11 juillet 2014

l'écrivain Roberto Ferrucci : Venise va s'auto-détruire...



Auteur de "Ça change quoi" (Le Seuil) et de "Sentiments subversifs", le vénitien Roberto Ferrucci scrute et combat la folie des paquebots de croisière dans la lagune. Il s'exprimait récemment dans les colonnes de l'Humanité dans uin texte flamboyant repris aussitôt par Mediapart et que Tramezzinimag a l'honneur et le plaisir de reproduire pour ses lecteurs. Où comment les mastodontes flottants du capitalisme mondialisé détruisent un joyau de l'humanité :

Il y a quelques jours, ici, en France, on m’a demandé si, dans cinquante ans, Venise serait vraiment submergée, engloutie par les eaux. J’ai souri, j’ai répondu non, je ne crois pas, et puis, quand même, je me suis demandé ce qu’il en serait de ma ville si, pendant cinq décennies de plus, les bateaux de croisière continuaient d’entrer dans la lagune, toujours plus grands et toujours plus nombreux, comme cela arrive régulièrement d’une année à l’autre. Presque un million de tonnes par jour qui se tiennent sur l’équilibre précaire des eaux lagunaires. Tout le monde connaît le problème désormais, et tout le monde – en dehors de Venise – s’étonne qu’il n’ait pas encore été résolu. Que l’on n’ait pas encore simplement interdit aux mastodontes d’entrer dans les eaux fragiles de la lagune. Parce que la lagune n’est pas la mer. Tous s’en étonnent, en dehors de Venise. Beaucoup moins dans la ville elle-même, parce que la majorité écrasante des Vénitiens qui sont restés dans le centre historique les veulent, ces navires, " ‘e porta schei ", disent-ils en dialecte, ils rapportent du fric. Parce que les rares Vénitiens restés là sont ceux qui s’en foutent de la protéger, de la préserver, cette ville qui leur a été prêtée et que, c’est certain, nous laisserons bien dégradée aux générations futures. Ce sont les Vénitiens prêts à tout. Ce sont les pires ennemis de la ville, comme a pu dire Massimo Cacciari quand il était maire.
Mais voilà, ces derniers mois, on a l’air de s’approcher de la solution. À chaque occasion, quelqu’un dit toujours que la prochaine sera la bonne, qu’elle sera décisive, que cette folie des paquebots dans la lagune va être réglée très vite. Puis l’étape arrive, et décisive, elle ne l’est jamais. Il n’y a qu’à voir cette rencontre, début mai à Rome, avec les élus locaux, la capitainerie du port de Venise et le gouvernement. Ça devait être le jour de la décision, prise en personne par Matteo Renzi, le président du Conseil, qui n’est même pas venu finalement, remplacé par un sous-secrétaire d’État. Tout a été renvoyé à la fin mai, et maintenant à la fin juin, et à ce moment-là, le gouvernement le promet, une décision évidemment définitive sera prise. On devrait choisir entre sept options, et si jamais une décision était prise, on peut parier que c’est celle des autorités portuaires qui sera retenue, avec le creusement dévastateur d’un nouveau canal, un chantier d’une durée de quatre ans, affirment-elles, qui coûtera très cher, avec des délais qui ne seront pas respectés, et qui détruira l’écosystème de la lagune comme le font les bateaux qui y passent. Ces renvois à plus tard sont terriblement italiens, utilisés avec la certitude qu’au bout du compte, nous nous résignerons et que tout restera comme aujourd’hui.
Gare à ceux 
qui touchent aux intérêts 
du lobby des croisières !
Pourtant la décision définitive existe déjà, elle a été prise par le gouvernement de Mario Monti, juste après le naufrage du Costa Concordia à côté de l’île de Giglio. Le décret Clini-Passera interdisait l’entrée dans la lagune à tous les navires de plus de 40 000 tonnes. Mais comme Venise est aussi en Italie, le décret a été immédiatement désamorcé par sa dérogation classique : l’interdiction n’interviendrait pas avant d’avoir repéré un parcours alternatif. Le lobby des croisières a poussé un ouf ! de soulagement, et les responsables du port comme de la capitainerie ont enfilé le maillot orange des Pays-Bas de 1974, l’équipe qui avait inventé le premier tiki-taka, qu’à une époque où le football était très lent, on appelait "melina". Gagner du temps, le faire passer en faisant diversion chez l’adversaire, et voilà que presque trois années se sont écoulées et qu’aucune alternative n’a émergé.
Il faudrait déjà dissiper l’idée fallacieuse de Venise comme ville de mer. Venise ne l’est pas, et nous, les Vénitiens, n’avons pas grand-chose à voir avec la mer, nos fragiles embarcations servent pour faire une excursion dans les eaux de la lagune, certainement pas pour sillonner l’Adriatique. Et donc il est dément d’avoir pensé à installer un port au bout – ou à l’entrée, c’est selon – de la ville, précisément là où, aujourd’hui, c’est la pleine lagune. Un choix scélérat, irréparable à présent, quand le port aurait eu un sens ailleurs, si quelqu’un n’avait pas décidé, de manière tout aussi scélérate, de placer un pôle industriel à Porto Marghera, toujours au beau milieu de la lagune, en face de la ville. Ce spectacle pervers qui associe le poison et la beauté.
Bien sûr, il y a une bonne part de Vénitiens qui, depuis un certain temps, luttent contre le passage des navires de croisière dans la lagune. Il existe un comité qui se bat avec vigueur, présentant au monde des études et des documents qui ne laissent aucun doute sur l’impact destructeur de ces passages quotidiens. Mais gare à ceux qui touchent aux intérêts du lobby des croisières. Ils peuvent tolérer les manifestations occasionnelles, mais si vous prenez sur le fait l’absurdité et le danger que court chaque jour la plus belle ville du monde, ce qui intervient alors, c’est ce que Roberto Saviano a appelé la "macchina del fango", la machine à boue.
Manifestation contre les paquebots géants à Venise, le 21 septembre 2013.
Ça m’est arrivé à moi, en juillet 2013. Depuis des années, l’été en particulier, je vais souvent lire, écrire au bar Melograno, sur la Riva Dei Sette Martiri. Assis là, vous n’y faites même plus attention, au passage des navires de croisière. Ils sont le corollaire du regard. Ils font partie des meubles, pourrait-on dire. Et ils détonnent, faut-il ajouter, ils les redistribuent, les meubles. Ils les détruisent. Abord inquiétant. Romanesque au point que je les ai racontés, ces bateaux, dans un roman. Certains d’entre eux sont construits à Saint-Nazaire où j’ai été invité par une fondation littéraire et où j’ai appris à les aimer autant qu’on les aime là-bas, ces grands bateaux, ces "paquebots". Qui, après, lèvent l’ancre pour partir vers l’océan. Leur destination naturelle. Pas vers la lagune. La lagune, maintenant vous l’aurez compris, n’a rien à voir avec la mer. Et moins encore avec les navires de croisière. C’est pour ça qu’à Venise, si l’on s’habitue aux allées et venues des navires mastodontes, une petite variante dans l’anomalie globale saute encore aux yeux. Ainsi, un matin de juillet, l’année dernière, le passage du Carnival Sunshine, si près de la rive, ne pouvait que faire tressaillir. Quelques secondes de stupéfaction et, tout de suite, un de ces nouveaux gestes devenus habituels : saisir le smartphone, prendre des photos, tourner une vidéo. Qui témoignent d’une espèce de glissade accompagnant un passage peut-être trop près de la rive, avant que le bateau ne reprenne sa trajectoire vers le canal de la Giudecca. Pitié, je suis écrivain, et en matière de trajectoires ou de manœuvres navales, je n’y connais rien… Je le souligne. Et peut-être qu’il s’agissait là d’une manœuvre normale, comme l’a tout de suite affirmé la capitainerie du port. Qu’est-ce que j’en sais ? Restait l’effet visuel, impressionnant, l’inertie de cette glissade, avec le bateau incliné sur la rive. C’est normal à quelques dizaines de mètres ? Peut-être bien. Ces photos et cette vidéo ont fait le tour du monde en quelques heures. Diffusées par l’écrivain Gianfranco Bettin, l’adjoint à l’environnement de Venise, à qui je les avais envoyées immédiatement et qui était aussi stupéfait que moi devant cette manœuvre. Mais que n’avions-nous pas fait ! Moi, témoigner, comme chaque citoyen sensé devrait le faire, et lui, diffuser l’information au nom de l’administration de Venise. Aujourd’hui, surtout en Italie, le citoyen qui se fie au bon sens, qui sait quels sont ses droits et les revendique, qui connaît ses devoirs et s’y plie, ce citoyen-là risque gros. Le citoyen qui, consciencieusement et en toute bonne foi, met en débat, à travers un simple témoignage, tout de même étayé, ce qui aux yeux du monde entier tient de la pure folie, est d’abord raillé, puis insulté et, au bout du compte, accusé de délits gravissimes. J’ai été accusé par le comité Cruise Venice – qui défend le passage des grands bateaux dans la lagune et est directement intéressé par le business qui en découle – d’attenter à la navigation, de répandre de fausses alarmes et de fabriquer des pièces d’accusation. Ils m’ont qualifié de "manipulateur de perspectives". Ils ont embauché des détectives privés pour enquêter sur mon compte. Afin de corroborer la thèse du complot imaginé par l’adjoint au maire et moi-même, ils ont découvert – quel exploit ! – que j’avais été repéré dans ce même bar la veille et le lendemain du jour de l’incident. Dommage que des milliers de témoins – lecteurs de mes livres ou de mes articles – savent déjà que ce bar, je le fréquente depuis plus de dix ans, très régulièrement. Quelques mois plus tard, interrogé par un magistrat – qui ne m’a jamais convoqué, moi –, le pilote du navire a admis qu’il avait fait une manœuvre plus risquée que d’habitude à cause, a-t-il argué, d’un ferry qui arrivait en sens inverse… L’aspect le plus pénible, au fond, c’est que c’est cette Venise que les Vénitiens veulent, celle de la vidéo d’un mastodonte des mers qui frôlent les vaporetti et les rives, celle-là parce qu’elle rapporte de l’argent. Et si vous vous opposez à cette folie, cela veut dire que vous vous fichez bien de ceux qui travaillent au port, et cætera, et cætera. Dès lors, il est plus que probable – par-delà le changement que Matteo Renzi voudrait donner à cette Italie exténuée et dévastée par plus de vingt ans de berlusconisme – qu’à la fin, comme d’habitude, il ne se passera rien.

Le destin de la ville la plus belle 
et la plus aimée 
au monde : être pressée jusqu’au bout
De renvoi en renvoi, les grands bateaux continueront à passer dans la lagune, ils continueront à la dévaster et à convoyer du fric, ce qui paraît être le destin de la ville la plus belle et la plus aimée au monde : être pressée jusqu’au bout, comme une sorte de distributeur automatique de beauté. De toute façon, qu’est-ce que vous voulez attendre d’un pays où, pour un délinquant condamné à quatre ans de prison pour fraude fiscale, on commue la sanction en une peine de travaux d’intérêt général, quatre heures par semaine pendant quelques mois dans les services sociaux ? Ce qui, le reste du temps, permet au repris de justice d’apparaître sur toutes les télés du pays, publiques et privées, pour mener ses campagnes électorales. Vous ne voudriez quand même pas qu’un pays de ce genre puisse, et surtout veuille, régler la folie du passage des grands bateaux à Venise ? Non, non, vous n’êtes pas si naïfs. Et surtout, vous n’êtes pas aussi idiots que nous, les Italiens.
(traduction de Thomas Lemahieu)

Texte publié avec l'aimable autorisation de l'Humanité

(1) Ça change quoi, Éditions Le Seuil.
(2) Sentiments subversifs, Éditions de La Meet.
À lire :  
-"Le paquebot de croisière, incarnation flottante du modèle capitaliste, Impressions à l’issue d’une croisière effectuée sur le paquebot MSC Splendida du 7 au 14 mars 2014", article de Jean-Philippe Guirado, in-Le Grand Soir.
-"Maxi navi : et si nous nous mobilisions" (Tramezzinimag, 9/11/2012)
-"Maxi navi, l'étau se resserre"  (Tramezzinimag, 29/07/2013) 
-"Maxi navi, ne serions-nous pas en train d'avancer ?" (Tramezzinimag, 24/7/2013)
À voir :  
-"La face cachée des croisères de luxe", documentaire de Mélissa Monteiro et Jérôme Da Silva, (film réalisé en caméra cachée).

Paul and Elizabeth, deux américains à Venise. Que sont-ils devenus ?


Je passe beaucoup de temps à trier tous les vieux papiers qui remplissent mes tiroirs. Avant de jeter, j'aime bien me replonger dans tout cela, souvenirs de ma vie vénitienne d'avant, souvenirs de jeunesse... Je cherchais ce matin une coupure de presse dont j'avais besoin. Dans la même enveloppe de kraft jaune, un vieux carnet, sorte de scrapbook où je rangeais pêle-mêle photos et adresses, tickets, cartes postales, mots et dessins des uns et des autres. A l'intérieur, je retrouvais un morceau de papier sur lequel avait été apposé un tampon, que nous donnions aux clients faute de carte publicitaire :
71.72.31 
Alloggi Biasin
Ponte delle Guglie, 1251
30121 - VENEZIA
Inscrites dessus au stylo vert, deux adresses de deux mains différentes : "Elizabeth Elvidge 1929 Plymouth Road 1004 Ann Arbor, Michigan, USA 48105" et, sous le tampon : "Paul Nelson 708 State St. Petoskey, Mi. 49770"... Qui cela pouvait-il bien être ?

Soudain ce bout de papier m'a fait chavirer trente ans en arrière... Juillet 1983, ou bien était-ce en 82 ? votre serviteur travaillait encore alors dans cette petite pension bien connue des étudiants du monde entier, qui savaient combien on y était bien accueilli et pour un prix modique. Ce qu'ils ne savaient pas, c'est qu'une partie des chambres (et des salles de bains) n'avait jamais été déclarée et parfois, lorsque la brigade financière risquait de débarquer, on posait devant les portes, de fausses cloisons faites de panneaux de contreplaqué recouverts du même papier-peint que les autres murs, avec des appliques en faux bronze et des tableaux, pour cacher les pièces supplémentaires où la Signora Matilda entassait clandestinement quatre, voire cinq clients.
Le plus souvent de solides gaillards venus d'Outre Atlantique, le guide Let's Go Europe édité par les presses de Harvard à la main. Ils avalaient l’Europe entière parfois en moins d'un mois. Avec Gabriele et un garçon chilien ou péruvien, je travaillais dans cette pension, au pied du ponte delle Guglie, là-même où se trouve depuis quelques années une station de vaporetto. L'Alloggi Biasin existe encore, mais il n'appartient plus à l'inénarrable Signora, âpre au gain, rusée comme une fouine mais brave et bonne, bourrue mais très maternelle avec nous qu'elle faisait dîner souvent avec son fils cadet Federico, adolescent taciturne devenu depuis le dynamique propriétaire du Cantiere Soccol, pour la grande fierté de sa mère.
Ils étaient arrivés ensemble, une fille et un garçon, sac au dos. J'étais à la réception ce matin-là. Elizabeth Elvidge, d'Ann Arbor et Paul Nelson de Petoskey... Deux villes du Michigan, au-dessus de Detroit. Je me souviens de leurs fiches. Ils avaient à peu près mon âge, peut-être un peu plus jeunes. Étudiants comme moi, mais avant tout musiciens. Ils voulaient devenir chanteurs d'opéra. Si mes souvenirs sont exacts. Paul était à l'Université du Michigan. Nous avons vite sympathisé et je les ai promené un peu partout dans la ville, à pied et en bateau. Je ne sais plus trop grand chose de ce que nous avons pu nous dire. C'était il y plus de trente ans et je voyais tant de monde à cette époque, entre la faculté. Je sais que nous avons beaucoup évoqué la musique et l'histoire.
Un jour que nous étions dans la petite église de Torcello où l'acoustique sonne si bien, j'avais voulu chanter le Crucem tuam de Taizé dont j'aimais particulièrement faire la seconde voix, puis j'entamais le Confitemini. Ces deux œuvres de Jacques Berthier, je les avais souvent chanté plus jeune en France... Paul écoutait. Il ne disait rien, il se contentait de sourire. Je chante juste et sais poser ma voix, mais à cette époque je ne savais pas respirer et je m'en sortais bien qu'accompagné par d'autres. Je réalisais soudain combien il y avait de ridicule à chanter devant un ténor professionnel moi qui avais du mal à tenir mes notes sans chevroter... 

A la fin de mon pitoyable récital, il se mit à fredonner,  d'abord timidement puis déployant toute la puissance de sa magnifique voix de ténor... L'Ave Maria de Schubert se répandit dans l'air, remplissant les lieux d'une lumière nouvelle. Je me sentais un peu penaud avec mes velléités lyriques. Il faut dire que j'avais l'habitude depuis quelques années de me rendre aux JMJ de l'époque, le fameux Concile des jeunes que Frère Roger de Taizé organisait entre Noël et le premier de l'an, dans une grande ville d'Europe. c'est ainsi que j'avais chanté dans le petit chœur à Barcelone, puis à Rome et enfin à Londres, sous la férule de Frère Robert, qui formait sur le tas plusieurs centaines de jeunes voix avec un humour et une patience incroyables... 

Nous sommes restés en silence quelques minutes. Puis, rompant le silence de cet après-midi de semaine, il me dit "c'était pour toi". Je revois parfaitement la scène, les lieux, l'atmosphère un peu magique de cette chapelle vide redevenue silencieuse. Le cri des mouettes à l'extérieur... Que sont-ils devenus après tant d'années ?

Internet est un outil magique. quelques clics et me voilà sur le site d'un périodique de Petoskey. Un entretien avec un Paul Nelson sur le Northern Express, hebdomadaire du Northern Michigan, daté de juin 2007 est la première étape de mon enquête. C'est bien du même Paul Nelson dont il s'agit, ancien chanteur d'opéra, devenu producteur de comédies musicales, professeur de musique dans le très select Trinity Pawling prep School de New York, superbe institution privée située à quelques kilomètres de New York City. De fil en aiguille, je retrouve des traces plus récentes. Paul a épousé Elizabeth avec qui il était venu à Venise ! Ils ont deux enfants, Parker et Ellen. Petite visite sur le site du collège. Aucune trace dans l'annuaire... Lui serait-il arrivé quelque chose ? Une vidéo amateur intitulée Tribute to Paul Nelson me fait craindre le pire. 


Non, fort heureusement, Paul Nelson est toujours en vie. La vidéo date de 2010. Il s'agissait du concert de clôture de l'année scolaire et les élèves ont chanté l'hymne de l'école avec l'assistance pour remercier leur directeur musical qui quittait l'établissement après douze années de présence. Apparemment douze ans de bon travail vu combien professeurs, parents et élèves semblaient l'apprécier. Mais mon enquête s'arrête là. Depuis quelques années, plus rien dans les médias, ni sur les réseaux sociaux. Finalement, je me suis décidé : une lettre est partie à la dernière adresse trouvée sur le net. Comme une bouteille à la mer... Se souviendra-t-il du jeune franco-vénitien avec qui il alla dans les îles et à travers la ville, ses églises et ses musées ? A suivre donc...

06 juillet 2014

Intoxication



"Devant ce flot d'histoires extravagantes, je songeais à la Venise du candide de Voltaire, Venise aujourd'hui auberge de fous, autrefois auberge de rois."
Jean Lorrain
Un Intoxiqué
(1903)
TraMeZziniMag aura bientôt dix ans. Dix ans passés à nourrir l'appétit des Fous de Venise, de ceux qui ne se remettent jamais de leur passage sur les bords de la Lagune, de ceux qui n'arrêtent jamais d'y revenir, d'en parler, de s'en nourrir. "Fous de Venise", l'expression est bien plus ancienne. Elle date de la fin des années 60, lorsque des happy few parisiens exprimèrent le souhait de prolonger l'immense et universel sursaut de compassion pour la ville inondée par les inondations catastrophiques de 1966, en contribuant par tous les moyens en leur possession à la Sauvegarde de Venise, alors entre les mains de vieux aristocrates britanniques et de quelques millionnaires américains (on ne disait pas encore "milliardaires"). Fous de Venise, d'autres sont arrivés, de Belgique, du Canada et bien entendu de France aussi. La plupart n'avaient ni l'entregent, ni la notoriété, ni les moyens financiers des premiers. Mais ils se sont mis au travail avec acharnement et passion, diffusant dans leur univers quotidien une autre image de Venise que celle répandue alors dans les médias, contribuant, chacun à leur niveau à changer la vision des journalistes justement, qui dans leur grande majorité aujourd'hui, relaient la véritable image de la Sérénissime. Ce blog a montré le chemin, faisant de nombreux émules au fil des années. certains ont disparu, d'autres se sont étoffés au point de dépasser en activité ce bon vieux TraMeZziniMag. Nous revendiquons pourtant le titre de premier magazine virtuel des Fous de Venise. 

De temps à autres, outre les commentaires de nos fidèles lecteurs, des contributeurs se proposent. Ils ne sont pas assez nombreux. Journalistes, professionnels ou amateurs, étudiants Erasmus en séjour à Venise ou vénitiens en France, écrivains... Vous êtes les bienvenus pour soutenir le rythme et amener un peu d'air frais dans ces pages et raviver l'esprit Tramezzinimag qui s'étiole un peu parfois. Vous pensez, après dix ans, on finit forcément par dire un peu toujours les mêmes choses, avec les mêmes mots. Alors si le cœur vous en dit, envoyez vos textes, vos projets d'articles, vos billets d'humeur, vos poèmes, des extraits de vos journaux, vos carnets de voyage, vos croquis, vos vidéos. Nous les publierons dans le respect des droits d'auteur.
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03 juillet 2014

Chaque rue est un canal, journal illustré d’un Noël à Venise, par Pierre et Jean Adrian

La route de fer vers Venise, le fracas du train sur les rails. Je me suis couché entre Paris et Lyon. Je me réveille dans quelque banlieue de la mer Adriatique. Un train de nuit est un train qui fend la nuit... Un début prometteur pour ce journal de voyage d'un Noël à Venise par Pierre et Jean Adrian, jeunes lauréats 2014 du concours Libé-Apaj que Tramezzinimag suit fidèlement. Rappelez-vous l'an dernier, nous fêtions en grande pompe le prix d'Antoine Lalanne-Desmet, ami très cher et collaborateur précieux de Tramezzinimag avec qui j'ai de nombreux projets en cours d'élaboration (nous en reparlerons très vite). Extraits.
"Venise n’a pas résisté à Attila, à Bonaparte, aux Habsbourg, à Eisenhower ; 
elle avait mieux à faire : survivre; ils ont cru bâtir sur le roc;
 elle a pris le parti des poètes, elle a bâti sur l’eau." (Paul Morand,Venises)
21 décembre 2013, vers Venise
La route de fer vers Venise, le fracas du train sur les rails. Je me suis couché entre Paris et Lyon. Je me réveille dans quelque banlieue de la mer Adriatique. Un train de nuit est un train qui fend la nuit. Dans ces villages tristes et vides que traverse le train, même une station d’épuration est coloriée. En Italie, le jour de l’hiver, quelques draps pendent aux fenêtres. Un crissement hystérique et le wagon s’arrête en gare de Vicenza.
Arrivée
Le train est lancé sur l’eau, bordé de pilotis. J’aperçois les premières gondoles. La banlieue industrielle laisse sa place à quelques îles froides et marécageuses. Le ciel gris sale pèse sur l’eau et confond sa couleur.
Passé les portes de la gare Santa Lucia, je débouche sur le Grand Canal. Pour la première fois du voyage, je deviens spectateur. Venise force à l’attitude passive. On accepte tout, y compris cette agitation trop italienne.
Six ans plus tôt, je tombais sur Venise inondée de soleil. Aujourd’hui, un début de pluie, une odeur d’urine : la beauté aussi a parfois ses relents.
Au petit matin nous traversons la ville pour déposer nos bagages. Des groupes de vieux Vénitiens en bonnet, à la barbe blanche et emmitouflés dans de gros manteaux d’hiver, discutent. On a peine à croire qu’ils vivent ici.
Des canaux fangeux se perdent au lieu de ruelles. On se contente de barques à moteur plutôt que des automobiles.
Une eau couleur pétrole.
Dans chaque boutique, au détour d’un kiosque, à chaque coin de rue, je cherche un peu de Pasolini.
22 décembre 2013
Les vaporetto: des bus qui roulent dans un couloir d’eau.
Promenade de fin d’après-midi sur les quais de la Ponta della Dogana. Les figures d’une crèche en carton surplombent un vieux voilier qui se repose au bord du quai. La nuit se mélange à la brume, et les lampadaires qui guident l’eau renvoient leur lumière floutée, blafarde.
Maman: "ses lacets sont défaits."
Papa, déjà un peu sourd: "c’est la saison des fées ?"
C’est amusant une famille où une phrase mal perçue devient un hémistiche.
23 décembre 2013
La crypte de l’église saint Zacharie, c’est l’intimité d’un édifice vénitien. Un parterre en eau, on n’y marche que sur un filet de pierre émergée. Laure dit que c’est un des lieux les plus bas de la ville. Au fond, inatteignable à cause de l’eau, une statue de la vierge, tête vers le ciel, semble soupirer. L’eau ronge les briques, le mur s’effrite. Venise est née sur l’eau, elle agonise et elle mourra en elle. La ville est debout, assise sur des milliers de manches de poignards plantés dans l’eau. Ça me fait croire en l’homme. L’homme est capable.
Simplicité romane. La nuit se couche derrière les lucarnes de la crypte claustrale. C’est le début des lunes.
 
24 décembre 2013
Nous partons pour les îles Murano et Burano au large de Venise. Chacune a sa spécialité : la verrerie et la dentelle.
A Murano, une drôle de sculpture surprend : deux lampadaires ont été fondus jusqu’à enlacer leur long cou. Ils tournicotent et leurs lumières s’embrassent.
Quelques vieilles dames discutent, le cabas sagement posé à leur droite. Une promenade dans un quartier vide aux potagers crevés, ses briques tremblantes de solitude, et les revoilà au même endroit. Elles n’ont pas bougé. Dans ces villages où tout le monde se connaît, partir faire son marché c’est ne retrouver son perron qu’après une longue matinée.

Burano. Ici, choisir sa maison, c’est choisir le parfum de sa glace. Je suis une nouvelle fois impressionné devant la splendeur de ces maisons cassis, vanille, pistache ou chocolat. Dans quelques mètres carrés se rejoignent une demi-douzaine de couleurs. Auraient-ils trouvé un remède à la tristesse ?
Les coups de vent agitent les linceuls accrochés devant l’entrée des maisons. Il faut se perdre parmi ces ruelles de couleur. On débouche soudain sur une pelouse qui se jette à la mer, lacérée par des sèches linge dénudés. Nous sentons les miasmes d’une grillade, une odeur de poisson grillé, de vacances au bord de la mer.
A Burano, les linges qui pendent sur un fil entre deux maisons sont des drapeaux.
Une pompe à essence pour bateaux s’ennuie, tournée vers le large.

La vigie de Noël. Nous fêtons la naissance de Jésus avec quelques verres de Spritz. Jean décide d’une promenade nocturne dans Venise. Nous lui emboitons le pas, excités par cette nuit de Noël, par les haleurs de l’alcool familial. Nous attendons plus de cette Ville. A ses oreilles endormies, nous faisons ronfler de grandes tirades de Parisiens avinés. Comme c’est agréable une ville sans trottoir. Au milieu des rues, les poètes peuvent crier à la lune sans être dérangés par les crissements des pneus des automobiles.
Jean veut prendre les photos de la vitrine d’un magasin niché dans une maigre ruelle, en face de la maison du dramaturge Carlo Goldoni. C’est une boutique de masques vénitiens, d’automates, de pendules et de poupées. Dans l’obscurité, on devine le regard laconique de Pinocchio, le sourire crispé de Pierrot, les jambes de bois pendantes d’une marionnette prête à s’animer. Quelle vision effrayante pour des enfants. Ils sont tous là, rongés par la solitude : Arlequin, Scaramouche, Léandre… Leur vie ne tient qu’à quelques ficelles qui les retiennent au plafond. C’est le bal des pendus. Je toque contre la vitre, je veux attirer le regard de Polichinelle. Mais non, son visage masqué demeure inanimé, inerte, le front baissé et les yeux écarquillés vers le vide. Quand nous partirons, Jean, après tes photos, rejoueront-ils la comédie ? Pierre, le cadran de leur vie s’est arrêté pour toujours. Tic tac tic tac tic. Plus rien. Venise est une ville comme dans les livres d’images. Ici, les poètes ont gagné.

"Il faut choisir entre le musée et la vie." (Paul Morand, Venises)


 © Pierre Adrian (Texte) et Jean Adrian (Photos).
 Avec l'aimable autorisation 
des organisateurs du concours Libération-Apaj 2014.
 Tous Droits réservés.