30 août 2009

Boni qui n'aimait pas Venise

Curieux comme certains grands esprits ne parviennent pas à comprendre Venise et ne sont touchés par rien de ce qui nous émeut. Je lis en ce moment les "mémoires" de Boni de Castellane, célèbre dandy, figure emblématique de la société parisienne de la Belle-Époque.
 
Cet aristocrate brillant et cultivé, plusieurs fois député, éditorialiste, aux moyens longtemps illimités, passa à Venise un mouchoir sur le nez, ne relevant de son passage que quelques peintures qu'il trouva à son goût. Il ne songea jamais à y acquérir une maison, comme le firent de son temps les Polignac et d'autres grands aristocrates. Le Palais Rose qu'il fit construire à Paris, avenue Foch, fut certainement la dernière construction de cette ampleur jamais construite par un particulier. On y trouvait la copie conforme de l'escalier des Ambassadeurs de Versailles construit sous Louis XIV, et démoli sous le règne suivant. Mais il ne vit des constructions vénitiennes que leur côté sale et décrépi.
 
Voilà ce qu'il dit de Venise, visitée à l'occasion d'une croisière en Méditerranée qu'il fit avec sa femme, Anna Gould, la première milliardaire américaine à avoir épousé un aristocrate, en compagnie d'un groupe d'amis. C'est extrait de son livre «l'Art d'être pauvre» qui vient d'être réédité aux Editions Tallandier, dans la collection Texto :
« Après le classicisme de la Grèce, Venise me semble anarchique. Tout y est absurde : les demeures sont édifiées sur l'eau: les bâtiments sont ornés à leur base et surmontés de grands murs pleins, ce qui est contraire à toute logique; les trognons de choux, les chats morts, les moustiques règnent en maîtres; l'odeur est celle de l'égout et des pommes de terre frites.
Et pourtant Venise est comme le mal : elle est essentiellement attrayante. Dans les pays d'Orient, on admire l'architecture, la sculpture; à Venise, on ne remarque que la couleur. En Égypte et en Grèce, le sentiment religieux est à la base de toutes les conceptions; à Venise, les Tintoretto, les Tiepolo, et même les Carpaccio sont des décorateurs de palais plutôt que des mystiques ou des penseurs.
Venise n'est pas la ville de l'amour, tandis que la passion doit y jouer un grand rôle. On y entrevoit George Sand et lord Byron, mais non Juliette, Aricie ou Chloé.
Venise devrait être habitée avec somptuosité et luxe. Il faudrait que les gondoles fussent dorées, que des objets d'art remplissent les palais. Or, elle se trouve aujourd'hui la proie des décavés qui trouvent là des appartements moins chers qu'à Paris et pour lesquels l'originalité de l'endroit tient lieu de beauté véritable et d'art.
Une chose toutefois y est incomparable et rend belles toutes ces anomalies : c'est l'atmosphère. La ville semble faite en or et l'on croit toujours la voir à travers un saphir clair.
Les gens qui y vont se croient obligés d'y éprouver de grandes sensations.
Moi aussi, j'ai subi son charme, mais surtout à travers Guardi, Longhi et Canaletto. Ma raison s'y révoltait. L'équivoque seule domine dans ce bijou de l'Adriatique.»
 
8 commentaires:
Venise86 a dit…

Sourire .... Il dit ne pas l'aimer et pourtant il en décrit tout le charme indicible "Et pourtant Venise est comme le mal : elle est essentiellement attrayante"... Agacé le monsieur d'une attraction non raisonnée et non raisonnable ? Merci pour le portrait d'automne !

Gérard a dit…

Quel nez !
Il a senti .
Un snob , quoi .
http://www.youtube.com/watch?v=vlUqOVLEsQg

douille a dit…

Il y avait donc déjà des provocateurs à l'époque...

Lorenzo a dit…

Et des snobs ! Mais quelle élégance. je vous invite à lire son livre, c'est un régal pour ceux qui s'intéressent à cette période finalement mal connue dite "Belle Époque".

Michelaise a dit…

Paradoxale en effet cette diatribe qui dénonce un malaise, genre attraction-répulsion !
Mais si juste par endroits :"Les gens qui y vont se croient obligés d'y éprouver de grandes sensations"

Lorenzo a dit…

Relire Henry de Régnier et son judicieux conseil : soyez vous-même à venise et vous l'apprécierez au mieux !...

Anonyme a dit…

Des gondoles dorées? Quel kitsch!
Anne

Gérard a dit…

http://www.canalacademie.com/Boni-de-Castellane.html
Excellentissime .
Une page de notre Histoire .
Qui , quoi qu'on en dise , est quasiment impossible à tourner .
L'histoire de France , un truc étonnant : surtout de nos jours !
Merveilleuse République légitimiste .