"C'est  une vérité universellement reconnue qu'un célibataire pourvu d'une  belle fortune doit avoir envie de se marier, et si peu que l’on sache de  son sentiment à cet égard, lorsqu’il arrive dans une nouvelle résidence  , cette idée est si bien fixée dans l’esprit de ses voisins qu’ils le  considèrent sur le champ comme la propriété légitime de l’une ou l’autre  de leurs filles." C'est ainsi que débute le roman de Jane Austen, "Orgueil et préjugés" qui a marqué mon adolescence. 
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Seul français perdu dans un collège néo-gothique à Watford, dans les environs de Londres et qui servit quelques années plus tard de décor à un épisode de "Chapeaux melons et bottes de cuir" et aussi au film des Pink Floyd "the wall" (!), j'étais terriblement esseulé. Le roman, découvert par hasard, me passionna. Je revois encore le petit studio réservé au prefect Simon Warr qui dirigeait notre maison, Cadogan House.  Connaissant mon désarroi de frenchie perdu dans cet univers ultra fermé  qui me tolérait à peine, il m'autorisait chaque nuit à quitter le  dortoir pour m'installer dans ce petit bureau qui sentait bon le cuir et  la lavande. La fenêtre à guillotine donnait sur le jardin du  quadrangle. Vautré sur un vieux sofa, je lisais jusqu'à n'en plus  pouvoir... .
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Quelques années plus tard, à Venise, j'ai rencontré un vieil anglais qui fut longtemps bibliothécaire au Royal College de Watford où j'ai trompé l'ennui de mes quatorze ans. Il descendait à la Calcina, sur les Zattere. Juste en face de la terrasse du Cucciolo où j'avais mes habitudes. Un jour que nous prenions notre macchiato quotidien,  je vis s'avancer cet homme que je reconnus aussitôt. Je me présentais.  Il ne se souvint pas de moi mais à l'énoncé des noms de mes camarades de  Cadogan House, il se rappela le petit français un peu gauche  qui avait rejoint l'école vers la mi-septembre et passait presque tous ses  après-midis dans la grande bibliothèque quand les garçons faisaient l'exercice en uniforme où se rendaient en cours de sciences. Il me fit adresser la revue du  collège. 
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Nous  nous sommes écrit quelques temps. Puis plus rien. Le brave homme est  certainement mort, le collège de garçons a fermé ses portes, faute de  subventions et d'élèves au plus noir des années Thatcher...  La revue a cessé de paraître et ce temps qui fut pourtant le seul véritable  enfer de mon adolescence, remplit mon cœur de nostalgie aujourd'hui. Simon Warr  s'est rendu célèbre récemment en jouant son propre rôle de professeur de lettres  dans une émission de télé-vérité diffusée au Royaume Uni (sur Channel 4 je crois),  où des jeunes gens sont enfermés dans un pensionnat des années 50 et  filmés 24 h sur 24 pour le plaisir des voyeurs que sont devenus les  téléspectateurs britanniques.