autrefois, fut un pur délice. Merci à Madame Bru pour sa généreuse initiative, et longue vie à sa Fondation et à la re-découverte de la musique romantique française.
Gabriella

Lorenzo a dit…

C'est un bel endroit en effet que ce "casino" que la Fondation a permis de sauver. Ou bien est-ce plutôt la rénovation du Palais qui a permis de donner vie à cette fondation ? Le milieu musical européen a de quoi alimenter les conversations une fois de plus.En tout cas, on ne peut que se réjouir qu'une organisation aide à attirer le goût du public vers cette musique romantique française dont on ne connait que le triomphe et bien moins les balbutiements, bient avant le XIXe, à la cour de Versailles ou dans le Paris du directoire...

27 septembre 2009

Ombres chinoises sur les Zattere


© Pietro Alvise Gaggio - 2009


 

14 commentaires:

ladivinecomédie a dit…

J'aime beaucoup ce coin, qui si je ne m'abuse, se situe juste après la Pensione La Calcina.
N'y a t-il pas sur le mur, un peu caché par les feuillages, le délicieux petit angelot qui tient un livre ouvert ?

Marie G a dit…

Et voilà! Nous revenons de 3 jours à LA SERENISSIME! Merveilleux temps, soleil, un peu de vent frais pour atténuer les 28°C.... mal aux pieds tellement nous avons arpenté toute la ville et même le cimetière San Michele (on s'est trompé de vaporetto! Et c'est très bien), montés au campanile de San Giorgio etc! Un monde fou au centre, mais comme d'habitude peu de touristes dès qu'on s'écarte un peu des pôles d'attraction renseignés par les guides. Plein d'images à partager!

Les Idées Heureuses a dit…

Mirage d'un couple main dans la main...

AnnaLivia a dit…

Un des mes endroits préférés à Venise. Jolie lumière...

totirakapon a dit…

Splendide photo ! Effectivement, ce coin, juste après "La calcina" en allant vers le club d'avirons et la Dogana est magique....

venise86 a dit…

Grrr, jalouse de tous ces amoureux qui paraissent connaitre Venise par coeur, et avec le coeur !! Bon je note, à découvrir !

Anne a dit…

Quelle belle photo romantique! Merci, Lorenzo!
Anne

Lorenzo a dit…

Les Zattere sont un des lieux magiques de Venise, peu fréquentés par les touristes qui passent davantage côté Grand Canal pour se rendre à la Salute. Profitons-en... L'ange qui lit surveille le mur d'enceinte d'une très belle maison qui fut longtemps le consulat général de la Principauté de Monaco. Une porte dans le mur, sur la fondamenta fut ouverte au public, un jour triste il y a des années, pour permettre aux gens de vire signer le registre de condoléances après le décès de la Princesse Grace. Les Zattere étaient noirs de monde ce jour-là.

VenetiaMicio a dit…

pour Lorenzo :
"Je vous aime, Ô Zattere [...] dans toute votre étendue parce que, sur votre dalle, il fait bon marcher vite ou doucement ou s'arrêter, selon l'heure et la saison, à l'ombre ou au soleil."
Henri de Régnier.
Merci pour les souvenirs, oui en me promenant j'avais vu le blason de la Principauté de Monaco...

romi2424 a dit…

un endroit magique et pour le plaisir gourmand il y a les glaces de NICO n'est ce pas ?

Mingoumango (La Mangue) a dit…

C'est amusant, j'ai aussi pris une photo de nos ombres à cet endroit-là, il y a deux ans... Les Zattere au soleil couchant, c'était magnifique...

Lorenzo a dit…

Ah le gianduiotto de Nico qu'on savoure en marchant jusqu'à la Pointe de la Douane. Normalement, la glace est terminée au moment où débouchant sur la pointe, on découvre soudain cette vision unique : saint Marc et Saint Georges les jardins, le lido au loin. Féérique par les soirs d'été !
Devant la Calcina se tenait autrefois(là où il y a maintenant le restaurant de l'hôtel justement) le "Cucciolo" dont j'ai déjà eu l'occasion de parler.Les glaces y étaient à mon avis meilleures que chez Nico.

Florence a dit…

Et maintenant sur les Zattere est ouvert le musée des" canottieri Buncintoro". Toutes le coupes de ce club qui étaient entreposées à la pointe de la douane ont été déplacées suite à la restauration par Pinault.
En septembre j'y ai vu la jeune fille qui s'occupe de cet agencement et m'a promis d'y mettre la photo de mon grand-père et de son fameux équipage. A suivre...

chantal robillard a dit…

les Zattere au soleil couchant, je ne connais rien de plus doux à Venise ! j'en ai même fait une nouvelle, qu'on peut trouver sur le site du campiello : "le deviseur du monde".
Joyeux Noël, Lorenzo !


26 septembre 2009

T.S. Eliot, à la mémoire d'un grand poète

Quand il rencontra son compatriote Henry James à Venise, le jeune écrivain sorti de Harvard, né dans le Missouri le 25 septembre 1888, ne pouvait imaginer qu'il recevrait un jour le Prix Nobel de littérature, ni qu'il deviendrait tellement britannique, qu'au moment où on célèbre son anniversaire (121 ans et pas une année de purgatoire depuis sa mort en 1965), beaucoup d'anglais médusés découvrent étonnés qu'il était né américain. Ce grand poète, ami d'Alain-Fournier, Jules laforgue, Yeats, James Joyce, Virginia Woolf, William Austen, Scott Fitzgerarld et tant d'autres, reste trop méconnu du grand public en France. Il est vrai que son œuvre peut parfois paraître difficile. Pourtant qui sait que c'est à partir de son livre pour enfants « Old Passum's book of practical cats » qu'est née la célébrissime comédie musicale Cats qui n'en finit pas d'attirer les foules de Broadway et du West End ! Ce « classique, royaliste et anglo-catholique » était l'ami d'Ezra Pound. Ses positions parfois rigides et très conservatrices lui ont valu des accusations d'antisémitisme dont il chercha toute sa vie à se défaire. Comme le dit un jour un théologien londonien : « Peut-on s'affirmer fondamentalement chrétien et être antisémite ? Cela ne se peut sinon comment regarder le visage du Christ en agonie, juif parmi les juifs, et continuer de l'aimer et de le suivre ? ». 
 
Il aimait trop la liberté et les arts pour être tenté par le totalitarisme. En 1949, le congrès international du Pen Club qui eut lieu à Venise le dédouane pourtant de ces allégations. Chrétien engagé, il dérangeait l'intelligentsia issue de la résistance obnubilée par le communisme perçu alors comme libératrice et garante de la liberté (!!!). Il existe une excellente biographie (en français), parue il y a quelques années, que je vous recommande : « T.S. Eliot ou le monde en poussières » par Stéphane Giocanti (Éditions Lattès).

 

1 commentaire:

J F F a dit…

Très intéressant, bon esprit,

Merci

25 septembre 2009

La plus ancienne église de Venise



San Giacomo del Rialto dont une partie remonte au IXe siècle. La grande horloge sur sa façade possède 24 heures comme le voulait le système vénitien en vigueur jusqu'à la fin de la République. En effet, comme on comptait les jours différemment à Venise que dans le reste du monde, on avait un système horaire particulier. A l'intérieur plusieurs plaques votives mentionnent les noms des premiers donateurs de l'église. parmi eux figure le nom d'un de mes ancêtres, certainement la plus ancienne mention de notre patronyme parvenue jusqu'à nous.

5 commentaires:

Les Idées Heureuses a dit…

Et pendant ce temps, le "gobbio" prie pour pouvoir retrouver sa position normale: il a du en voir passer des heures et des heures...

Wictoria a dit…

je n'avais jamais vu semblable horloge et j'ignorais même leur existence, toute cela me fascine et me pousse à faire quelques recherches :)

J F a dit…

La plus ancienne, dédiée à Saint Jacques le Majeur ? Il n'y a pas de hasard :
- vers 742 : installation des premières maisons à Ri(vo)alto
- 810-811 : transfert du gouvernement de Venise à Rialto
- 813 : "découverte" du tombeau de l'apôtre en Espagne
- 828 : "arrivée" du corps de Saint Marc...
15 ans après les "événements de Galice" la cité lagunaire contrecarre le pèlerinage à destination de Santiago de Compostelle. Un flot de chrétiens itinérants, tournés vers le sud-ouest, vers le front stratégique anti-musulman. Autant de revenus qui échappaient à la cité marchande.

Politique, pèlerinages, commerce, reliques, vastes sujets...

Votre blog, que je recommande souvent, est toujours aussi passionnant.

Bientôt un article sur Venise dans
www.grandslieux.over-blog.com

Lorenzo a dit…

L'adresse est notée !

ladivinecomédie a dit…

Pour ce qui voudraient avoir un petit bout de Venise dans leur transistor, sachez que France Musique délocalisera quelques unes de ses émissions au Palazzo Bru Zane le temps d'un week-end du vendredi 2 au dimanche 4 octobre 2009.
Le programme détaillé est ici http://sites.radiofrance.fr/francemusique/ev/fiche.php?eve_id=250000172

22 septembre 2009


Il existe un lieu méconnu en plein centre, à deux pas du grand canal et du pont de l'Accademia où sont désormais réunis les bustes et médaillons des plus illustres vénitiens d'autrefois. Hommes politiques, savants, navigateurs, artistes, poètes, juristes et médecins, leurs portraits sont présentés au regard du public comme en un vaste panthéon vénitien. Il s'agit du Palais Loredan dont je vous reparlerai en détail dans un prochain billet.
 

3 commentaires:

AnnaLivia a dit…

J'ai pu visiter ce lieu la semaine dernière. Il est ouvert dans le cadre de la Biennale mais l'étage n'est pas accessible... Quel beau puits!

Venise86 a dit…

Honte à moi, je n'ai encore visité aucun des lieux "nobles" de Venise... Je suis allée nez au vent par les ruelles, les places, et les gens...

AnnaLivia a dit…

Pas de honte à avoir Venise86, généralement, lorsque je visite les intérieurs, c'est qu'il ne fait pas beau. Sinon, moi aussi je flâne le nez au vent...

21 septembre 2009

Mes itinéraires vénitiens


On me demandait l'autre jour de parler des endroits où j'ai vécu à Venise quand j'étais étudiant. Cette petite rétrospective (que je vais essayer de rendre le moins nostalgique possible pour ne pas donner l'impression de trop vivre dans ce passé vénitien qui continue d'orienter toute mon existence, et pour ne pas inquiéter certaines de mes lectrices qui finissent par penser que je suis un homme bien triste !), m'amuse en fait. N'y voyez ni regret ni introspection. C'est un petit jeu de piste qui ramène à la surface bien des souvenirs, le plus souvent heureux.
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En arrivant à Venise, mon premier chez moi ne faisait même pas 15 m². Il s'agissait d'un petit réduit fraîchement blanchi à la chaux meublé d'un lit étroit, d'une penderie et d'une chaise. Baptisée chambre par la propriétaire de l'auberge, la pièce donnait sur un puits de jour d'où remontaient à heures régulières des remugles d'égouts assez désagréables. Mais c'était chez moi. J'y ai séjourné deux mois. La signora Biasin m'avait laissé décorer les murs de cartes postales et de photos. Il y a avait cette madone de Bellini qu'on peut admirer à San Zaccaria, une reproduction de la Tempête de Giorgione, le plan de Venise, et quelques photos de ma famille et de mes amis. J'ai passé là des heures merveilleuses. Mon premier logis vénitien, mais aussi mon premier lieu de vie hors du giron familial !
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Puis j'ai commencé à travailler dans la pensione. L'université allait commencer, j'avais décidé de rester à Venise. En échange des heures passées à l'accueil et à aider pour le ménage des chambres, on avait mis à ma disposition un magazzino au 1875 calle dell'Aseo, au rez-de-chaussée de l'immeuble où les Biasin avaient leur appartement - transformé en annexe officieuse -. La belle façade de briques moulurées avait une certaine allure dans cette rue étroite qui part de la Strada Nova, juste à l'angle du Teatro Italia. Mon logis possédait deux fenêtres qui s'ouvraient sur un jardin rempli d'oiseaux et où les enfants venaient jouer après l'école. Cela sentait bon. Je n'étais pas encore installé dans un véritable appartement. Loin de là. Pourtant je m'y sentais bien. Il fallait pour y accéder, suivre un long couloir encombré par les poubelles de toute la maison. C'était une pièce carrée avec un évier de buanderie et une cuisinière qui servait aussi de chauffage. Un recoin avait été aménagé avec des toilettes et un lavabo. J'allais au premier pour me doucher. Un canapé-lit, un fauteuil, un bureau, deux chaises et une bibliothèque composaient mon mobilier. J'y ajoutais tapis, tentures, quelques lampes de-ci- de-là et le magazzino se transforma en quelques semaines en un sympathique studio d'étudiant.
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Vous pouvez imaginer mon bonheur. Je restais là près de deux ans jusqu'à ce que je rencontre Giuliano G., alors galeriste à la Fenice. Avec l'appui du peintre Arbit Blatas et le soutien du consul de France de l'époque, je fus embauché dans la galerie. Ce ne fut pas une sinécure - j'en reparlerai - mais cela me valut l'usage d'un appartement plus grand, Fondamenta delle Capuccine, près de Sant'Alvise. L'immeuble fort ancien abritait autrefois l'atelier d'un artisan. L'appartement qui me fut dévolu avait trois grandes fenêtres situées assez haut qui donnaient sur les terrains de sport de la paroisse. Après le chant des oiseaux, je vécus au rythme des parties de foot et de basket. Après mon joli petit taudis du ghetto, le "chalet" représentait le luxe. Je partageais l'entrée de la maison avec un vieux monsieur terriblement sourd qui ne parlait qu'en dialecte. Très haut de plafond, tapissé de lambris comme un chalet de montagne, mon appartement avait une vraie cheminée, des poutres apparentes et un mobilier très confortable. J'avais une vraie cuisine et une vraie salle de bain ! La chambre était juste assez grande pour contenir un grand lit. Il y faisait doux en hiver et frais en été. Tout était ingénieusement agencé et joliment décoré. C'est dans cet appartement que la petite Rosa, ma jolie chatte grise a fait ses premiers pas de chat indépendant... Les mois ont passés. J'ai vécu dans mon petit chalet suisse deux hivers agréables. Puis mes relations avec mon employeur devenant assez difficiles, j'ai déménagé pour Dorsoduro. Des amis persans, étudiants en architecture quittaient l'appartement qu'ils occupaient en collocation. Je visitais les lieux.
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La maison située calle Navarro, entre les Zattere et San Vio, me plut dès que j'en franchis le seuil. L'appartement était situé au dernier étage. Appartenant à Federico A., étudiant en médecine, il était occupé, outre son jeune propriétaire, par les deux persans et une étudiante en lettres, prénommée Betti. Une vaste cuisine à l'ancienne, pièce commune de la tribu, trois grandes chambres bien éclairées et le grenier aménagé qui servait de tanière à Federico. Après un grand nettoyage (mes deux amis fumaient beaucoup et n'ouvraient jamais les fenêtres de leur chambre), mon nouveau logis pris pimpante figure. Une armoire et une commode pour mes vêtements , un divan pour dormir, un fauteuil, un bureau, et des étagères pour mes livres. Je venais d'acquérir la première pièce de ma petite collection d'art contemporain, un magnifique bronze d'Augusto Mürer, ce faune à la flûte qui m'a depuis suivi dans tous mes déménagements. C'est calle Navarro que j'ai découvert mon désir d'écrire et ma passion pour Venise. Installé devant la fenêtre de ma chambre, face aux toits du quartier, avec le campanile de Santo Stefano en face, les oiseaux qui pépiaient sur les rebords des toitures de l'autre côté de la rue, ce décor inspira mes premières nouvelles et aussi les articles que le journal Sud-Ouest me commanda, à l'époque où Pierre Veilletet en était le rédacteur en chef.
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Puis ce fut le retour en France. La manifestation que je décidais d'organiser à Bordeaux en hommage à Venise ne devait me retenir que quelques semaines. Noël passa et j'étais encore à Bordeaux. Celle qui allait devenir ma femme me mit en demeure de choisir. Il me fallait décider. Nous aurions pu nous marier et partir vivre en Italie. Le consul m'y encourageait, persuadé qu'avec mes connaissances, mes compétences et n'importe quel concours du quai d'Orsay qu'il m'aurait aidé à préparer, je deviendrais un jour per forza consul, quand ce poste qui ne demeurerait pas éternellement politique, serait confié à des enseignants ou à des attachés culturels. Ce visionnaire avait vu juste. Quelques années après son départ, c'est l'attaché culturel, et le lecteur d'italien, qui occupèrent tour à tour la charge, bien dénudée et version allégée, de représentant de la France à Venise... 
 
Mais ce ne fut pas mon destin. La vie, les habitudes, quatre merveilleux enfants, allaient m'éloigner définitivement de la Sérénissime. Fort heureusement les liens du sang me permirent de ne jamais m'en éloigner trop longtemps et la jolie petite maison de la Toletta permit pendant quelques années ma cure vénitienne. Mais des impératifs patrimoniaux et la disparition de notre dernière parente nous fermèrent définitivement la porte de cette maison et de son merveilleux jardin. Je retourne toujours à Venise mais je n'ai plus de lieu où poser mes affaires, déballer mes livres, qui soit mien. Je sais que ce n'est que temporaire, "Dieu voulant" comme on dit chez moi...

9 commentaires:

maite a dit…

Voilà qui n'est pas trop nostalgique...Vous devriez vraiment publier vos "mémoires" ; je ne suis pas la première à vous le dire. Je vous souhaite de retrouver un nid douillet dans ce lieu qui fait partie intégrante de vous. A presto !

Evelyne a dit…

Tout à fait d'accord avec Maïté, j'ai beaucoup aimé les débuts de votre vie à Venise.Dans mon carnet j'ai noté: "Il est des paysages peints qu'on traverse ou qu'on contemple, d'autres dans lesquels on peut se promener, d'autres encore où l'on voudrait demeurer ou vivre. Tous ces paysages atteignent l'excellence. Toutefois ceux où l'on voudrait vivre sont supérieurs aux autres." Bonne journée.

AnnaLivia a dit…

Merci pour ce beau texte Lorenzo! Parlant de vos anciens quartiers, je suis passée au campo S. Vio qui est en ce moment complètement chamboulé. Ils refont toute la surface, le puits est caché, et la casa Pinto inaccessible. D'ailleurs très peu nombreux sont les campi qui n'étaient pas en travaux. Venise avait des airs de chantier... Ça brise un peu le charme, mais j'imagine que c'est nécessaire.

VenetiaMicio a dit…

Bravo Lorenzo, je n'ai pas ressenti de nostalgie aujourd'hui. J'ai apprécié le petit jeu de piste
(j'adorais cela quand j'étais petite fille)à la recherche de vos petits billets glissés dans des cachettes secrètes et c'est toujours avec autant de plaisir que je vous lis.
Bonne soirée

Anne a dit…

J'aime vraiment beaucoup lire vos textes souvenirs écrits avec sentiment et délicatesse. S'il y a de la nostalgie, elle s'accompagne d'un doux sourire. Publiez-en d'autres, s'il vous plaît, sur votre blog ou rassemblés dans un livre.
Anne

Venise86 a dit…

Vous aurez compris... depuis le temps que nous vous pressons d'écrire, pour notre bonheur, vos impressions de Venise... Je ne vais être qu'une de plus parmi les autres... Merci Lorenzo.

autourdupuits a dit…

A quand un livre?
C'est chaque fois un plaisir que de vous lire.

Myriam a dit…

A quand la suite ?
C'est toujours avec beaucoup de plaisir que je lis votre prose.

Lorenzo a dit…

Que de compliments chères lectrices que de compliments ! A mon tour laissez-moi vous remercier pour votre fidélité et votre enthousiasme !

20 septembre 2009

Le cadet et la mer


 
Ce jeune Morosiniero (nom donné familièrement par les vénitiens aux cadets de l'école navale de Venise) qui pourrait illustrer un roman de Dona Leon, se rend-il compte de la symbolique des reflets dans lesquels il a pénétré ? La rigueur de son uniforme, le guichet automatique et tout autour de lui, au-dessus même, la lagune, grise, remuante, et pourtant paisible... Un symbole qu'on voudrait éternel : la Jeunesse et Venise à jamais.

6 commentaires:

VenetiaMicio a dit…

C'est tout simplement magique et magnifique !
Un miroir pour la bellissima, j'aimerais avoir le même lorsque je vais prélever quelques billets !!!
Qui a pris cette photo ? et où se trouve le jeune morosiniero ?
Bon dimanche Lorenzo.
Danielle

Enitram a dit…

Quelle belle harmonie de couleurs, le sable la mer, la mer le sable, dans cette alternance reflétée dans le miroir… Et la silhouette noire qui rejoindra l'autre, sur le sable ???
Une véritable ode à Venezia. Merci Lorenzo, quel beau choix en ce dimanche pluvieux !

maite a dit…

Cette photo est magnifique et pleine de poésie.
Sans transition aucune : plutôt que d'acheter un bien à Venise, ce qui est, à y bien réfléchir, un peu utopique, on pourrait louer à l'année un appart à plusieurs ; ça serait plus facilement gérable et l'engagement serait moindre à tout point de vue. Qu'en pensez-vous ?

Michelaise a dit…

Alors là, bravo, une parfaite réussite : tout y est, la mise en page, les couleurs, le sujet... BRAVO Lorenzo pour ce petit chef d’œuvre photographique...

Venise86 a dit…

Quelques portes miroir sur le Dorsoduro m'ont fait rêver de même ! Venise à l'infini d'elle même !

Lorenzo a dit…

à propos la scène se déroule sur la riva de sette martiri, au bout de la grande fondamenta qui mène à San Elena où se trouve l'école navale.