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06 novembre 2024

Fortuny, un prince de l'esthétique à Venise

Début des années 80, le commencement de l'hiver à Venise. A l'époque les étudiants ne disposaient pas d'autant de lieux qu'aujourd'hui pour se retrouver après les cours et le soir tout fermait rapidement. Dès 18 heures une chape de brume et de silence recouvrait la ville. C'était envoûtant mais parfois désespérant pour les jeunes gens que nous étions. Quelques établissements cependant restaient ouverts tard, mais au vu du public qui les fréquentait, l'addition était vite salée. Le Haig's, près du Gritti, le Cherubin' à San Luca... Il y avait aussi - plus abordable - le Corner pub, à San Vio, qui existe toujours. Ailleurs, les bars baissaient leur rideau dès la tombée du jour. Je connaissais encore peu de monde, quelques étudiants, surtout ceux de mon cours à la Dante Alighieri pour parfaire mes connaissances en italien. Surtout des étrangers. Je désespérais de frayer avec mes condisciples italiens et je n'avais encore aucune relation avec des vénitiens en dehors de Gabriele avec qui je travaillais chez Biasin et du plus jeune fils de l'aubergiste, Federico. 
 
C'est au Cherubin que je rencontrais par hasard un groupe de vénitiens de mon âge. A l'époque je fumais des Craven A, cigarettes de tabac blond au goût délicieux munies d'un faux-filtre qu'on vendait dans un emballage de carton renforcé rouge et blanc que je trouvais fort élégant. C'étaient déjà les cigarettes que fumaient mes parents. Je ne sais pas ce qu'un psychanalyste en déduirait, mais cela avait attiré l'attention du petit groupe. 
 
Ils étaient quatre ou cinq dont deux filles ravissantes déjà croisées du côté de Santa Margherita. J'avais remarqué leur allure, nonchalante autant que décidée, qui me rappela aussitôt ma bande d'amis laissée en France, Nicolas, Antoine, Didier, Marie-Laure et les autres... Ceux que nous appelions à Sciences-Po la bande de Cognac car ils venaient tous de Charente, filles et fils de familles liées à la production de ce nectar.
 
Ils n'avaient plus de cigarettes, j'avais un paquet à peine entamé. J'en offris. Ils me payèrent un second verre. La soirée fut drôle, mes nouveaux amis sympathiques. Parmi eux, l'une des filles et son copain étaient en Histoire de l'Art à San Sebastiano. Tous deux travaillaient au Palais Fortuny que je n'avais visité qu'une fois. Quand il fallut partir, rendez-vous fut pris le lendemain pour visiter cet endroit magique, à l'époque peu connu.  C'est ainsi que j'eus droit à une visite du palazzo de fond en combles. Dès lors, je ne ratais plus aucun vernissage. 
 
J'ai eu ainsi la chance de pouvoir me promener partout comme quelques années plus tard nous le ferions au Mocenigo - prenant le thé dans l'un des salons - avant que les lieux soient finalement ouverts au public. Privilège dont je n'avais pas conscience à l'époque. Mais cela est une autre histoire.
 
Palazzo Dario. © Gunter Derleth /Venice,Camera Oscura, 2000.Tous Droits Réservés

...Raconter que nous restions parfois très tard à papoter au début de l'été assis sur les marches de l'escalier intérieur...Que nous avions la possibilité d'ouvrir toutes les portes, de visiter mêmes les lieux non ouverts au public... Cela parait impossible aujourd'hui, où tout est verrouillé, clos, protégé, surveillé à l'image du monde et des esprits... La plupart des pièces sentaient la poussière, les tiroirs étaient gorgés d'objets abandonnés, témoignages d'une vraie vie, « une vie d'avant » comme disait ma fille Alix petite pour parler des lieux qui la faisaient rêver... Beaucoup trouvèrent depuis un nouvel emplacement, plus cinégénique quand le palais prit vraiment l'allure d'un musée. J'ai eu la même impression en visitant un jour la Ca'Dario et son jardin. Il restait peu de mobilier à l'époque, mais certaines pièces étaient encore garnies avec des meubles hétéroclites, quelques coussins de velours fanés ou de soie brûlée et le jardin très encombré. Il y avait un système pour actionner la porte au grillage de bois qui permet d'accéder à la petite allée qui mène au ponton sur le grand-canal, entre le palais Dario et son voisin la Ca'Barbaro-Walkoff. Le gardien du Dario nous laissait rentrer, trop heureux d'avoir de la compagnie. Je ne sais plus par qui ou pour quelles raisons nous avions pu disposer de ce privilège, banal certes, mais qui me semblait précieux alors. Nous y allions souvent. Une autre époque, nous abordions les années 80 où tout allait changer. Je raconterai un jour les nombreuses fois où nous nous sommes faufilés dans des lieux abandonnés ou fermés, des étages interdits et des greniers fantastiques...
 
By Courtsey of © Vittorio Sgarbi, edizione FMR, 1984.

Mais revenons à Mariano Fortuny, (1871-1949), cet esthète hors-pair. Comme son père il peignait, comme son père il était plein de talents et d'idées, et... d'entregent. 
« Les hommes et les femmes de la Renaissance» sont rares qui vécurent après le XVIe siècle jusqu'aux temps modernes. Et lorsqu'ils honorent le siècle de leur présence, ils sont exceptionnels ! C'est le cas de Mariano Fortuny y Mandrazo, de l'entreprise éponyme Fortuny. Artiste, designer, photographe, graveur, architecte et peintre, il est arrivé à Venise en provenance de Grenade, à la fin du XIXe siècle, à l'époque où la ville était l'une des plus riches du monde, et il a fini par créer un empire textile.»
La légende veut qu'à son arrivée dans la Sérénissime, le jeune artiste ait été instantanément séduit par la lumière magique de la ville, par sa palette de couleurs époustouflantes. Il passait des heures terré dans le grenier du Palazzo Martinengo (depuis Palazzo Fortuny) à expérimenter les pigments, les couleurs, à étudier la lumière , les ombres et la photographie. Ces jeux combinés et le fait de suivre les traces d'une longue lignée d'artistes familiaux, (son arrière-grand-père, son grand-père, son oncle et son père), ont permis à Mariano Fortuny de créer une usine de textile et d'impression sur soie à qui il donna son nom. Les lecteurs de Tramezzinimag savent tous que l'entreprise existe encore aujourd'hui. 
 

Venise était sa muse, la haute société devint vite son terrain de jeu et la plupart de ses acteurs - dont les meilleurs, tous célèbres et brillants comme Gabriele D'Annunzio, l'actrice Eleonora Duse et l'écrivain Hugo von Hofmannsthal - étaient ses amis. Sa créativité s'enrichit ainsi de tous leurs échanges. L'une de ses inspirations les plus lyriques est venue du concept de Gesamtkunstwerk de Richard Wagner, cette synergie fondamentale qui regroupe tous les arts que le créateur doit maîtriser pour élaborer un opéra, l'écriture et la musique bien évidemment, mais aussi les techniques scéniques, les décors, les costumes, l'éclairage et la conception architecturale du théâtre... Fortuny, enhardi par cette idée qui s'alignait également sur les pratiques esthétiques de la Grèce antique, a supervisé les moindres détails de ses créations, du développement des couleurs exactes de ses propres pigments à la création de ses propres chevalets, en passant par la conception de ses propres blocs pour l'impression des motifs textiles, des motifs uniques et facilement distinctifs qui peuvent être imitées mais n'ont jamais la perfection des créations pures du maître.. 
 
 
Les teintures et les pigments caractéristiques de la marque (impossibles à reproduire) ont été créés grâce à des techniques traditionnelles, inventées par les tisserands vénitiens, en tenant compte aussi des conditions climatiques uniques de la cité des doges. Fortuny a été fortement influencé par la lumière, les reflets et les couleurs hypnotiques de la ville, ces tons qui passent du jade à l'émeraude en passant par le bleu unique des eaux des canaux au printemps, ces effets de clair-obscur de l'hiver vénitien, en passant par les teintes chaudes et scintillantes des ciels d'été vénitiens... À l'époque, les Vénitiens superstitieux racontaient que le créateur avait recours à la magie et à la sorcellerie pour réaliser ses créations oniriques. Inventeur infatigable, l'artiste a déposé plus d'une douzaine de brevets pour ses tissus, ses papiers peints, ses lampes et ses créations vestimentaires, dont le fameux tissu plissè. Il est l'inventeur d'un système d'éclairage théâtral indirect et son fameux lampadaire crée en 1907 demeure un must. (1) 

La fameuse robe Delphos, créée en 1920

La robe Delphos, la plus célèbre création de Fortuny avec son épouse Henriette Negrin, a choqué le monde de la mode lors de sa sortie en 1930. Décrite par Marcel Proust comme « fidèlement antique mais nettement originale », cette robe plissée, simple et ajustée, était aussi scandaleuse que douce. Réalisée en soie ou en velours dans une gamme de couleurs chatoyantes, Fortuny a enfilé des perles de verre de Murano sur des fils de soie pour donner du poids à la robe et maintenir sa forme en place. Mais où est le scandale, vous demandez-vous ? Il voulait que la robe soit portée sans corset ni gaine, à même le corps. « seulement le strict nécessaire », à la Rose McGowan. La valeur actuelle d'un modèle original tourne autour de 30.000 dollars... La robe a été adorée et ornée par de nombreuses personnes au cours du siècle dernier, dont Peggy Guggenheim, l'actrice Lauren Bacall et l'intellectuelle Susan Sontag pour ne citer que les plus célèbres. 
 
Quelques conseils de lecture pour ceux qui veulent aller plus loin que ce long verbiage, voir Note 2, ci-dessous.
 
 Isadora Duncan et sa fille adoptive Irma,  en robes Delphos, en compagnie deSergei Yesenin 1922.

Aujourd'hui, les visiteurs peuvent découvrir l'incroyable talent de Fortuny et ses chefs-d'œuvre dans les salles du Palazzo Fortuny, son ancienne maison et son atelier dans un cadre datant du XIIIe siècle. L'usine et la salle d'exposition des établissements Fortuny, situés sur le canal de la Giudecca,  continuent de présenter au monde entier des tissus luxueux en utilisant les mêmes machines et les mêmes méthodes secrètes employées il y a plus d'n siècle. Bien que les visiteurs ne soient pas autorisés à pénétrer dans l'usine (secret de fabrication oblige !), ils peuvent visiter la salle d'exposition, le magasin et les jardins adjacents sur rendez-vous. 
 

© Montage Tramezzinimag 2022 - Tous Droits Réservés.


Notes :
 
1 -  Considéré par beaucoup comme l'un des produits d'éclairage les plus innovants et les plus remarquables de son époque, le lampadaire Fortuny est monté sur un trépied et conçu pour diriger la lumière vers l'intérieur de l'abat-jour (les designers faisaient l'inverse avant l'invention de Fortuny), ce qui permet d'obtenir un effet de projecteur de lumière et d'obtenir un doux flot de lumière. Aujourd'hui encore, cette lampe est considérée comme une icône contemporaine et intemporelle.
 
2 - Pour en savoir plus :
    - Gérard Macé, Le Manteau de Proust, éditions Le Bruit du Temps, 2014.
    - Marcel Proust, La Prisonnière, Gallimard.
    - Venise, Histoire, Promenades, Anthologie & Dictionnaire sous la direction de Delphine Gachet et Alessandro Scarsella, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2016. (pp.552-562, 975-976, etc.)
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21 juin 2024

L'ultime dogaresse ou la Narcisse magnifique

L
es lecteurs de Tramezzinimag ont déjà souvent entendu parler des Morosini, cette vieille et importante famille patricienne de Venise. Une légende familiale les fait descendre du célèbre roi des huns, Attila. Des généalogistes affirment qu’ils sont issus de marchands venus de Mantoue. Leur fortune fut immense et leur gloire, comme leur réputation furent très tôt reconnues et ils participèrent en 697 à l’élection du tout premier doge, Paolo Lucio Anafesto. Mais ont-ils entendu parler de l'impressionnante Annina Morosini ? Une histoire à faire étouffer de rage un lecteur du nom de personne ! (1)
 
Ils participèrent donc très tôt à la vie publique de la Sérénissime et lui donnèrent pas moins de huit doges ! : Domenico en 1147, Marino en 1249, Michele en 1382, qui mourut de la peste et ne régna que quatre mois et Tommaso en 1414,  Pietro en 1474, Giovanni en 1478, lui aussi mort de la peste et qu’on enterra dans la plus grande clandestinité par peur de la contagion. Le XVIe siècle vit monter sur le trône de San Marco, en Alvise Ier, grand intellectuel, sous le règne duquel eut lieu la fameuse bataille de Lépante et qui reçut en grande pompe le roi Henri III revenant de Pologne pour coiffer la couronne de France, son descendant Alvise II fut le premier doge du XVIIIe siècle qui parvint à faire vivre la république en paix tout au long de son règne en dépit de la guerre entre les espagnols et les français. Alvise III, communément appelé Sebastiano, fut élu en 1722. Lui aussi grand pacifiste, qui sut maintenir la neutralité de Venise. On lui doit le pavement de la Piazza et la construction du dernier Bucentaure, la somptueuse galère dogale que Buonaparte fera brûler, non pas pour détruire un symbole (contrairement à la légende tellement surfaite du caporal corse), mais pour en récupérer l’or qui recouvrait la coque et les sculptures du navire. Le dernier de la famille à coiffer le corno, antépénultième souverain de la République (il y en eut 120 entre 697 et 1797, soit 11 siècles !), le transparent Alvise IV, régna de 1773 à 1778. La famille donna aussi au cours des siècles à l’Église, un grand nombre de prélats, dont trois cardinaux et un patriarche de Constantinople. (2)
Le palais Morosini Da Mula sur Canalazzo
Longtemps après la chute de la République dépecée et ruinée par Buonaparte et par les autrichiens, un autre membre de l’illustre famille fit briller à nouveau le blason de la famille. C’est par son mariage avec le N.H. Michele Morosini, comte de l’Empire d’Autriche, que Anna Sara Nicoletta Maria Rombo est devenue une Morosini. Dite Annina en famille, elle était issue d’une famille de la grande bourgeoisie génoise et naquit à Palerme en 1864. Son père était un des principaux actionnaires de la Banque d’Italie. La petite fille grandit dans le deuil de ses deux aînées, mortes très jeunes, l’une de diphtérie, l’autre de consomption, avec une mère dépressive qui reporta ses attentes et ses soins sur la seule enfant qu’il lui restait.

C’est avec ce poids que l’enfant débarqua avec ses parents à Venise, son père y ayant été nommé gouverneur de la Banque d’État. Elle raconta souvent bien plus tard combien ces années furent difficiles, avec une sorte de chape de tristesse et de silence qui recouvrait la demeure familiale. Cela renforça son caractère et fut peut-être la cause de sa détermination d’être heureuse et l’origine de sa forte personnalité. « Je voulais faire tout mon possible pour satisfaire les ambitions de ma chère mère » écrivait-elle à dans une lettre à une amie qui devait devenir mon aïeule.

Annina devint une des plus jolies jeunes filles de Venise. Gracieuse, elle était élancée, très claire de peau, elle était brune avec des yeux verts qui ne laissèrent indifférent aucun jeune homme. Ils avaient la réputation de changer de nuances selon la lumière. La grâce personnifiée. Très vite, les calle qui entouraient la demeure familiale devinrent un but de promenades des jeunes messieurs de la bonne société vénitienne. Les jours de réception de sa mère, bon nombre des dames venaient accompagnées de leur fils. Les prétendants se firent nombreux.


Celui qu’elle choisit – avec ses parents – était un beau jeune homme issu d’une des plus grandes et nobles familles de la noblesse vénitienne. Michele Morosini, dit Gino en famille, descendait en ligne directe (la famille Morosini eut de nombreux ramages) du doge Francesco dit le Péloponésiaque (1618-1694). Il avait peu de fortune, mais le titre et le rang, ce qui manquait aux Rombo, très riches mais seulement (grands) bourgeois. 
 

robe de mariée maison Worth
Le mariage eut lieu en 1885. Annina avait 21 ans. Ce fut le mariage de l’année dont le monde entier parla. Un mariage royal, mais après tout Gino  ne descendait-il pas des doges, deux femmes de son sang ne furent-elles pas reines à la fin du Moyen-Âge, l’une coiffant la couronne de Hongrie et l’autre de Serbie ? La mariée portait une somptueuse robe dessinée à Paris par Worth, Venise    était en liesse comme aux heureux temps de la République. C’était bien le mariage d’une dogaresse, surnom dont elle fut affublée très vite, sans aucune nuance péjorative. Elle était tellement jeune, tellement jolie. Le jeune couple s’installa à la Ca' d'Oro. De cette union naquit une fille, baptisée Morosina. Mais en dépit des meilleurs auspices, ce ne fut pas un mariage heureux. Gino Mosorini supportait mal les mondanités, c’était un bel homme, cultivé, intelligent mais très réservé, timide qui n’aimait pas les fêtes et les relations superficielles. Ma grand-mère disait que le sang de bien des familles vénitiennes était fatigué et l’esprit des descendants des valeureux fondateurs de la Sérénissime affaibli. Morosini quitta femme et enfant pour s’installer à Paris.
 
Restée seule, elle quitte la Ca d’Oro pour le très agréable palazzo Da Mula, dont la façade a été immortalisée par Claude Monet. Appelée la Dogaressa, seule et libre de toute attache, se mit à vivre et à agir comme telle, participant activement à la vie sociale de la ville. Son salon devint rapidement le point de mire de la vie mondaine de la Sérénissime. Elle organisa jusqu’à la seconde guerre mondiale des fêtes restées légendaires. Ses grands bals costumé, celui de la Saint-Sylvestre, comme celui de la fête du Rédempteur étaient courus par toute la société vénitienne et beaucoup d’étrangers s’y pressaient. Elle y faisait se produire les plus grands artistes européens, les meilleurs orchestres européens jouèrent à ses soirées.
 
Parfaite hôtesse, elle tenait son rang avec grâce et rigueur, se comportant toujours comme une reine sait le faire. C’est ainsi qu’elle s’attira l’amitié et le respect des monarques du monde entier. La liste est longue de toutes ces têtes couronnées qui vinrent chez elle, de l’empereur d’Autriche au Shah de Perse... « Devant son charme, des hommes importants s'inclinaient, parmi lesquels l'empereur allemand Guillaume II et Gabriele D'Annunzio. » explique un biographe : en 1894, elle rencontre le Kaiser, de passage à Venise où il rencontra le roi Umberto Ier. L’empereur passant sous son balcon fit arrêter le bateau des souverains pour monter la saluer ; Il eut cette phrase impériale « Je m’incline devant le soleil » en claquant ses talons comme les allemands savent le faire. Il s’attarda et avec sa suite sortit sur le balcon en compagnie de la comtesse. Fervente monarchiste, elle ne pouvait qu’en être ravie et son amitié pour le kaiser ne se démentit pas, même après la chute de l’Empire des Hohenzollern.
 
En 1896, elle fit la connaissance de Gabriele d’Annunzio, le Vate. Pris à son charme, lui vouant une admiration sans bornes, il l’appelait « La Beauté vivante ». Avec l’écrivain aussi, une profonde amitié naquit qui dura et a duré jusqu'à la mort de D’Annunzio. Ils échangèrent de nombreuses lettres. Pourtant, bien que parlant plusieurs langues, lisant beaucoup et sachant se tenir et parler, Annina avait la réputation de n’être pas très cultivée ni curieuse intellectuellement. Il faut bien que chez les sots et les envieux, on trouve à redire devant autant de perfection.


Ma grand-mère me raconta qu’en 1913, la comtesse, aidée par sa fille et son gendre, organisa dans sa villa de Trévise, un grand dîner en l’honneur de la duchesse douairière d’Aoste, Son Altesse Impériale et Royale était arrivée quelques jours auparavant. Parmi les invités, toute l’aristocratie vénitienne, mais aussi la grande-duchesse Vladimir et le grand-duc et la grande-duchesse Cyrille de Russie, le duc et la duchesse de Manchester, des artistes, des écrivains. Le dîner fut joyeux. Il y eut le lendemain une bagarre entre des ouvriers sardes ou génois et des vénitiens sur un campo. Les ouvriers s’étaient moqués de la comtesse et de tous ces aristocrates prétendant que la rumeur courait qu’ils faisaient des choses peu convenables lors de ces diners. Les vénitiens témoins de ces propos virent rouge et tombèrent comme un seul homme sur ces types qui se permettaient de critiquer « leur » comtesse. De tout temps, les vénitiens adorent ces fêtes qui rappelaient une époque révolue comme du temps où la pompe et la magnificence de la République était affaire d’État et cause publique. Les ouvriers sardes auraient mis en pièce sans l’intervention des carabiniers ! On ne voyait rien d’injuste dans ces fêtes. Narcissique et fière de sa liberté et de son rang, la Dogaressa ne se montrait jamais arrogante ou méprisante.

 La fantasque marquise Casati
Elle avait pourtant des tas d'occasions pour se montrer cassante. Comme avec la célèbre marquise Casati. C’est à la Casetta Rossa, chez D’Annunzio que la comtesse Morosini fit sa connaissance. Bien que voisines, les deux femmes n’avaient jamais eu l’occasion de se rencontrer. Lorsque le maître de maison fit les présentations, la Casati, de vingt ans plus jeune que la Dogaressa, lui dit: « Quand j'étais enfant, mon père me parlait de votre célèbre beauté ». Ce à quoi la comtesse répondit calmement, en souriant : « Sans remonter aussi loin, ma chère, votre mari me parlait de la vôtre tous les soirs ». Ce qui montre à quel point elle est restée belle –  - jusqu'à un âge avancé ;
mais aussi combien elle avait de l’esprit et qu'il restait très vif... Elle confiait volontiers à son entourage que son secret consistait de rester une fois par semaine 24 heures d’affilée dans son lit et de pratiquer un jeûne complet. Elle prétendait avec un certain humour que le fait d’avoir eu de nombreux amants tout au long de sa vie contribua à lui conserver plus longtemps que de raison, sa jeunesse... Ces propos renforcent l’idée que cette femme était d’un narcissisme éhonté ! De jeunes officiers, des nobles, des hommes de lettres, des artistes sont passés dans sa vie. Pourtant, elle avouait avoir rarement vécu une vraie relation amoureuse. « Ce que j'aimais le plus, c'était le goût de la conquête et d'être courtisée par de beaux hommes » lui fait dire son biographe.
Elle resta jusqu’à la fin une grande dame. Dans une Venise devenue indifférente, elle se laissa rattraper par la vieillesse, ne recevant plus que quelques intimes, sortant peu et ne se montrant plus du tout en société. Un matin, sa femme de chambre la trouve immobile dans son lit, paralysée et incapable d’articuler une phrase, Elle survécut une semaine à cette attaque d’apoplexie, ne prononça plus un mot, même à la comtesse Louis de Robilant, sa fille venue à son chevet. La plus belle femme de Venise s’éteint le 10 avril 1954. Elle avait 89 ans. La Dogaressa repose au cimetière de San Michele, dans la chapelle de sa famille.
 
 

Notes :
1  Pendant la rédaction de ce billet, j’ai repensé à un lecteur inconnu qui, en 2006, avait laissé un commentaire assez négatif et méprisant. Sous le pseudonyme de ich bin niemand (je ne suis personne), il critiquait les chroniques de Tramezzinimag mais le lisait quand même. je me demande parfois ce qu'il est devenu presque 20 ans après nos échanges qui furent assez virulents. Je n'ai jamais découvert qui se cachait derrière ce je ne suis personne. Je me demande ce qu'il a pu devenir. Toujours vendeur de pizza cultivé, arrogant et méprisant ? Tout le contraire de la comtesse Morosini. Je dédie donc ce billet à ce nessuno qui a pris vingt ans lui aussi mais lit peut-être encore et toujours notre misérable site, avec la même colère et la même hargne. Lui rappeler que Tramezzinimag existe toujours et garde des lecteurs fidèles, en rien agacés par «mon édifiante weltanschauung». Les improbables duchesses le saluent.
 
2  voir le billet sur les doges de Venise :

16 mai 2024

Venise vue par le commissaire Brunetti

Donna Leon ©Gaëtan Bally, 2022 - Tous Droits Réservés. 
 
Publié en 2012 par Argoul(*) sur son site (ICI), ce texte est le meilleur jamais trouvé consacré aux aventures de l'inénarrable commissaire Brunetti, le héros inventé par l'helveto-américaine Donna Leon, qui fêtera ses 82 ans le 28 septembre prochain. Traduits dans pratiquement toutes les langues, à l’exclusion de l'italien (sur la demande expresse de l'auteur elle-même). Les versions françaises sont dues à Gabriela Zimmermann, qui vit à Venise et a longtemps côtoyé l'auteur - elle fut longtemps sa voisine(**). Voici l'intégralité du texte, ceux qui lisent Donna Leon comprendront mon enthousiasme pour cet article et pour ceux d'entre vous qui n'avaient encore jamais ouvert un de ses livres, je suis certain qu'ils vous donneront envie de les découvrir :

«Vous connaissez probablement Venise, ses palais mirant leurs façades dans les eaux du Grand Canal, ses musées emplis d’œuvres d’art, ses restaurants de pâtes et poisson. Vous ignorez sans doute comment vivent les Vénitiens. Je me souviens de mon philosophique « étonnement », à 20 ans, lorsque j’avais vu un employé en costume cravate parcourir les rues animées d’une fin août touristique, le porte-documents à la main. Il y avait donc des « habitants » à Venise ? Des gens qui vaquaient à leurs affaires comme dans toute ville moderne, habillés et non pas en short et polo de touriste ? J’ai lu avec plaisir, dans les années 1990, la plupart des romans policiers qu’écrivit Donna Leon. Cette américaine vit à Venise depuis la fin des années 80. Elle enseigne la littérature dans une base OTAN de l’armée américaine.
Son commissaire de police, Guido Brunetti, est particulièrement réussi. Brunetti sort du petit peuple vénitien, il a suivi des études d’histoire puis de droit grâce à la démocratie d’après-guerre avant d’entrer dans la police. Il a eu la chance d’épouser par amour la fille d’un comte, Paola, professeur de littérature anglaise à l’université, qui lui a donné deux enfants : Raffaele alias Raffi, 15 ans dans le premier volume, et Chiara, 12 ans. Très humainement, ces enfants grandissent de volume en volume, passant par les phases de l’adolescence révoltée, des études prenantes et des ami(e)s pour la vie. Paola l’universitaire, comme les enfants lycéens, sont un pôle de stabilité pour Brunetti : ils assoient concrètement son idée de la vérité, de la justice et du bon vivre social. Car, en bon Italien, Brunetti aime sa famille, les bons repas et la justice ; en bon vénitien, il se méfie des apparences, des produits pollués et de l’incompétence administrative.
Donna Leon fait bien ressortir ce qu’il y a d’humaniste dans le métier de policier à Venise. Chaque volume aborde un thème différent, typiquement vénitien, mais documenté à l’américaine. Mort à la Fenice (1992) se situe dans le monde de l’opéra, Mort en terre étrangère (1993) analyse les échanges mafieux entre industriels peu soucieux d’environnement et militaires américains de la base de Vicence, Un Vénitien anonyme (1994) aborde le milieu des travestis et du porno, Le prix de la chair (1995) s’intéresse à la prostitution venue de l’Est, Entre deux eaux (1996) trempe dans le monde de l’art et des faux, Péchés mortels (1997) parmi les institutions religieuses, Noblesse oblige (1998) dans l’aristocratie vénitienne, L’affaire Paola (1999) autour de la pédophilie, Des amis haut placés (2000) dans le monde des usuriers, Mortes-eaux (2001) chez les pêcheurs de la lagune. Il y aura encore Une question d’honneur (2002) sur le trafic d’œuvres d’art, Le meilleur de nos fils (2003) dans une académie militaire, Dissimulation de preuves (2004) et les filières d’immigration clandestines, De sang et d’ébène (2005) sur les vendeurs de rue africains, Requiem pour une cité de verre (2006) à propos de pollution industrielle, Le cantique des innocents (2007) et le trafic d’enfants, La petite fille de ses rêves (2008) à propos des Roms, La femme au masque de chair (2009) sur les ravages de la chirurgie esthétique, Les joyaux du paradis (2010) sur la corruption. Plus deux autres pas encore traduits en français.
Des téléfilms ont été tirés des enquêtes, diffusés en Italie, en Allemagne et en France. Venise, la ville et l'État italien en prennent pour leur grade, surtout vus d’Amérique. Mais l’auteur a un faible pour les Vénitiens particuliers, qui sont loin d’être « tous pourris », même si nombre d’entre eux sont ambitieux, hypocrites et cupides. N’est-ce pas le comte Falier, beau-père de Brunetti, qui déclare : « Nous sommes une nation d’égocentriques. C’est notre gloire mais ce sera aussi notre perte, car pas un seul de nous n’est capable de se vouer corps et âme au bien commun. Les meilleurs d’entre nous parviennent à se sentir responsables de leurs familles mais, en tant que nation, nous sommes incapables d’en faire davantage. » (Mort en terre étrangère, p.255) Il faut dire que, lorsque l’État est faible, prolifère la bureaucratie. La France devrait s’en souvenir, la IVème République n’est pas si loin. Et quand je pense que certains à gauche souhaitent la proportionnelle et le retour au parlementarisme d’hier, devenu « italien » quand Rome l’a imité en 1946, je ne peux que leur conseiller de lire Donna Leon ! Le « pouvoir des bureaux », faute d’Exécutif ferme et durable, fait régresser la politique aux relations claniques et incitent les citoyens à ignorer la loi. La clé de la survie, dans ce genre d’État faiblard, est de « faire confiance » à des personnes réelles, pas au droit ni aux fonctionnaires : « telle était la réalité, malléable, docile : il suffisait de s’ouvrir un chemin à la force du poignet, de pousser un peu dans la bonne direction, pour rendre les choses conformes à la vision qu’on en avait. Ou alors, si la réalité se révélait intraitable, on sortait l’artillerie lourde des relations et de l’argent, et on ouvrait le feu. Rien de plus simple, rien de plus facile » (Des amis haut placés, p.185). « Combinazione » et « conoscienze » – les arrangements et le réseau -, ces outils du survivre en anomie, ont été inventés en Italie. Les idéaux de 1968 qu’avaient Paola et Guido durant leur jeunesse ont fait naufrage sous les vagues des scandales politiques, de la corruption mafieuse et des mainmises d’intérêts économiques. Guido à la questure comme Paola à l’université sont confrontés à la prévarication, au favoritisme, à l’égoïsme de leurs contemporains : « toi, tu as affaire au déclin moral, déclare Paola. Moi, à celui de l’esprit » (Des amis haut placés, p.169).
Venise badaude, la crédulité y est reine, tout comme le quant à soi. Un peuple sans esprit critique avale tout ce qu’il lit dans les feuilles à scandales, croit tout ce qu’on lui dit ; l’apparence se doit d’être sauve. Quant à la morale romaine des vieux livres de chevet, elle a sombré avec les siècles. Un dicton vénitien dit cependant : « tout s’écroule mais rien ne s’écroule ». Ce qui signifie : on se débrouille toujours et la vie va. Car il reste Venise, l’architecture magnifique, son ‘ombra’ bu au comptoir, ses ‘vongole’ délicieux dans les spaghettis – et le printemps, qui est un ravissement. Les gens y sont beaux plus qu’ailleurs. Le sens de la relation humaine est porté à un art inégalé. Donna Leon a capté cette sensibilité quasi religieuse du peuple italien : Luciano, 16 ans, a plongé en simple jean coupé pour reconnaître un bateau coulé ; lorsqu’il ressort de l’eau, secouant la tête d’où des gouttes jaillissent, « le soleil émergeait des eaux de l’Adriatique. Ses premiers rayons, s’élevant au-dessus des digues de protection et de la langue de sable de la petite péninsule, tombèrent sur Luciano lorsqu’il s’immobilisa en haut de l’échelle, métamorphosant le fils du pêcheur en une apparition divine surgie des eaux, ruisselante. Il y eût un grand soupir collectif, comme en présence d’un prodige » (Mortes-eaux, p.20). La beauté de l’adolescent nu fait passer un frisson de sacré sur le peuple, comme il y a deux mille ans. Ou encore : Brunetti « se dit qu’il avait la chance de vivre dans un pays où les jolies filles abondaient et où les très belles femmes n’étaient rien d’exceptionnel » (Des amis haut placés, p.207).
Le commissaire est constamment ému de voir ses enfants grandir, il aime le havre de paix du dîner où tout le monde est réuni, il apprécie le stimulant d’une conversation sérieuse avec sa femme. Il aime à lire Gibbons, Sénèque ou Xénophon et à rencontrer ses amis d’hier, Vénitiens comme lui, qui lui apportent des informations sur les rouages sociaux et les tempéraments. Il n’y a pas de secrets dans cette île-ville où tout le monde se connaît. Brunetti cherche à compenser ce que l’existence peut avoir d’injuste pour les uns ou pour les autres par l’application du droit. Il n’est pas un cow-boy comme certains détectives américains, il n’est pas la Justice en personne malgré les tentations qui lui viennent souvent devant l’impéritie officielle ou la bêtise de son supérieur, le servile et vaniteux Patta. Il veut rester digne du devoir moral qu’il s’est donné jeune et qui prolonge la tradition romaine. Il vise à protéger les faibles et les enfants, à empêcher vautours et prédateurs de nuire en toute impunité. Vaste travail, chaque jour recommencé, mais qui est déjà beaucoup. En lisant ces romans policiers, de psychologie plus que d’action, vous pourrez pénétrer, touristes, dans l’intimité vénitienne, dans l’état d’esprit du peuple vénitien, bien mieux que par les visites guidées de palais morts.»
Argoul
Texte paru le 15/12/2012.
[https://argoul.com/2012/09/15/venise-vue-par-le-commissaire-brunetti/]
Remerciements à l'auteur.
 
 
©Tramezzinimag- 2015

 

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Notes : 

*   Nous suivons depuis plus de dix ans le blog d'Argoul, «voyageur curieux du monde, des gens et des idées» comme il se définit lui-même. Très vite une communauté de pensée et de goût est apparue. Ce qu'il écrit sur l'Italie, l'art, les livres qu'il choisit de présenter à ses lecteurs est toujours en adéquation avec l'esprit de Tramezzinimag. [https://argoul.com/a-propos/]

** Gabriella Zimmermann, vit et travaille depuis plus de trente ans à Venise, auteure, traductrice, conférencière et délicieuse amie sans qui la Venise francophone ne serait pas la même. [https://gabriellazimmermann.com/]

29 avril 2019

Sachez qu'un vénitien ne se retire jamais !

Quand j'écoute les notes pimpantes qui introduisent le premier mouvement du Printemps des Saisons de Vivaldi, pimpantes images de la nature qui renaît, il me semble voir apparaître le lion ailé qui bat des ailes joyeux et fier. Cette image m'est venue une fois encore ce matin, en ce jour où les italiens s'apprêtent à fêter l'anniversaire de la Libération de leur pays, qui était encore un Royaume et où à Venise, c'est Saint Marc qui génère les festivités. 


Un jour idéal pour feuilleter les vieux albums de ma bibliothèque consacrés à la Première Guerre Mondiale. Drôle d'association d'idées pourrait-on penser : Vivaldi, Bella Ciao, la chute du Duce et la fête de l'Apôtre... « Voilà un nouveau délire qui s'empare de cet inexpugnable rêveur ? » s'écriera le lecteur... 

En feuilletant de vieux albums...

"Reprends infiniment l'inaccessible hommage.
Souviens-toi que le héros reste; sa chute même n'était
pour lui qu'un prétexte pour être : suprême naissance."
Rainer Maria Rilke 

C'est une coupure de presse jaunie placée dans un des albums en guise de marque-page qui, par une association d'idées m'a fait penser au lion de San Marco, j'ai senti soudain dans mes cheveux le vent d'avril, parfumé de glycines et de lilas. J'entendais tout à la fois, se mêlant au tintement des cloches, le grondement des bombardements et les cris déchirants des jeunes hommes qu'on sacrifiait dans cette inutile boucherie...

En voyant la carte de la carte de la  bataille de l'Isonzo, l'une des plus plus meurtrières, c'est naturellement que j'ai pensé à  Rilke, amoureux de l'Italie qu'il avait été contraint de combattre jusqu'à ce qu'il soit démobilisé. J'imaginais le donjon de Duino en proie aux flammes... Par une des ces associations d'idée que notre cerveau se plait souvent à concocter, je voyais D'Annunzio aux commande de son avion en même temps que je pensais à Saint-Exupéry et à l'Aéropostale - décalage historique certes -, puis à toutes ces jeunes âmes que la guerre aura empêché de briller, tous ces garçons morts pour rien, à ces familles qui ne quittèrent plus jamais le deuil, ces femmes très vieilles toujours vêtues de noir qu'enfant je croisais souvent.

Parmi ces jeunes héros, celui qui était évoqué dans la coupure de presse, ne m'était pas inconnu. Il se prénommait Achille et il était vénitien. la guerre l'arracha à la vie pendant cette horrible bataille, le 25 mai 1917, quelques jours avent ses 25 ans. Mais quel rapport me direz-vous entre l'aria de Vivaldi, le lion de Saint Marc, Duino, Saint-Exupéry et l'aéropostale ? Les ailes et le ciel justement...

Le fils du photographe 

Achille Dal Mistro était passionné par l'aviation. Né à Venise le 28 mai 1892, il est le seul garçon d'une fratrie de quatre, fils d'Alessandro Dal Mistro, un photographe portraitiste réputé à Venise, qui descendait d'une ancienne famille d'industriels et de négociants originaire de Murano où ils possédèrent une verrerie dans la deuxième partie du XIXe siècle. Les parents d'Achille s'installèrent à Bologne pour leurs affaires. l'enfant, brillant et rêveur, fut très tôt attiré par la science et la technologie. L'aviation en particulier le fascinait. 

A dix-huit ans, Achille vient en France pour y suivre  une formation de pilote à Étampes où des écoles venaient de voir le jour, notamment celle de Louis Blériot. Il revint tellement enthousiaste qu'il commanda d'un aéroplane. Un Déperdussin évidemment, du type de celui sur lequel il avait appris à voler. Le nec plus ultra de cette époque. Il souhaitait participer aux compétitions qui voyaient le jour un peu partout. Notamment celle organisée par le quotidien Il Resto del Carlino, prévue à l'automne 1911.

Premières leçons de pilotage pour Achille

C'est ce qu'il écrit à son ami Henry Faure, qu'il avait connu à Venise chez des amis de ses parents. Ce jeune protestant bordelais qu'il retrouva à Étampes où il suivait une formation militaire, était comme lui féru de poésie et d'aviation. Achille et Émile s'étaient ainsi très vite liés d'amitié, ayant pratiquement le même âge. Tous deux passionnés, les deux adolescents partageaient le même enthousiasme et les mêmes joies. Ces jeunes gens brillants, sains, jolis et bien nés étaient faits pour vivre de grandes choses. Tous deux connurent le même funeste destin : Achille fut mortellement blessé près de Gorizia. Il allait avoir vingt-cinq ans. Henry, brigadier détaché du 28e Régiment d'Artillerie, perdit la vie à l'école de pilotage du Crotoy dans la Somme. Il n'avait que vingt-deux ans. Deux jeunes hommes parmi toute une génération perdue.

La chambre de Henry Faure au second étage de la maison familiale du Pavé des Chartrons, à Bordeaux. Coll. privée © Tramezzinimag - Droits Réservés.

Le premier vol postal italien

Le jeune officier vénitien fut cité pour son courage et sa bravoure et décoré à titre posthume par le roi, comme des milliers d'autres. Mais il s'était rendu célèbre bien avant ses actes de guerre. Un autre évènement, sept ans plus tôt fit parler de lui non seulement en Italie mais dans le monde entier. 

Nous avons vu que le jeune Achille, passionné par l'aviation, est allé suivre les leçons des grands aviateurs de l'époque. L'aviation en est encore à ses balbutiements et les militaires ont compris l'importance de ce nouveau moyen de transport. La technique de fabrication progresse vite et les avions se font de plus en plus rapides, et solides et fiables. C'est lors de cette course organisée par le quotidien de Bologne que tout avait commencé.


La course devait se dérouler du 17 au 20 septembre, sur le parcours Bologne - Venise - Rimini - Bologne. Une dizaine d'aviateurs étaient inscrits-  - six étrangers et huit italiens dont le jeune Achille Dal Mistro, à peine breveté, parmi lesquels devait être tiré au sort celui qui acheminerait pour la première fois dans l'histoire de l'Italie, le courrier postal. Pour participer à la course, il lui avait fallu commander son propre engin auprès du fabricant parisien. 

L'avion n'arriva que le jour du départ et en pièces détachées. Il manquait en outre une pièce de l'arbre à hélice qui permettait d'accélérer la propulsion de l'engin rendant tout vol impossible. Impossible de retarder le départ de la course. Les autres participants décollèrent comme prévu de l'aéroport Zappolli de Bologne dès l'aube. La journée passa sans que le jeune Achille put décoller. Il écrivit ce soir-là d'une écriture nerveuse à son ami Henry : « J'enrage mais ce n'est que partie remise. Je vais participer à cette course, je te le jure, mon cher Émile. Dussé-je fabriquer la pièce avec mes mains...»

La pièce, démontée par ordre du constructeur sur un modèle exposé à Turin, finit par arriver le 18 septembre. En quelques heures, l'avion était enfin prêt à voler. Très excité, Dal Mistro entendait partir le lendemain pour rattraper les autres coureurs. Le Comité essaye de dissuader le jeune pilote. Il n'y aurait plus ni assistance ni secours sur le trajet. De plus l'avion n'avait encore jamais volé, et le moteur jamais essayé. «Pas question de vous laisser partir» lui assénèrent d'une même voix l'officier en charge et le directeur du journal, «vous devez renoncer». Le ton monta. «Votre impétuosité vous aveugle. Vous ne savez  pas ce que vous risquez». Appelés à la rescousse, ses parents aussi essayèrent de le dissuader.  Mais, le jeune Achille, du haut de ses dix-neuf ans, tient tête aux officiels. Avec l'aide d'un officier haut gradé, vénitien comme lui, il parvint à décider le Comité. Ces messieurs déclinèrent alors toute responsabilité en cas de panne ou d'accident. Il pouvait voler puisque c'était son souhait, les organisateurs s'en lavaient les mains... On lui fit remplir une décharge dans laquelle il acceptait le retrait des autorités et où il reconnaissait prendre la route à ses seuls risques et périls. Il signa de bonne grâce. «La fin justifie les moyens, n'est-ce pas» écrira-t-il à son ami.

Le départ de Bologne       

Dal Mistro en tenue d'aviateur

Sorti de l'entrevue avec les culs-de-plombs bolognais dont la frilosité de petits bourgeois lui avait donné la nausée, Achille retrouvant ses amis, expliqua qu'il comptait faire les deux étapes Bologne-Venise et Venise-Rimini en un jour, de façon à tenter de retrouver ses collègues. C'était une véritable aventure puisqu'il ne pouvait compter sur aucun relais en route, pas l'ombre d'une assistance. De plus il allait prendre les commandes d'un avion sans jamais l'avoir encore  essayé. Un autre que lui aurait renoncé tant la réussite semblait douteuse. Le jeune La course devait se dérouler du 17 au 20 septembre, sur le parcours Bologne - Venise - Rimini - Bologne. Le garçon n'a que dix-neuf ans mais à aucun moment il ne montrera la moindre hésitation. Pas l'ombre d'un doute dans son regard. «Messieurs, je suis vénitien ! Sachez qu'un vénitien ne renonce jamais et jamais ne se retire !» lança-t-il aux membres du Comité. «Le courrier doit être acheminé et j'en suis responsable !»  Caractère d'acier, incroyable détermination, formidable volonté... Cet exubérant jeune homme impressionna tout son entourage, comme il le fera avec ses supérieurs en menant ses hommes quelques années plus tard dans la terrible bataille d'Isonzo qui lui coûta la vie.

A trois heures de l'après-midi, ce mardi 19 septembre 1911, devant un public assez réduit, un petit groupe de curieux et quelques journalistes, Dal Mistro poussa son monoplan hors du hangar. Il récupéra le sac de courrier des mains du maître de poste de Bologne, le Cavaliere Bottarina. Les administrations militaires et des postes, informées de la mise en place du premier service de courrier aérien réalisé en Angleterre quelques jours auparavant, avaient décidé, à titre d'essai, de faire acheminer le courrier par avion. Il s'agissait de cartes postales postées le jour du meeting depuis l'aéroport. Ils désignèrent le plus jeune des participants pour cette mission.

Mais rien ne s'étant passé comme prévu, il fallut beaucoup insister auprès de l'administration postale pour que le courrier soit remis au jeune Achille. Finalement le jeune homme installa le sac dans l'avion et monta à bord. Il y avait beaucoup de monde maintenant, le bruit s'était vite  répandu qu'on allait finalement acheminer comme prévu le courrier par voie aérienne.

Après un rapide essai du moteur, le jeune aviateur vénitien fit un geste du bras pour faire s'éloigner la foule et saluer. L'avion décolla à 15h24. Il passa au-dessus de Ferrare à 15h50 à une altitude de 800 mètres. A 16h52, il passa Polesella et fut aperçu au-dessus de Rovigo à 17 heures. Vingt minutes plus tard il dépassa Adria et à 17h38 il approcha Venise, sa ville, qu'il survola en faisant plusieurs passages au-dessus de la Piazza, qui furent applaudis par le public, très nombreux à San Marco à cette heure-là. il se dirigea en planant vers le Lido et la plage de l'Hôtel Excelsior où devait avoir lieu l'atterrissage. De nombreuses personnes s'étaient massées sur les terrasses de l'hôtel et autour de la piste. Dal Mistro débuta la manœuvre d'atterrissage. Il avait parcouru les 145 kilomètres en 88 minutes.

L'avion planait élégamment au-dessus des plaisanciers. Il amorça sa descente. Le vent était favorable. La grande horloge de l'Excelsior marquait 17h40. Le public, admiratif, retenait son souffle. La voie était libre, l'avion glissait vers la zone d'atterrissage quand soudain, le pilote réalisa qu'il risquait de percuter deux personnes qui venaient de surgir juste devant lui. Il tenta de redresser l'avion pour reprendre de la hauteur mais l'engin ne répondit pas assez vite et la queue du Déperdussin heurta une barrière. Pour éviter de s'écraser corps et biens, il parvint à vire vers la plage et réussit à sauter de l'avion juste avant que celui-ci se renverse dans la mer, devant la foule tétanisée. Déjà les militaires couraient vers l'endroit où l'avion était tombé. 
 
Miraculeusement il se releva sans une seule égratignure, plus choqué moralement que physiquement. En un instant la foule qui avait assisté à l'accident, courut vers lui en applaudissant et en criant des «bravo», «Hourra», «Viva». Sonné, certainement énervé et un peu vexé de ce qui venait de se passer, il ne laissa rien paraître de ses émotions et se précipita vers l'avion qui flottait à quelques mètres pour récupérer le sac postal et, suivi par la foule et les militaires, il se dirigea trempé et dégoulinant, vers l'Excelsior, pour remettre le courrier à l'inspecteur Ostedich, fonctionnaire des Postes qui l'attendait sur la terrasse de l'hôtel en fumant une cigarette. Nouveaux applaudissements de la foule. Les photographies de l'évènement sont malheureusement perdues. Il faudrait se plonger dans les archives des journaux de l'époque. Henry Faure en possédait quelques unes que lui avait envoyé notre jeune héros. Elles doivent croupir au fond d'une malle quelque part dans le grenier de la maison. Il y a si longtemps...

La correspondance délivrée par le jeune aviateur ne comportait ni timbre spécial ni aucune marque particulière pour commémorer l'évènement et signifier qu'il s'agissait d'un envoi PAR AVION. Seule l'oblitération marquée «Bologna Campo d'Aviazione, 19 Sett. 11» apparaissait sur des timbres ordinaires de 40 centimes, mais cela suffisait pour faire de ces envois des raretés philatéliques. Une seule est à ce jour répertoriée, elle est exposée au Metropolitan de New York ou au British Museum de Londres, je ne sais plus très bien. 

Quelques semaines plus tard, le 29 octobre, naîtra le lancement régulier de la poste aérienne italienne avec une mention obligatoire spéciale. Le ministère ordonna un essai Milan -  Turin - Milan, avant de déployer ce nouveau service dans tout le royaume, entre 1912 et 1918. Le jeune et tonitruant avait ouvert la route.

Les NH Grimani et Foscari, maire et député de Venise en 1911
Il fut reçut en grande pompe à la mairie de Venise par le Sindaco de l'époque, NH Filippo Grimani et le député NH Piero Foscari, président du Touring Club d'Italie qui lui remit une médaille d'or en souvenir de ce premier transport de courrier par voie aérienne. La notice publiée par les journaux de l'époque mentionne qu'un parchemin magnifiquement orné accompagnait la fameuse médaille...
«Les anges (dit-on), eux, ne savent souvent point
s'ils vont parmi des vivants ou des morts. Le courant éternel
entraîne tous les âges par les deux empires.
Ici et là, sa rumeur les domine.
À tout prendre, ils n'ont plus besoin de nous, les élus de la mort précoce;
on se sèvre des choses terrestres, doucement, comme du sein
maternel on se détache en grandissant. Mais nous
qui avons besoin de mystères si grands,
pour qui l'heureux progrès si souvent naît du deuil,
sans eux pourrions-nous être?
Est-ce en vain que jadis la première musique
pour pleurer Linos osa forcer la dureté de la matière inerte?
Si bien qu'alors, dans l'espace effrayé,
que,  jeune et presque dieu, il quittait pour toujours,
le vide, ébranlé, connut soudain la vibration
qui nous devint extase, réconfort, secours.»

Rainer Maria Rilke