06 novembre 2020

De Vita Solitaria (3/3) : Être mort au tumulte du monde


20 octobre.
La Circle Song interprétée par le bassiste Misha Mullov-Abbado (le fils de Claudio Abbado et de Viktoria Mullova) avec son ensemble, rythme mes pensées. Les rencontres et les conversations téléphoniques - les textos aussi qui tendent à remplacer ces longs appels des amis qu'on ne voit plus guère, surtout les plus jeunes - m'empêchent de me sentir totalement en exil. Est-ce mon attachement à Venise ou ma passion qui jaillit toujours de mes pensées et s'insinue dans la plupart de mes conversations, comme un geste obsessionnel ? N'est-ce pas pathologique ? Une forme de folie qui peut fatiguer, voire effrayer... Surtout les tièdes, ceux qui n'ont jamais été confrontés à ce délicieux poison qui s'empare de nous qui sommes pris depuis toujours par l'Ensorcelante. 
 
Loin de Venise depuis si longtemps maintenant, l'ai-je perdue ? Suis-je dépossédé désormais  de cette légitimité que le sang qui coule en moi ne suffit plus à garantir ? Aurai-je encore ma part d'amour et de joie quand je reviendrai. Y ai-je encore ma place ? Suis-je légitime encore pour écrire sur elle comme je le fais ?
 
  
 
22 octobre.
Il y aura trente-cinq ans dans quelques jours, le 25 octobre exactement, sous les voûtes de la Pierre qui Vit, ce bar bordelais où ma bande avait ses habitudes, nous fêtions la dernière soirée de cette Semaine de Venise à Bordeaux.Je pensais rentrer bientôt chez moi, à Venise, une fois les invités repartis. Il n'en fut rien. La manifestation avait été une réussite médiatique, le public qui d'abord avait boudé les concerts s'était très vite pressé et nous affichions complet à chaque fois mais tout cela nous avait coûté cher, il fallait créer de nouveaux évènements, obtenir des subventions. Je pensais revenir Calle Navarro, retrouver Rosa mon délicieux petit  chat  gris, mes livres, la galerie de Bobo et toutes mes habitudes. Au moins jusqu'à Noël. 
 
Je ne suis plus jamais revenu. Du moins pendant un an. Jusqu'à la Mostra de 1986 où Pierre Veilletet m'envoya comme correspondant de presse, avec un photographe cette fois, mon ami Christophe Airaud. J'étais une fois de plus écartelé. Je me retrouvais fiancé, engagé dans des activités culturelles certes passionnantes mais tellement éloignées de mes désirs profonds. Bien sûr il y avait Marido qui m'aimait et avec qui j'étais décidé de me marier, ma mère heureuse de m'avoir de nouveau auprès d'elle, notre vieux chat Jules qui ne me quittait plus, ravi lui aussi de m'avoir retrouvé. Dès janvier, Bobo m'avait remplacé par Alessandro, un ami de son fils qui rêvait depuis longtemps de prendre ma place. Christian Calvy, le consul essaya une fois ou deux de me faire rentrer avec des propositions d'embauche à l'université et à l'Alliance Française. J'avais retrouvé les rites anciens dans le nouvel appartement qu'occupait ma mère. Ce n'était plus la splendeur de la grande maison, mais l'essentiel avait été préservé. Je revis les amis de toujours et ma vie vénitienne redevint un souvenir de plus en plus brumeux... J'étais heureux de ma jeune notoriété, des journalistes qui se persuadaient de mon prochain engagement en politique, de ma vie avec Marido et de la perspective de notre mariage. Etais-je vraiment conscient de cette réalité nouvelle qui se profilait à l'horizon ? Parfois, des bribes de nostalgie me prenaient à l'improviste, comme un hoquet encombrant. Drôle de sensation qui me prenait en traître et que je repoussais rageusement. J'écoutais en boucle Maureen Forrester chanter "Ich bin der Welt abhanden gekommen", le poème de Friedrich Rückert mis en musique par Gustav Mahler,  cette lamentation si poignante :
« Je suis coupé du monde / Dans lequel je n'ai que trop perdu mon temps / Depuis longtemps, il n'a plus rien entendu de moi / Il peut bien penser que je suis mort !»

Je me répétais souvent les derniers mots du lied sans pouvoir retenir mes larmes...

 « Je suis mort au tumulte du monde / Et repose dans mon tranquille domaine / Je vis seul dans mon ciel, dans mon amour / Dans mon chant.»

En fait, je ne comprenais pas ou je refusais de comprendre qu'une part de moi-même s'étiolait. L'air de Venise, le rythme de ma vie là-bas, ceux que j'y avais laissé, tout me manquait et pourtant ma vie bordelaise était agréable et facile. Je venais de reprendre le cabinet de relations publiques qui s'était chargé de gérer la communication du festival, je déjeunais souvent avec des élus, j'étais souvent sollicité et l'avenir s'annonçait sous les meilleures augures. Autour de moi, famille, fiancée, amis, tous étaient rassurés. L'aventure était terminée, je m'apprêtais à rentrer dans le rang et cela se faisait apparemment sans grincement de dents. Ils ne savaient pas. Je mentais à moi-même pourtant et avançais comme un aveugle sur le chemin de la vie. 

Tout ensuite alla très vite et le temps passa. Inexorable évidence. Ce sont mes enfants qui m'ont sauvé. Leur arrivée dans ma vie, cette joie totale, permanente effaça toute autre joie, ou plutôt le besoin d'autres joies. Ce bonheur absolu d'être le père de ces quatre merveilleux petits êtres, devenus quatre jeunes adultes incroyablement beaux, bons et brillants, m'a gardé en vie, psychiquement, physiquement, spirituellement. Rien de ce que j'ai entrepris - et qui surgissait de ce que je suis vraiment - n'avait d'autre inspiration que tout l'amour que je recevais d'eux. J'ai souvent cherché mes muses. Je les avais tout près de moi, ces enfants qui justifient tout ce que je suis aujourd'hui. Le destin a voulu que le décor s'écroula un jour et que se brisent illusions et faux-semblants. Le divorce est tout sauf une petite mort. Il a tout dévasté et se relever n'a pas été évident. Il reste tellement de séquelles, ce goût amer dans la bouche, des remugles puants des combats et des enfermements, les abandons et les trahisons des proches... Se reconstruire pour effacer nos souffrances. Ne pas haïr, ne pas fuir, ne pas tomber ou si l'on tombe, se vite relever. Ne pas se mépriser, avaler sa culpabilité et sourire à la vie parce qu'il y a les enfants, qu'il y a leur vie et qu'elle doit demeurer radieuse in spite of. Je ne sais toujours pas si nous nous en sommes sortis. le serons-nous un jour ? Le saurons-nous aussi ? Autant de réflexions que la crise actuelle qui englobe l'univers fait rejaillir et relativise en même temps...

La résilience... Il nous faut rebondir et accepter que tout n'aille pas dans le sens imaginé, désiré. Rappel de l'impermanence... Les mots de Thich Nhat Hanh 
"...De nouveau le jour tire à sa fin, Ta vie s'enfuit. Regarde profondément! Qu'as-tu fait ? A qui as-tu parlé tout ce temps?  Consacre toi à la méditation, Mets-y tout ton cœur.Vis pleinement chaque instant, Libre de tous souci, de toute anxiété. Conscient de l'impermanence, Ne laisse pas filer tes jours dans l'inutile..." 
Depuis quelques mois, nous sommes tous plongés dans l’incertitude.
Nous avions pensé l’avenir, mobilisé nos forces pour préparer et structurer cet avenir. Nous avions donné une ossature à nos projets, avec l’élan et la joie de vivre des rencontres, des fêtes, des partages. Il y avait une réelle espérance qui nous portait. Puis il a fallu renoncer. Est-ce seulement partie remise ? Mais pour quand et dans quelles conditions ? 
 
Peut-être alors faut-il changer notre angle de vue. Peut-être nous est-il donné avec la crise sanitaire, l'opportunité de pensers nouveaux, d'idées plus généreuses, moins centrées sur notre unique satisfaction. Notre égotisme aussi... Peut-être, en révélant nos fragilités, cette tempête universelle va-t-elle nous révéler des vérités que nous ne savions entendre, et en orientant nos choix différemment, nous amener aux véritables priorités. Du métaphorique récit des ossements desséchées du prophète Ezéchiel à l'expression populaire sur le verre à moitié plein, c'est après tout un choix qui nous est donné. Se lamenter, avoir peur, désespérer ou bien prendre à bras le corps cette situation nouvelle, reconsidérer nos projets, et sourire des opportunités nouvelles. Résister aussi.

Je pense à ce trésor archéologique récemment découvert dans l'eau d'un rio de Venise. L'une des conséquences heureuses du confinement a été le retour pour un temps à la pureté de l'air et des eaux. Devenue translucide et d'une clarté digne des sources de montagne, l'eau du petit canal révéla aux riverains ébahis une nécropole antérieure à la construction de la ville. De la nuit dans laquelle les vénitiens étaient plongés surgissait soudain une lumière... 
« Oui, les villes belles, exquises, ne sont pas faites pour être habitées. On finit par s'y sentir aussi irréel qu'elles et par vivre dans l'anticipation d'un désastre imminent. »
 Photographie ©Thierry Guinhut. 2020 
Cette phrase me revient en mémoire. Je ne sais plus de qui est-elle exactement... Je pense à Oscar Wilde... Bien sûr, Venise est exquise, sa beauté est unique et peu résistent à l'ensorcellement - il y a quelques irréductibles - mais à trop s'identifier à sa magie, à s'imprégner jour après jour, année après année de ses charmes, on ne sait plus trop où on en est. Cet amour fou, (passion parfois violente et douloureuse), nous emprisonne et rend impossible toute relation qui n'impliquerait pas la cité lagunaire. On devient l'amant de Venise et les êtres que nous aimons doivent se confondre dans notre amour pour elle. Malheur à eux, car la ville nous possède tout entier. Nous lui appartenons corps et âme... Notre amour, notre tendresse, voire même notre désir de l'autre ne sont souvent qu'une pose. Parfois, souvent même, celles et ceux que nous aimons pourtant sincèrement, ne résistent pas à cette présence permanente qui fait briller notre regard. Tous finissent par prendre peur et s'enfuient. Nous restons alors tristement, face à l'ineffable beauté de la la lagune, sous l'emprise de ses reflets, de sa lumière, de son silence rempli de notre amour. Mais il ne s'agit peut-être qu'un simple décor de théâtre, une fantaisie rêvée... Alors, vivants en apparence, on se laisse porter, rejoignant la troupe innombrable de ceux qui sont morts à la réalité et avancent dans les rues de la ville et sur ses eaux, prêts à rejoindre Charon pour aller vers d'autres rives. Le désastre imminent dont parle l'auteur.
 
Les notes du "Guten abent, gute nacht" de Brahms glissent sur la scène où, sous un halo de lumière, Pierrot semble dormir tandis que sur l'horizon, défilent les dernières images de Mort à Venise, quand le professeur se dresse avant de s'affaisser, son univers, ses espérances, son amour s'écroulant soudain en même temps que son cœur explose dans sa poitrine, et ce pauvre Tadzio qui lentement montre l'horizon de son bras tendu... 
 
J'ai toujours imaginé que jouer ce rôle a dû être un enfer pour Bjorn Andresen. Son regard innocent, sa candeur et sa pureté auront été abimés par les regards concupiscents qui l'entouraient et l'idée de devenir une icône de la beauté adorée. Visconti n'avait-il pas cru nécessaire d'avertir son équipe : « On ne touche à l'enfant». Mon esprit dérive vers une paraphrase concernant ces lignes : « On ne touche pas à Venise » mais - esprit d'escalier, ceci est une toute autre histoire...

 
Je n'ai jamais aimé - ou bien alors seulement très peu de temps - quand mon adolescence s'était faite languissante, ce romanesque morbide et trop appuyé. Non, cela ne dura pas. Cela ne pouvait pas durer. Heureusement, une force plus éclatante que la mélancolie des pulmonaires qui adoraient venir mourir à Venise, dans une cité qu'on peut n'imaginer qu'en noir et blanc, me reprit au vol. J'étais né pour la Joie et la Joie a toujours paré Venise d'un éclat multicolore, un joyau rutilant de perles de bonheur et de diamants de lumière. Cela m'aura sauvé je pense, bien que certains adeptes de ce dieu nécrophage qui les appelle à se sacrifier à l'"Étoile morte", ceux dont le « luth constellé porte le Soleil noir de la Mélancolie »  croient que la rédemption passe par cet abandon mortifère.  
 
Mais s'il n'y avait pas eu ces mois de distance obligée, cet exil douloureux et tout ce temps passé à se réhabituer à l'autre monde, celui qui commence de l'autre côté du pont, aurai-je dépassé mes rêves ? Serai-je enfin parvenu à construire une autre réalité, celle qui accompagnera les derniers moments, l'ultime chemin ? Oui, finalement, c’est peut-être une opportunité. Cet exil forcé m'aura éloigné des quelques mauvais acteurs qui encombraient la scène, des êtres toxiques et sans consistance, bouffis d'orgueil, de prétentions et d'orgueil, des depuis-peu seulement snobs mais vulgaires surtout, impressionnante kyrielle de décadents, tristes personnages des deux sexes, âmes malpropres dont je n'osais m'éloigner - ils pullulent à Venise, comme ils pullulent à Capri, à Marrakech et dans d'autres lieux encore que la littérature a façonnés. J'en ai tellement croisé du temps de ma jeunesse et aujourd'hui encore...
 
 
Envisager avec du recul, par l’absence et la distance, mon rapport véritable à Venise... Tout  sauf une contrainte. Encore moins un chagrin. L’éloignement m’a fait comprendre qu’il m’est peut-être impossible d’y vivre vraiment. N’est-elle pas seulement peuplée des fantômes de ma jeunesse ? Peut-être n’y ai-je jamais cherché que ces senteurs doucereuses du passé que la distance dans le temps avait rendues idylliques ? Continuer de proclamer que Venise est un laboratoire, que toutes les facettes de l'avenir humain y est projeté depuis toujours et maintenant plus que jamais. Dire à qui veut bien m'entendre que Venise ne cesse de se construire et de se régénérer, que Venise est bien vivante et qu'elle survivra à notre bêtise et à notre inconstance. Nous les Fous de Venise, il nous faut désormais faire un choix : s'attacher au mât du navire comme Ulysse le fit, résister aux immondes sirènes et croire que les éléments seront domptés une fois encore, ou bien laisser la tempête tout emporter, nos vies, notre joie, nos rêves et nous laisser couler avec le navire.
 
Reconnaître que le naufrage est celui de la Sérénissime, comme aussi celui de la civilisation. Le faire comprendre à l'Humanité entière, n'est-ce pas le seul message ailé pour pouvoir, peut-être, sauver enfin Venise ?