01 décembre 2009

Un étrange regard. Récit

Un étrange regard que celui qu'il lança à son compagnon. Le navire allait appareiller, rutilant et chargé de marchandises magnifiques, il ferait escale à Split, Corfou, Famagouste, Alexandrie et reviendrait chargé d'épices et de soieries, de pièces d'orfèvrerie et de belles esclaves aux cheveux roux. Mais Damiano ne parvenait pas à se réjouir. Il repensait sans cesse à cette rencontre, hier soir près de l'auberge où ils s'étaient enivrés en compagnie des marins et des ouvriers de l'Arsenal. La vieille qui avait surgi devant lui dans la ruelle ; son rire méprisant ; sa prédiction lancée comme un anathème. Il regrettait son engagement. Un étrange regard vraiment... 
 
Jacopo lui n'avait en tête que l'amour de Lucinda, sa belle, sa promise. Messer Antonio avait été clair : l'équipée vers l'Égypte, la réussite des transactions qu'il lui confiait et ce serait, au retour, le paiement d'une commission dont il n'aurait jamais osé rêver. Mais plus que tout, ce seraient les fiançailles avec la belle Lucinda. Il ne l'avait pas revue depuis ce matin de mai, il y a un mois déjà, où il fut autorisé à l'accompagner jusqu'à la belle demeure de Castelfranco. Elle y resterait jusqu'à l'automne. La jeune fille avait tourné la tête pour cacher une larme qui perlait de ses yeux. Une larme ! quelle délicate enfant. Combien déjà il l'aimait ! Son regard était si doux alors, si plein de promesses. Il en fut retourné. La vieille, vautrée sur la margelle du puits, devant l'auberge lui avait souri. Elle lui prédit un mariage triomphant au retour de l'expédition. Pourquoi le regard sombre de Damiano ? La pythie était ivre ou folle. Personne ne l'avait jamais vue dans le quartier. Elle s'était éloignée dans la nuit en riant... 
 
Le lendemain, le navire traversa la lagune sous un ciel déjà clair. L'Adriatique était paisible. Le vent soufflait doucement, mais suffisamment pour permettre aux hommes de lever leurs rames. Silencieux, les deux amis regardaient s'éloigner les côtes italiennes. Le cinquième jour, après deux premiers accostages réussis, le ciel se fit sombre. Une tempête fit dévier le navire de sa route. La galère qui l'escortait se perdit. Au petit matin, cinq navires turcs les entouraient, menaçants. L'assaut fut bref. Il y eut de nombreux morts. Les blessés furent jetés par dessus bord par les ottomans enragés. Damiano et Jacopo, jeunes seigneurs bien constitués furent amenés par le capitaine au marché des esclaves. A Galatasarai, au pied de la tour génoise où jadis les vénitiens achetaient les belles musulmanes. Damiano devint le giton d'un pacha d'Anatolie en villégiature dans une des îles du Bosphore. Il resta chez les turcs, fut affranchi par son maître. Rendu cynique par la vie qu'on lui fit mener, se souvenant toujours de la prédiction de la vieille, il accepta de se convertir pour recouvrer sa liberté.

Jacopo travailla à la construction d'un palais, puis il fut enrôlé sur une galère. Il acceptait son sort, persuadé de retrouver un jour la liberté et sa belle. Tout ce qu'il endurait, il l'acceptait en pensant à Lucinda. Il savait qu'il la reverrait un jour. Il naviguait vers Alger quand son navire fut arraisonné. Avec ses camarades chrétiens, on ramena le jeune homme à Venise, après plusieurs mois de campagnes navales devant Candie. Il gagna dans ces combats la réputation d'un farouche combattant. Il accumula aussi un butin pris sur les bateaux ennemis qui faisait de lui un homme riche. Messer Antonio l'accueillit comme son fils et il épousa la belle Lucinda. Damiano parvint à s'échapper des mains potelées et baguées du pacha. Il quitta Istanbul et s'installa comme géomètre à Smyrne. il ne se maria jamais et on dit qu'il devint imam. à la fin de sa vie Il faisait peur aux enfants car un étrange regard l'habitait parfois. Ses yeux bleus s'assombrissaient soudain et un rire horrible sortait de sa bouche édentée, comme celui d'une vieille sorcière.

Photographie de Duane Michals.

2 commentaires:

Michel a dit…
Froid dans le dos dis-donc ce texte ! mais on s'y croirait. merci pour ce blog magnifique ! quelle belle langue.
J F F GrandsLieux a dit…
Une sacré histoire, ou une légende sacrée ?
Photos extraordinaires, choisies fort à propos.
Bonne journée,