24 novembre 2012

A Venise, des bonheurs au quotidien

Ces lignes ont été corrigées en écoutant Matthias & Chloë, un air composé par le compositeur britannique Mark Orton pour le film The Old Lady. vous pouvez l'écouter ICI pour accompagner votre lecture

Dans un monde qui bouge plus vite que son ombre, où les repères volent en éclat, il est des détails sans importance qui font du bien. Il suffit de savoir regarder autour de soi, prendre le temps et surtout, se détacher des tensions et des bruits qui saccagent notre tranquillité. Venise en dépit de ses problèmes reste un endroit idéal pour se ressourcer, regonfler ses batteries. L'air, la lumière, les œuvres d'art y sont bien entendu pour beaucoup ; cependant c'est autre chose, qui n'existe dans une autre ville au monde. 

Tramezzinimag, vous le savez, y revient souvent : l'absence de voitures et de motos. Les seules roues qui foulent les dalles des rues sont celles des chariots de livraison, des valises trainées par les touristes - ce petit bruit si caractéristique devenu un des sons de la ville presque au même titre que les cloches des campaniles - et les poussettes des mamans. J'allais oublier les chariots à provisions des dames vénitiennes. Pour le reste, à Venise on glisse sur les eaux calmes des canaux, on monte et descend les marches des ponts. La nuit ce ne sont que des bruits de pas qui nous parviennent de la rue. J'essayais d'expliquer cela à des enfants d'un collège qui m'avaient invité pour leur parler de la vie à Venise. La musique de Vivaldi fut un moyen de leur faire comprendre l'incroyable et unique adéquation entre la ville et le rythme que sa topographie impose aux habitants et d'où découlent tous les codes qui permettent depuis des siècles de vivre naturellement dans un lieu qu'on peut qualifier de contre-nature. Pourtant être réveillé par le chant d'une mésange ou par le cri d'un portefaix, ouvrir sa fenêtre et laisser pénétrer dans la chambre le parfum de la mer et la litanie des cloches nous rapproche des sensations merveilleuses d'un matin en bord de mer ou à la campagne.


De là à dire que Venise est un village, il n'y a qu'un mot. Effectivement son organisation et sa structure furent celles d'une capitale puissante et grouillante de vie. Il y eu plus de 100.000 habitants dans la cité des doges. On compte aujourd'hui à peine un peu plus de 50.000 habitants. Il faut traduire 50.000 personnes qui dorment la nuit entre ces murs séculaires et vivent là chaque jour. Parce que chaque jour débarquent des milliers de visiteurs. Ce tourisme pendulaire - les hordes - remplit les rues et donne l'illusion que Venise est encore une grande ville. La métropole qui attira pendant des siècles le monde entier, marchands, aventuriers, mercenaires, ne reçoit plus guère que les touristes. C'est parfois encombrant pour les vénitiens. Aller chercher son pain, un morceau de viande ou un tube de dentifrice est souvent compliqué. Et fatigant. La cohorte des visiteurs qui obstrue les rues dès les premières heures du matin, les commerces de proximité qui se transforment en étals de verroterie made in China, les transports en commun encombrés et les osterie typiques qui disparaissent les unes après les autres où se transforment en restaurant folkloriques... J'entends déjà les critiques acerbes sur ma litanie anti-touristes. Les pauvres n'y sont pour rien, ce sont les voyagistes qui les transforment en gogos pressés à qui on ne laisse pas grande liberté. Combien ont l'opportunité de sortir des sentiers battus, de se perdre dans la ville et de humer sa véritable atmosphère ? Mais revenons à notre sujet favori, les petits riens qui rendent la vie bien plus agréable.

Dans ce registre justement, j'ai aimé ce petit communiqué de presse reçu récemment en provenance de la municipalité : un couple d'octogénaires français a choisi de réitérer ses vœux prononcés il y a 70 ans à Venise. Après la cérémonie en mai devant le maire de Nevers, c'était en septembre au tour Venise, où ils se rendent chaque année depuis trente ans, de les recevoir en grande pompe dans les salons de la Ca'Farsetti. Jean Kordé, âgé de 92 ans et son épouse, née Liliane Dauvergne qui a 87 ans, ont été fêtés par la municipalité qui leur a remis un parchemin pour marquer l'évènement ainsi qu'un tableau. N'est-ce pas un joli petit rien que l'évocation de cet amour de platine ? 

Il est facile de trouver la vie belle quand on arpente par une douce soirée d'automne ou de printemps les Zattere ou les Schiavoni. Les touristes sont partis pour la plupart et flâner au bord de l'eau redevient un plaisir. Tard le soir, quand les derniers orchestres de la Piazza ont remisé leurs instruments et que tous les cafés sont fermés, on découvre avec bonheur une place déserte et silencieuse. le bonheur. Bonheur aussi de marcher au hasard des ruelles sans trop savoir vers où diriger nos pas. Laisser faire le hasard. Là aussi, la nuit transforme les lieux. Nos pas résonnent. on croise parfois une ombre , un chien pressé, des noctambules qui rentrent chez eux. Les vénitiens se couchent tôt. C'est qu'il y a beaucoup à faire. Au petit jour déjà, la vie reprend ses droits et la cité s'anime. Au palais Venier dei Leoni, où flotte toujours la présence de Peggy Guggenheim, des femmes et des hommes du musée préparent la nouvelle exposition. L'accrochage est un art et les œuvres sont précieuses. Les mains gantées de blanc, on plante des clous, on colle les cartels. Tout doit être d'équerre et proprement posé. Travail délicat s'il en est. Bientôt, quand les femmes de ménage auront tout nettoyé, ce sera le temps du prosecco bien frappé et des petits fours pris d'assaut par la foule habituelle des vernissages. Les lieux se rempliront d'une foule avide dont on se demande parfois si elle jette seulement un regard aux tableaux présentés tant elle parle fort en tournant devant les buffets.

Dehors, sur le grand canal l'animation est à son comble, vaporetti, barques de livraisons, ambulances, gondoles... une foule d'embarcations parcourt la plus belle avenue du monde dans tous les sens. C'est beau ce trafic, ces bruits, ce mouvement comme dans les tableaux de Canaletto ou de Guardi. Partout l'eau scintille comme si des centaines de gemmes de différentes couleurs flottaient à la surface. Une sirène vient troubler l'harmonie des sons qui fait s'envoler une bande de mouettes agacées. Des touristes japonaises toutes excitées photographient un couple de mariés en gondole qui passent devant la Salute. Soudain les cloches sonnent à toute volée. Il est déjà midi. Le soleil se voile en un instant : un navire géant dont la blancheur ne parvient pas à atténuer la laideur, cache un instant la lumière sur la pointe de la douane. Haut de six étages au moins le paquebot s'éloigne dans un nuage de fumée noire et nauséabonde. A bord une foule contemple une dernière fois les façades de la piazzetta, le palais des doges, la Marciana et derrière San Marco. Indifférents, les vénitiens poursuivent leur chemin. C'est l'heure d'une ombra, puis viendra le déjeuner. Donna Leon, un cabas à la main, passe rapidement devant des touristes qui ne la reconnaissent pas. Dans son esprit le commissaire Brunetti a déjà entamé de nouvelles aventures. Un gros chat tigré a l'air réjoui, le dénommé Gastone l'attend au coin de la rue. C'est le chat de ses voisins mais comme tous les chats, il aime bien la compagnie des écrivains.


Voyez-vous, ce sont ces petits riens du quotidien, qui rendent Venise unique. Délicieux poison que cette musique, qu'il suffit d'avoir entendue une seule fois pour ne plus être le même. Comme ces airs qui nous touchent soudain sans qu'on sache pourquoi et qu'on n'oublie plus, qui nous remplissent résonnent le cœur à jamais. Venise nous transforme en esclaves de sa beauté et fait de nous des exilés quand par malheur nous nous éloignons d'elle trop longtemps. mais au retour, une fois la clé tournant dans la serrure, les volets ouverts et les valises posées, tout redevient comme avant, comme si nous n'étions jamais partis. Venise nous reprend aussitôt et l'émotion à chaque fois se renouvelle avec la même densité, la même joie ineffable, celle des premières fois.