«...Gosses,
adolescents, vieillards, dans ce flot : je me revois gamin, au milieu
des vieux : je me vois vieux au milieu des gamins. ombres de vieillards,
partout, en nombre. Dans les autres villes on ne les voit pas, ils
restent chez eux ; ceux qui le peuvent sortent en voiture. Ici, les
voici dehors parmi nous, les vieux, ces étranges êtres invisibles dans
la ville d'aujourd'hui. Mal assurés sur leurs jambes, pauvres ou non,
droits, tordus, bancals, un peu fous. Dans la rue, à pied, à deux pas, à
côté de vous. Je suis tellement impatient, mais l'un des vieux me
sourit, celui-ce juste à côté voudrait me parler. L'un vous parle, vous
parlez à un autre. Il y en a toujours un, plus d'un, qui parle tout seul
: il parle et se répond. "Où sommes-nous, où sommes-nous...?", répète
celui qui se traîne avec deux cannes, lentement, lentement sur le pont.
Ça fait de la peine, les vieux souffrent, font souffrir, ils ne sont pas
beaux, ils sont laids... Mais au moins, ils sont ici dehors, avec nous,
avec les autres, ils essaient eux aussi de sortir ; s'ils peuvent -
pour peu qu'ils le puissent - bouger. L'un arrive jusqu'au pont et
s'arrête, c'est trop difficile à traverser : il s'arrête sur le banc à
rêver, il regarde les gens, les pigeons, les enfants. Du moins il
regarde, voit, observe : il est là un peu avec les autres. Regarder est
important - toute la ville regarde et se regarde, bavarde, raconte.
On
ne fait rien d'autre que regarder, observer, échanger quelques mots ou,
qui sait, un millier de mots. A la maison, plus tard, tous recommencent
à raconter et à se raconter, mais surtout eux, les vieux :" j'ai vu
celui-ci, j'ai vu celui-là ; il était de bonne humeur, il était mal luné
; il m'a dit ça, il ne m'a pas dit ça... Nous qui sommes moins vieux,
il y a une chose que nous ne nous disons pas : c'est que d'ici peu nous
serons nous aussi comme eux, les estropiés de l'Évangile qui s'arrêtent
au pont.»Paolo Barbaro
Extrait du Petit guide sentimental de Venise
(Éditions du Seuil)